Par Alexander McCorbin.
Dans un bref résumé de The Objectivist, publié en 1971, Ayn Rand fit une déclaration surprenante : « Emmanuel Kant est l’homme le plus néfaste de l’histoire de l’humanité ». Elle avait déjà critiqué Kant, comme bien d’autres philosophes et penseurs par le passé, mais en dépit des éventuels désaccords que l’on peut avoir avec Kant, il est clair que cette déclaration est excessive. Elle a laissé beaucoup des soutiens de Rand dans l’embarras pour la justifier, et bien plus en ont simplement été déconcertés. Je viens ici défendre l’idée que non seulement Rand avait tort à propos de ce jugement, mais aussi à propos de son rejet total de la philosophie de Kant, dans la mesure où l’objectivisme se situe, à bien des égards, dans le sillon de la philosophie kantienne.
Je fais cette démarche en étant moi-même un objectiviste. Je me considère comme tel, du moins, depuis l’été suivant mon année de seconde, quand j’ai terminé de lire Atlas Shrugged (traduit en français par Sophie Bastide-Foltz sous le titre : La Grève, Les Belles Lettres, 2012), livre que mon père m’avait offert pour mon anniversaire. Certains diront que je ne suis pas objectivisite puisque je suis parfois en désaccord avec Ayn Rand. Peut-être certains d’entre eux sont aujourd’hui dans la salle, et j’espère qu’ils se manifesteront lors de la séance de questions/réponses pour un échange intéressant. Peut-être même que le sujet de cette conférence les confortera dans cette idée. Mais mon espoir, au-delà de démontrer que Rand avait tort sur ce point, est qu’il y ait une différence entre être objectiviste et être randien : alors que le randien serait celui qui s’en tient à des idées inexactes et les défend bec et ongle, l’objectiviste serait celui qui partagerait une vision globale et pertinente qui alimente une réflexion et une analyse sérieuses sur le monde et l’existence humaine.
Quand j’ai commencé à étudier la philosophie au lycée, j’étais enclin à croire ce que Ayn Rand disait de Kant. Quand je suis allé à l’université de Pennsylvanie, en tant qu’étudiant puis en tant qu’auditeur libre en philosophie, j’ai voulu profiter du fait que je fréquentais un établissement accueillant un professeur comptant parmi les meilleurs spécialistes de Kant au monde, le Dr Paul Guyer. Durant mon parcours d’étudiant, j’ai suivi plusieurs enseignements universitaires avec le Dr Guyer et j’ai même rédigé ma thèse de fin d’études avec lui, thèse qui portait sur la déclinaison de la morale kantienne en philosophie politique.
Après avoir écarté les affirmations que Rand avait faites sur l’objectif de Kant de « préserver la moralité de l’abnégation et du sacrifice personnels » ou de protéger le mysticisme et la théologie de la science, et après m’être concentré sur la substance même de la pensée de Kant et sur ses écrits, je me suis rendu compte que non seulement Kant n’était pas l’homme le plus mauvais dans l’histoire, mais qu’il a en fait posé les fondations d’une large part de la pensée objectiviste d’aujourd’hui. Une présentation plus précise de la philosophie et des arguments de Kant sera très utile pour à la fois clarifier et développer la philosophie objectiviste.
La métaphysique, premier axe critique pour Rand
Comme on peut s’y attendre, à l’aune du rapport d’Ayn Rand avec la philosophie, sa première critique a trait à la métaphysique et à l’épistémologie de Kant. Je commencerai en replaçant l’œuvre de Kant dans son contexte. Emmanuel Kant est un philosophe qui fut essentiellement publié à la fin du XVIIIe siècle, peu après la critique de la causalité par David Hume. Ce dernier soutenait qu’il nous est impossible de déduire les lois causales, quand bien même notre vie quotidienne et toute la méthode scientifique dépend de leur existence dans l’univers. Au vu de notre interaction avec le monde, seul un raisonnement inductif peut établir la causalité. On ne déduit pas de principes préalables le fait qu’un stylo tombe au sol si on le lâche, mais à partir de l’observation du stylo qui tombe immanquablement à chaque fois qu’on le laisse tomber. On est ainsi en mesure de déterminer par induction que la prochaine fois que l’on lâchera le stylo, il tombera à nouveau. Bien que cette façon de raisonner puisse être admise dans la vie de tous les jours, et même dans la production et le travail, dit Hume, elle ne nous donne pas l’assurance et la sécurité que les scientifiques et les philosophes recherchent quand il est dit qu’il y a une loi de la gravité. Si Hume a raison, alors il n’existe pas de certitude tirée de la déduction, et tout le projet scientifique moderne, qui a moins de 200 ans, est en danger.
