Un bout de route en compagnie d’un réfugié syrien

Pour Youssef, le mot « frontière » n’est pas une relique oubliée du passé.

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Oresund Bridge-Felix63(CC BY-NC-ND 2.0)

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Un bout de route en compagnie d’un réfugié syrien

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 16 novembre 2015
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Les chiffres et les statistiques sur les réfugiés ne nous indiquent pas grand-chose et nous cachent l’essentiel : leur visage et leur identité en tant qu’individu. Témoignage.

Par N.S.1, pour Contrepoints

Oresund Bridge-Felix63(CC BY-NC-ND 2.0)
Oresund Bridge-Felix63(CC BY-NC-ND 2.0)

Autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une âme. Aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n’est pas traité comme un homme.

En 2014, 122 000 Syriens et 41 000 Afghans ont demandé l’asile politique en Europe. Demain, ils seront peut-être bien plus, en raison de l’intensification du conflit en Syrie illustrée par les récentes frappes russes. Ils se dirigent en priorité vers des pays tels que l’Allemagne ou la Suède, où les taux de chômage sont respectivement de 4,7 % et 7,8 %. En Europe, le pourcentage des réfugiés arrivés en 2015 par rapport à la population est de 0,027 %. Certaines études nous indiquent que ceux-ci pourraient représenter une aubaine pour l’Europe. Ou auront un impact économique plus ou moins neutre. Pourtant les États européens se partagent leurs quotas de réfugiés comme l’on répartirait un fardeau. En 2014, 3000 de ces réfugiés se seraient noyés en tentant de traverser la Méditerranée.

Tous ces chiffres, toutes ces statistiques, interprétables ad nauseam ne nous indiquent pas grand-chose. Mais nous cachent l’essentiel : le visage de ces réfugiés, leur identité en tant qu’individus. Il est par ailleurs édifiant que le symbole de ces vies englouties par la mer soit un enfant mort sur une plage, face contre terre. Comme s’il nous était insupportable de véritablement voir ces réfugiés. Comme si certains préféraient toujours les considérer comme une masse grouillante, informe et anonyme forçant l’entrée de « notre » territoire.

J’ai, pour ma part, eu l’opportunité d’avoir en face de moi un des visages de ce que certains nous dépeignent comme une hydre migratoire aux têtes infinies.

Un ami m’avait invité à lui rendre visite à Copenhague. Et l’envie de visiter cette ville était plus forte que mon portefeuille n’était vide. Ryanair ne reliant malheureusement pas cette ville à Lille où je me trouvais, les tarifs des chemins de fer publics étant prohibitifs, je décidais de jeter un œil sur différents sites de covoiturage. La chance me sourit. Je trouvais un conducteur allant à Odense, la troisième ville du Danemark, pour un prix défiant toute concurrence. En deux ou trois clics, la réservation fut faite ; en un message, le lieu et l’heure du rendez-vous fixés.

Le lendemain, je retrouve mon conducteur. Sur la route, nous discutons assez pour ne plus avoir à nous sentir gênés par les silences qu’implique un aussi long trajet. Nicolas est un garçon souriant, intéressant, ayant beaucoup voyagé. Il m’indique que nous allons faire un léger détour par Anvers pour prendre un autre passager. Il est inquiet car ce dernier ne possède pas de téléphone portable. Il sera peut-être difficile de le retrouver. À notre arrivée à Anvers, le frère de celui-ci appelle Nicolas et nous permet de le repérer devant la gare en nous le décrivant.

Je serre la main à notre nouveau compagnon de voyage. Il nous sourit et nous dit qu’il s’appelle Youssef. J’omets de me présenter moi-même. Il s’installe à l’arrière où il s’assoupit rapidement en écoutant de la musique. Il est déjà tard, je suis fatigué mais je suis quand même frappé par deux faits. Il ne parle pas français, seulement un peu l’anglais et quelques mots d’italien. Et, surtout, il voyage sans aucun bagage. Une petite idée sur ses origines naît en moi. Je finis par m’endormir aussi et ne me réveille que pour une pause sur une aire d’autoroute en Allemagne.

