Derrière la planification urbaine, l’idéologie rationaliste

Les urbanistes modernes, en privilégiant une vision abstraite et élitiste de leur métier, ont illustré à merveille les critiques du rationalisme opérées par les philosophes libéraux F. Hayek et M. Oakeshott.

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Derrière la planification urbaine, l’idéologie rationaliste

Publié le 18 août 2016
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Alors que l’idée et les différentes tentatives d’organiser la société (ou certains de ses pans) selon des principes rationnels séduisaient de nombreux intellectuels au cours d’un XXe siècle très mouvementé, quelques penseurs, comme F.A. Hayek ou M. Oakeshott, offrirent durant cette même période des critiques variées mais néanmoins très théoriques de ce rationalisme morbide.

Par Raphaël Candé1.

Derrière la planification urbaine, l'idéologie rationaliste
By: FaceMePLSCC BY 2.0

L’article qui suit se penche sur le travail de l’urbaniste américaine Jane Jacobs, illustration concrète de ces critiques dans le domaine de l’urbanisme « rationaliste » et de ses échecs.

Il s’attachera tout d’abord à définir ce que M. Oakeshott et F.A Hayek entendaient par rationalisme puis s’intéressera aux traits propres à une majorité des urbanistes du XXe siècle avant d’analyser en quoi le travail de J. Jacobs offre des exemples concrets de l’échec du rationalisme.

Qu’est-ce que le rationalisme ?

Pour l’historien et philosophe britannique M. Oakeshott (1901 – 1990), le rationalisme est une disposition de l’esprit moderne caractérisée par la conviction que toute activité humaine peut être synthétisée sous forme de principes abstraits, de règles explicites, de procédures techniques formalisées dont la connaissance est suffisante pour maîtriser ces activités. Toute autre approche (notamment pratique) étant même jugée contreproductive par le rationaliste (i.e. l’individu animé par le mode de pensée susmentionné), ce dernier estime nécessaire de faire table rase de ses « préjugé[s], de ce qui est simplement traditionnel, coutumier ou habituel ».

Or, d’après Oakeshott, le rationaliste est dans le faux en pensant ainsi, la théorie étant en effet une conséquence du savoir-faire pratique et non sa source. Cette dépendance de la théorie sur la pratique est même tellement importante pour Oakeshott que, selon lui, le rationaliste n’est pas seulement incapable de mener à bien une quelconque activité, il lui est même impossible de s’en tenir à son principe de table rase, toute tentative de respecter correctement un ensemble formalisé de règles reposant en effet nécessairement sur des coutumes et pratiques informelles.

De plus, chaque échec rencontré par le rationaliste ne sera pas analysé par ce dernier comme une remise en cause de son rationalisme mais au contraire comme la preuve qu’il n’est pas encore assez rationnel dans son approche des choses.

Il serait erroné de penser que l’influence du rationalisme est limitée, sans danger sur le monde moderne. Même si, comme nous l’avons vu, le rationaliste ne peut s’en tenir à ses principes, même s’il échoue constamment dans ses tentatives d’agir de manière parfaitement rationnelle, ses actions ne seront pas sans provoquer des dégâts dans son environnement, surtout s’il possède de grandes responsabilités pouvant affecter l’ordre social.

En effet, le rationaliste méprisant activités, coutumes et morales ne suivant pas ses conclusions sur la manière dont devrait fonctionner la société, les considérant comme un frein à ses projets d’organisation sociale, il souhaitera les remplacer, aussi utiles soient-elles, par la routine artificielle et les régulations d’une bureaucratie rationnelle.

Pour Oakeshott, toutes les pratiques traditionnelles, coutumes et morales ne sont pas bonnes pour autant : celles-ci, telles des organismes vivants, peuvent devenir inadaptées aux circonstances externes et aux tensions internes, et doivent donc évoluer au risque de disparaître. Son rejet du rationalisme n’est donc pas celui de la raison, celle-ci permettant en effet d’évaluer et de critiquer si nécessaire certaines pratiques, traditions et mœurs, participant ainsi à leur évolution, leur amélioration. Cependant le rationaliste ne recherche pas l’amélioration ou l’adaptation de pratiques ou traditions existantes mais leur remplacement au détriment de l’ordre social organique qu’elles servent.