La métaphysique et l’épistémologie kantiennes sont dans une large mesure une réponse à la critique humienne de la causalité. En résumé, nous savons que le monde autour de nous existe, et nous pouvons le comprendre par un des deux biais suivants : la perception et la raison. On peut utiliser les sens pour expérimenter le monde et notre esprit pour établir la façon dont le monde fonctionne. Cependant, l’un ne dépend pas de l’autre. On peut avoir une perception du monde qui ne soit pas raisonnée, et on peut user de notre raison pour établir que nos perceptions ne nous donnent pas toujours une image exacte du monde. À partir de là , Kant démontre qu’il existe deux façons de comprendre les choses : en tant que phénomènes, c’est à dire en tant qu’objets de sensibilité, qui sont simplement la façon dont ils nous apparaissent dans la perception sensible, ou en tant que noumènes, c’est à dire les choses telles qu’elles sont et telles qu’elles nous sont connues par le biais du simple intellect. Ce qui différencie notre compréhension des phénomènes de celle des noumènes, c’est le fait que nos sens ne peuvent appréhender les choses que de façon particulière. Nous expérimentons les choses par le biais de certaines formes ou catégories, qui ne peuvent être pas dépassées par nos sens. En revanche, dit Kant, en utilisant notre intellect, nous pouvons comprendre rationnellement quelles choses sont indépendantes de ces catégories.
C’est sur cette distinction qu’Ayn Rand concentre sa critique. Je la cite in extenso, à partir de For The New Intellectual :
« Le monde phénoménal, disait Kant, n’est pas réel : la réalité telle que perçue par l’esprit humain est une déformation. Le ressort de cette distorsion réside dans la faculté de l’homme à conceptualiser : les concepts de base pour l’homme, tels que l’espace ou l’existence, ne proviennent pas de l’expérience ou de la réalité, mais d’un système spontané de filtres dans sa conscience, que l’on appelle « catégories » ou « formes de perception », qui imposent leur propre dessein à sa perception du monde externe et le rendent incapable de le percevoir autrement que de la façon dont il l’appréhende effectivement. Cela prouve, selon Kant, que les concepts humains ne sont qu’une illusion, mais une illusion à laquelle personne n’a la possibilité d’échapper. La raison et la science sont donc limitées pour Kant, elles ne valent que tant qu’elles se penchent sur ce monde par le biais d’une illusion collective, prédéterminée et permanente – d’où le passage, pour la validité de la raison en tant que critère, de l’objectif au collectif. Mais elles sont inopérantes pour traiter des questions fondamentales, métaphysiques de l’existence, qui appartiennent au monde nouménal. Celui-ci ne peut être connu, c’est le monde de la réalité « réelle », de la vérité supérieure, des « choses en tant qu’elles-mêmes » ou « telles qu’elles sont », ce qui veut dire des choses telles qu’elles ne sont pas perçues par l’homme. Même au-delà du fait que la théorie de Kant sur les « catégories », en tant que source des concepts humains, soit une invention ridicule, son argument revenait à la négation non seulement de la conscience de l’homme, mais de toute conscience, de la conscience en tant que telle. Son propos, par essence, se présentait ainsi : l’homme est limité à une conscience d’une nature spécifique, qui perçoit par des moyens spécifiques et pas d’autres. Dès lors, sa conscience n’est pas valide, l’homme est aveugle parce qu’il a des yeux, sourd parce qu’il a des oreilles, dupé du fait de son esprit, et les choses qu’il perçoit n’existent pas parce qu’il les perçoit ».