Quelque peu reposé, j’entame alors la conversation avec ce curieux passager auquel je ne me suis pas encore formellement présenté. Il n’est pas très loquace et la barrière de la langue ne nous aide pas. Lorsqu’il apprend mon prénom – arabe comme le sien –, son attitude change quelque peu. Il a l’air à présent de me considérer comme un semblable à qui il peut confier son secret. Il m’annonce ce que j’avais deviné : il est Syrien et il tente de rejoindre son frère en Suède.

Semblables, le sommes-nous vraiment ? Moi, je détiens un passeport français qui me permet de dormir l’âme en paix alors que nous traversons tour à tour les frontières séparant la Belgique des Pays-Bas puis ces derniers de l’Allemagne. Mais lui n’est pas vraiment un homme. Comme le rapportait Stefan Zweig : si autrefois, l’homme n’avait qu’un corps et une âme, aujourd’hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n’est pas traité comme tel.

Pour Youssef, le mot « frontière » n’est pas une relique oubliée du passé. Après avoir probablement dû surmonter celles que la nature a dressé entre lui et l’Europe – la mer qui nous semble si paisible depuis nos chaises longues sur la plage –, il lui a peut-être aussi fallu escalader les clôtures barbelées, forcer ou contourner les cordons de policiers armés ou éviter les crocs-en-jambe de journalistes zélés. Nicolas nous rejoint et nous invite à remonter dans la voiture. Je fais signe à Youssef de ne plus dire un mot : je ne pense pas qu’il soit indispensable d’informer Nicolas qu’il est à présent et à son insu un passeur d’immigré clandestin.

À l’aube, à notre dernier arrêt avant notre destination, je bois un café sans goût dans une station-essence. Les étals remplis et colorés ne parviennent pas à égayer l’ambiance fondamentalement glauque de ces haltes pour chauffeurs routiers. Youssef s’achète quelques friandises pour le petit-déjeuner. Il est simplement vêtu d’un jean, d’une veste légère s’arrêtant au-dessus de la taille et de tennis en toile. Rien dans sa garde-robe en Syrie ne devait convenir au froid. Qui se fait de plus en plus piquant alors que nous progressons vers le nord.

Youssef s’assoit à côté de moi. Je ne lui pose que les questions que la pudeur autorise. Il me dit avoir hâte de rejoindre son frère, qui lui a déjà trouvé un travail. Qu’il a appris ses quelques mots d’italien dans un camp pour réfugiés en Italie. Sa connaissance de la géographie européenne étant très sommaire, j’ai du mal à saisir toutes les étapes de son odyssée. Nicolas nous rejoint et Youssef nous propose en souriant de partager ses confiseries. Je refuse poliment tout en pensant, par réaction aux représentations qui nous sont faites de ces réfugiés par certains médias : Pères, préparez-vous ainsi que vos fils ! Mères, cachez-vous, vous et vos filles ! Les barbares ne sont pas à nos portes mais déjà chez nous ! Et ils sont armés… de barres chocolatées et de sourires.

Une fois arrivés à Odense, nous nous quittons. Plus tard, je croise à nouveau Youssef à la gare d’Odense. Il est à présent accompagné d’un autre jeune homme. Lui aussi vêtu légèrement et sans aucune forme de bagage. Nous prenons le même train. À la gare de Copenhague, je lui fais signe de la main pour lui dire au revoir et lui souhaiter bon voyage vers la Suède.

Plus tard dans la journée, je discute avec une amie danoise. Elle m’apprend que son gouvernement est l’un des seuls à encore expulser des Afghans dans leur pays d’origine malgré l’instabilité et le danger qui y règnent. Récemment, un jeune Afghan de 16 ans ayant passé cinq ans au Danemark a été renvoyé dans ce pays qui n’était plus le sien et a été assassiné peu de temps après par les talibans.