Et malheureusement, comme expliqué précédemment, tout problème sociétal engendré par ses projets ne sera pas vu par le rationaliste comme une remise en cause de ses objectifs ou de sa méthode mais comme la preuve qu’il convient d’implémenter des réformes encore plus rationnelles.

Les vues de l’économiste et philosophe d’origine autrichienne F.A. Hayek (1899 – 1992) sont assez similaires à celles d’Oakeshott, à quelques nuances près.

En effet, Hayek distingue deux formes de rationalisme : l’une, tout en étant capable de saisir, voire, dans certains cas, de contrôler les sorties, les aboutissements de systèmes complexes, reconnaît les limites de la raison humaine, l’autre (que l’on qualifiera de cartésienne, constructiviste ou naïve) non.

Le regard porté par ces deux formes de rationalisme sur les institutions façonnant nos sociétés et civilisations est donc radicalement différent.

Ainsi, le rationaliste constructiviste considère que, les institutions et activités au sein de nos sociétés et civilisations étant une création humaine, il peut en comprendre avec précision les tenants et aboutissants (de la même manière qu’un problème mathématique simple impliquant un nombre limité de variables et de solutions) et donc les modeler, les modifier à l’envie de façon à satisfaire le moindre de ses désirs.

Inversement, le rationaliste non naïf estime que ces institutions et activités ne sont pas le résultat d’un dessein rationnel, réfléchi, mais sont émergentes, fruit des interactions de milliers d’individus aux objectifs différents. Il sera donc possible, pour une activité donnée, non pas de faire des prédictions précises concernant ses effets mais de donner un ordre de grandeur de ceux-ci.

La distinction entre ces deux formes de rationalisme peut sembler subtile, pourtant c’est cette incapacité à la reconnaître (et donc, in fine, à admettre les limites de la raison) qui a marqué le XXe siècle, que ce soit à grande échelle avec les économies planifiées des pays communistes (et les résultats que l’on connaît) ou à plus petite échelle comme dans l’urbanisme par exemple, comme nous allons le voir dans les paragraphes suivants.

Le rationalisme dans l’urbanisme

Les urbanistes du début et du milieu du XXe siècle, habités de cet état d’esprit rationaliste naïf mentionné précédemment, voyaient les villes comme un enchevêtrement d’habitations, sombre, désordonné, surpeuplé et sale, et souhaitaient changer cet état de fait.

L’urbaniste le plus connu et le plus typique de cette période est sans conteste Le Corbusier (1887 – 1965) qui souhaitait recréer Paris sous la forme d’une ville organisée, saine, aérée, énergique, nécessitant pour cela un despotisme impersonnel se présentant sous la forme d’un plan (le Plan Voisin) à la fois précis et réaliste, apportant des solutions aux différents problèmes (ou considérés comme tels) des villes de l’époque.

Brasilia, la capitale du Brésil, est un bon exemple de ville conçue dans l’esprit de Le Corbusier, selon un plan élaboré où lieux d’habitations, de travail, de loisir et administratifs se doivent d’être séparés, sans références aux habitudes, traditions et pratiques propres au Brésil et son histoire.

Or le résultat fut un échec, la conception de la capitale s’avérant non adaptée aux besoins de sa population, marquée par ailleurs par une importante ségrégation sociale.

Moins connus mais tout aussi caractéristiques de cette mentalité rationaliste, il n’est pas inutile de mentionner Ebenezer Howard et Frank Lloyd Wright.

Howard, un des premiers urbanistes modernes (1850 – 1928) souhaitait créer une ville combinant l’aspect culturel et les opportunités économiques que l’on retrouve dans les grandes cités avec le côté aéré et sain de la campagne, incorporant un vaste système d’infrastructures (trains, routes, parkings, etc.) et des quartiers spécialisés dans des fonctions urbaines spécifiques.

Il considérait une bonne planification comme une série d’actes statiques : un plan doit anticiper tous les besoins et doit ainsi être protégé, une fois la ville construite, contre tout changement, aussi mineur soit-il.