Pourtant, une simple exploration superficielle de la philosophie de Kant conduit à une conclusion toute différente. Kant ne défend pas l’idée que les phénomènes ne sont pas réels. Ils sont, effectivement, bien réels. De même, les noumènes sont réels, et nous pouvons en effet être sûrs des catégories, et des représentations des phénomènes à travers elles, parce qu’elles sont des éléments nécessaires à la façon dont le monde se présente à nous par nos sens. Les catégories peuvent mener à des perceptions différentes du monde – des différences aussi bien dans la façon dont des personnes différentes voient les choses que dans la façon dont une chose est – mais cela ne remet pas en question la validité de nos perceptions, au contraire. En saisissant cette distinction, Kant estime que l’on peut mieux rationaliser nos perceptions du monde et comprendre la nécessité d’éléments tels que la loi de causalité en tant que caractéristique nécessaire du monde phénoménal. Au lieu de ne compter que sur nos sens ou notre perception, Kant fournit un cadre pour allier les deux.
Comme l’a montré Dr. Paul Guyer :
La grande idée de Kant est que la raison pure mène à l’illusion quand on essaie de l’utiliser indépendamment de la sensibilité et de ses limites inhérentes, dans le but d’acquérir une connaissance théorique des objets se situant au-delà des limites de nos sens. D’où la notion d’objets « supra-sensibles », tels que Dieu ou notre âme. Mais seulement la raison pure peut apporter ce qu’il faut dans la sphère pratique de la conduite morale : seule la raison pure, et non pas les dispositions de sensibilité, c’est-à -dire nos simples vœux et passions naturels, fournit le principe fondamental de la moralité, la « loi pratique » du bien et du mal, et comme postulats de pure raison pratique nécessaire à notre conduite morale, les idées de liberté de nos propres volontés et même l’immortalité de nos âmes et l’existence de Dieu sont des objets de croyance justifiée.
Kant fournit un moyen de défendre le déterminisme du monde réel et la certitude de la science tout en dégageant un espace pour la libre volonté des individus. C’est là un ensemble de vues dont l’objectivisme semble vouloir se réclamer, et pour lequel il doit probablement se fonder sur Kant pour y arriver.
L’éthique, second axe critique de Rand
Cela nous mène à la seconde critique de Kant par Ayn Rand, au sujet de l’éthique. Dans Philosophy, Who Needs It, elle déclare :
« Ce que Kant met en avant, c’est l’altruisme complet, total, abject. Il considérait qu’un acte est moral seulement s’il est accompli par sens du devoir et s’il n’apporte aucun bénéfice d’aucune sorte à son auteur, ni matériel ni spirituel. Si ce dernier en tire bénéfice, l’acte n’est plus moral ».
Cette analyse soulève de nombreux points, mais Rand se trompe à trois niveaux.
1° Premièrement, il y a deux assertions très différentes dans cette déclaration, qu’il nous faut faire ressortir. La première concerne la raison de l’action, et consiste à considérer que celle-ci doit relever d’un sens du devoir, et non de l’intérêt personnel, pour que l’acte soit moral. La seconde concerne les résultats d’une action : celle-ci n’est morale que si son auteur n’en tire aucun bénéfice, intentionnel ou non. Ayn Rand confond ces deux assertions l’une avec l’autre, alors qu’elles sont considérablement différentes l’une de l’autre : la première s’intéresse aux motivations d’un individu à agir, le seconde s’intéresse aux résultats d’une action. En confondant ces positions, Rand se méprend sur un élément pourtant essentiel chez Kant, à savoir la différence entre l’intention et le résultat d’une action.