Mais l’action récente de ces Danois qui ont aidé des réfugiés à traverser dans leurs voitures personnelles le pont Øresund reliant le Danemark à la Suède – malgré les risques légaux encourus – nous rappelle que nous ne sommes pas toujours correctement représentés par nos dirigeants, et que les intérêts de ces derniers ne sont pas toujours ceux du peuple. Cette histoire fait honneur aux Danois, coutumiers de la juste révolte face à des lois iniques, et qui, à l’époque, n’hésitèrent pas à risquer leur vie afin de protéger les Juifs de la persécution nazie en les faisant passer en Suède. Ce qui permit de sauver plus de 90 % des Juifs du Danemark.

Depuis que j’ai, moi aussi, traversé la Méditerranée, mais en sens inverse pour m’installer en Égypte, je repense de temps en temps à Youssef. Contrairement à lui, j’ai pu le faire confortablement installé dans le siège d’un avion. À l’aéroport, un visa d’un mois m’a été instantanément accordé contre quelques dizaines d’euros. J’aurai ensuite affaire à l’administration égyptienne afin d’obtenir un visa de plus longue durée. J’imagine sans mal les situations ubuesques et absurdes que cela engendra forcément. Et pourtant, je mesure encore un peu plus l’écart entre la situation de Youssef et la mienne. Car, à aucun moment, je ne connaîtrai la peur lors de ce processus administratif. Si jamais ce visa m’est refusé (éventualité assez improbable), je rentrerai en France dans un pays riche et sûr. Mais lui, où pourrait-il retourner ? J’espère qu’il n’aura pas à se poser cette question. Et que son seul souci sera de se procurer un manteau assez chaud pour lutter contre les températures suédoises en hiver.

  1. Jeune diplômé en droit (Lille et Aix-en-Provence), N.S. poursuit ses études au Proche-Orient.
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  • Ça vaut la peine de reproduire la suite de la citation de Stefan Zweig :

    « Et de fait, rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. On montait dans le train, on en descendait sans rien demander, sans que l’on ne vous demandât rien, on n’avait pas à remplir une seule de ces mille formules et déclarations qui sont aujourd’hui exigées. Il n’y avait pas de permis, pas de visas, pas de mesures tracassières ; ces mêmes frontières qui, avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en un système d’obstacles, ne représentaient rien que des lignes symboliques qu’on traversait avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich. C’est seulement après la guerre que le national-socialisme se mit à bouleverser le monde, et le premier phénomène visible par lequel se manifesta cette épidémie morale de notre siècle fut la xénophobie : la haine ou, tout au moins, la crainte de l’autre. Partout on se défendait contre l’étranger, partout on l’écartait. Toutes les humiliations qu’autrefois on n’avait inventées que pour les criminels on les infligeait maintenant à tous les voyageurs, avant et pendant leur voyage. Il fallait se faire photographier de droite et de gauche, de profil et de face, les cheveux coupés assez court pour qu’on pût voir l’oreille, il fallait donner ses empreintes digitales, d’abord celle du pouce seulement, plus tard celles des dix doigts, il fallait en outre présenter des certificats, des certificats de santé, des certificats de vaccination, des certificats de bonnes vie et mœurs, des recommandations, il fallait pouvoir présenter des invitations et les adresses de parents, offrir des garanties morales et financières, remplir des formulaires et les signer en trois ou quatre exemplaires, et s’il manquait une seule pièce de ce tas de paperasses, on était perdu.« 

  • Bisousnounours…On est en plein Dysneyland.

  • La seule réponse cohérente à l’immigration c’est la fin de l’état. La liberté des hommes de s’organiser sur le territoire permettrait d’avoir uniquement des zones privés où ne seraient admis que ceux acceptés par les propriétaires, et la suppression de la redistribution obligatoire ne permettrait pas à un nouveau venu de vivre sur le dos des personnes installées.

    Cette situation créerait forcément une immigration de type contractuelle entre les possesseurs d’un territoire et ceux qui veulent venir y vivre.

    Ce contrat aurait donc infiniment plus de chances de fonctionner correctement qu’une immigration arbitrairement décidée, c’est à dire sans règles logiques.

    • D’un point de vue libéral, la seule réponse cohérente, c’est le respect de la liberté en général et de la liberté de circulation en particulier.

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