Lloyd Wright (1967 – 1959), un contemporain de Le Corbusier, souhaitait une ville encore moins densément peuplée que Howard : en se basant sur les techniques de construction moderne, il imagina une ville composée de banlieues peu peuplées, reliées entre elles par moyens de communication moderne.

Pour atteindre cet objectif, il considérait nécessaire de faire appel à une planification de la part des pouvoirs publics dans le but de distribuer équitablement les terres, les mettre en valeur ou protéger l’harmonie de l’ensemble.

Les critiques de Jane Jacobs contre l’urbanisme rationaliste

Une des critiques les plus ardentes de l’urbanisme rationaliste défendu par Le Corbusier, Howard, Lloyd Wright et d’autres était l’urbaniste Jane Jacobs (1916 – 2006), connue pour son opposition à la destruction des quartiers populaires de New York et leur remplacement par de grands ensembles résidentiels et des autoroutes dans les années 50 et 60.

Il convient tout d’abord de noter que Jacobs ne rejetait pas entièrement le principe d’une planification urbaine tant que celle-ci restait humble quant à ses capacités à prédire et contrôler les différents aspects de la vie citadine et qu’elle était basée sur une observation attentive des villes et leur fonctionnement plutôt que sur une volonté de les modifier selon un plan théorique.

Ainsi s’est-elle intéressée aux facteurs expliquant le dynamisme et la vitalité d’une ville ou d’un quartier. Mais quels sont-ils ?

Le premier facteur explicatif selon elle est celui de la diversité entre habitants (diversité dans leurs connaissances, leurs goûts, leurs activités, etc.) couplée à la présence de nombreux lieux publics (allant du trottoir ou du coin de rue au café, magasin, restaurant, etc.) favorisant les contacts informels, permettant ainsi un échange mutuellement bénéfique de biens et savoirs entre individus ainsi que l’émergence non planifiée de réseaux sociaux au sein d’un quartier.

Le second facteur est celui de la sécurité : un quartier sûr va en effet être plus attractif pour ses habitants et sera donc un lieu où se noueront de plus nombreuses relations entre individus.

Ces deux facteurs sont d’ailleurs liés : un quartier avec des espaces publics intéressants sera fréquenté par de nombreuses personnes tout le long de la journée (tenanciers de magasins, travailleurs se rendant à leur boulot à pieds, clients de bars ouverts tard la nuit, clients faisant leurs courses, etc.), effectuant une surveillance informelle de ces lieux et limitant ainsi les mauvais comportements, ce qui en retour rendra ce même quartier plus sûr, plus attractif, plus diversifié quant à ses habitants et donc encore plus intéressant.

Jacobs qualifiait ces relations et échanges générant de la valeur « privée » dans l’espace public et promouvant la confiance entre habitant d’un même quartier de capital social. Elle constatait que moins les gens étaient riches et plus leur capital social tendait à être élevé : ainsi la richesse des quartiers défavorisés consiste principalement en un capital social que l’on peut retrouver dans tous les lieux publics où les échanges sont possibles : sur les trottoirs, au coin des rues, dans les salons de coiffures, les cafés, etc.

La présence d’un fort capital social offre par ailleurs la possibilité à un quartier et à ses habitants de sortir de la misère, de s’enrichir, ce qui explique que les quartiers pauvres qui sont en voie de développement tendent à être d’aspect désordonné, bruyants, comme n’importe quel lieu vivant et prospère. Inversement, un quartier qui s’appauvrit voit ses rues se vider, devenir silencieuses, ses cafés et magasins fermer les uns après les autres.

Le dernier facteur participant à la vitalité d’une ville ou d’un quartier est celui de la diversité laissée par les pouvoirs publics dans l’utilisation de l’espace public. En effet, combinée à la présence des réseaux sociaux susmentionnés et des informations qu’ils offrent, cette diversité donne aux entrepreneurs d’un quartier la possibilité d’adapter leurs services voire d’en proposer de nouveaux aux habitants de ce même quartier.

Ainsi, un quartier dynamique, vivant est un quartier dans lequel se mélangent une variété imprévisible d’usages de ses espaces au cours du temps.

Comme le remarquait Jacobs, les urbanistes rationalistes du XXème siècle ignorèrent ces facteurs, préférant concevoir leurs cités idéales selon des principes abstraits.

Ainsi, ceux-ci ne furent pas capables de comprendre les nuances existant entre un quartier défavorisé qui s’enrichit et un autre sur le déclin, ne voyant dans les deux cas que des bâtiments vétustes et des gens  pauvres.

Pire, ils voyaient d’un mauvais œil le bruit et l’animation des quartiers pauvres en voie de développement, les enfants de ses habitants forcés de jouer sur les trottoirs, le manque d’air pur, de soleil, de calme, sans réaliser qu’ils comparaient ces lieux avec les banlieues riches où eux-mêmes vivaient. Or, si une banlieue argentée peut prospérer selon un modèle différent d’un quartier populaire, c’est pour la simple raison que sa population est à la fois plus riche, plus homogène et moins dense, possède des automobiles et autres moyens de transports et de communication et a la possibilité d’engager des polices privées pour renforcer sa sécurité, des agents pour entretenir ses terrains et parcs publics, etc.

Ainsi, la solution évidente aux problèmes d’inconfort liés à la vie dans les quartiers pauvres pour ces urbanistes était de les raser et de les remplacer par des complexes résidentiels composés de tours séparées par de grands espaces verts mais où manquaient cependant des espaces semi-publics comme des bars, cafés, restaurants, et autres lieux où pourraient se retrouver leurs habitants.

Or, comme il l’a été noté plus tôt, la présence de ces espaces semi-publics, attractifs, mélangés aux habitations augmente la fréquentation d’un quartier, sa surveillance involontaire et donc la sécurité de ses habitants. En leur absence, ces nouveaux quartiers résidentiels « rationnels » devinrent donc rapidement des lieux sans vie, déserts, tandis que les rues, terrains de sport et autres grands espaces verts, laissés sans surveillance, furent en peu de temps des endroits « hors-la-loi », dangereux, isolant encore plus ses habitants, ceux-ci n’ayant malheureusement pas les moyens d’engager des services de sécurité privés pour assurer leur sécurité.

Le même aveuglement concerna la conception des espaces de récréation publics : ainsi parcs et aires de jeu publics furent (et sont encore) souvent considérés comme une bonne solution pour lutter contre la délinquance juvénile car permettant d’attirer les jeunes loin des rues et de leur violence potentielle.

Pourtant, comme le notait Jacobs durant la période où elle analysait le fonctionnement des villes, les pires gangs adolescents firent leur apparition dans des parcs pour la simple raison qu’il s’agissait de lieux où la présence d’adultes était quasi-nulle, contrairement aux rues.

Enfin, cette volonté de remplacer des quartiers entiers par de grands ensembles citadins homogènes, n’ayant qu’une fonction particulière (résidentielle, industrielle, commerçante, etc.) participa à l’échec de ces projets d’urbanisme. En effet, comme il l’avait été noté plus haut, la diversité laissée par les pouvoirs publics dans l’utilisation de l’espace public rend un quartier plus dynamique car capable de s’adapter au mieux aux besoins de ses habitants. Inversement, le spécialiser dans une fonction spécifique le transformera invariablement en une zone inadaptée à ses habitants, ennuyeuse puis finalement abandonnée par ces derniers.

Toutes ces conséquences inattendues et négatives sont dues au fait que les plans des urbanistes, sensés répondre à toutes les problématiques rencontrées en ville sont statiques par nature car réalisés à un instant i de l’histoire d’une cité et s’avèrent donc inadaptés au changement, à la complexité et à la diversité d’un véritable ordre social.

De plus, comme le note Jacobs, le principal défaut des urbanistes modernes est d’avoir négligé le rôle crucial que la perception des gens ordinaires sur leur environnement local joue dans la vitalité effective de leur quartier, d’avoir considéré ces mêmes gens comme les rouages interchangeables d’une machine sociale, bref de ne pas avoir su voir plus loin que leurs plans abstraits, donnant ainsi une belle illustration empirique des travaux plus théoriques de Hayek et Oakeshott sur le rationalisme.

Référence :

COSMOS + TAXIS issue 1.3 : Jane Jacobs’ Critique of Rationalism in Urban Planning

  1. L’article est une synthèse d’un article universitaire paru dans la revue de langue anglaise COSMOS + TAXIS.
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