2° Deuxièmement, l’affirmation selon laquelle l’auteur d’un acte ne peut jamais bénéficier de cet acte ne correspond pas à la position de Kant sur le sujet. Le philosophe n’exclut pas qu’un individu puisse éventuellement tirer un bénéfice de ses actes et que cela soit tenu pour moral. Il existe un nombre incalculable de bénéfices qu’une personne pourrait tirer de l’acte le plus désintéressé. Même si j’envisageais de sauter sur une grenade pour sauver mon ami, je profiterais quand même du fait que l’on m’apprécie pour cela, que mon ami prenne soin de mes proches à ma place jusqu’à la fin de ses jours, et bien d’autres choses. Même si je reçois de tels bénéfices pour mon acte, cela ne le dévalorise pas pour Kant ; tant qu’un acte est réalisé parce qu’il était juste et bon de le réaliser, un individu peut en recueillir quelque avantage a posteriori.
3° Troisièmement, la première assertion relative à l’intentionnalité d’une action ne repose même pas sur la position de Kant. Il est vrai que l’éthique kantienne accentue le rôle de l’intention dans les actes d’une personne pour en déterminer la valeur morale. Cela découle de l’argument de Kant selon lequel la bonne volonté est la seule chose au monde que l’on puisse véritablement qualifier de « bonne ». Pour autant, un individu pourrait agir de telle sorte qu’il augmente sa satisfaction tout en conservant la caractère moral de son action. Du moment où une personne fait quelque chose parce que c’est la bonne chose à faire, son geste est moral. Il est des cas où le fait d’agir à son propre bénéfice soit la bonne chose à faire, selon Kant. Il va même jusqu’à affirmer plus loin dans son ouvrage que l’on devrait se mettre en condition et travailler à façonner le monde de telle sorte que les gens tendent effectivement à tirer profit de leur conduite morale plutôt que de leurs actes immoraux, et ainsi encourager les individus à agir moralement.
La critique de Kant qu’entreprend ici Ayn Rand l’emmène en fait dans ce monde subjectif qu’elle souhaitait éviter. Elle développe cette mauvaise compréhension de Kant dans For The New Intellectual, quand elle écrit :
« Quant à la version de la moralité que promeut Kant, elle convient aux espèces de zombies qui peupleraient cette sorte d’univers kantien. Elle consiste en un altruisme total, abject. Une action est morale, selon Kant, si et seulement si son auteur n’a pas d’inclination à la réaliser, mais la réalise quand même au nom d’un sens du devoir, sans en tirer quelque avantage que ce soit, ni matériel ni spirituel. Un avantage détruit la valeur morale d’une action, – ainsi, si une personne n’a pas envie d’être mauvaise, elle ne peut pas être bonne, et inversement ».
Kant est bien connu pour avoir formulé le concept d’impératif catégorique, un devoir que toute personne rationnelle doit remplir pour nulle autre raison que le fait que ce soit la bonne chose à faire, – un concept différent de celui d’impératifs hypothétiques, soient des affirmations conditionnelles qui veulent que pour atteindre une finalité particulière Y, il faille faire X. L’origine de la moralité est dans la liberté des individus au sens nouménal, en tant qu’êtres rationnels, libres des contraintes du monde phénoménal : « nous avons notre libre arbitre ». Pour autant, alors que nous disposons du libre arbitre, il existe certaines formes de contraintes sur notre prise de décision, contraintes fondées sur le genre de décisions que l’on peut prendre par rapport à ceux dotés du libre arbitre, c’est-à -dire nous et les autres. L’impératif catégorique de Kant est à la rencontre de ces restrictions.
Le philosophe offre de multiples interprétations de l’impératif catégorique, mais je souhaite me concentrer sur celle qu’il donne dans Fondation de la métaphysique des Mœurs :
« Agis en accord avec la façon dont tu considères l’humanité, en toi et chez l’autre, toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».
Parce que toute personne est un être rationnel, nous sommes dans le monde aux fondements de l’estime, c’est-à -dire une fin en soi, et non simplement des objets que des êtres rationnels utilisent pour atteindre leurs fins, c’est-à -dire des moyens. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas se servir d’individus pour atteindre une fin, mais simplement que, ce faisant, il faut les traiter comme des fins en soi. Par exemple, vous vous servez tous de moi aujourd’hui comme d’un moyen d’en apprendre davantage sur le lien entre Rand et Kant, mais personne ne me contraint à donner cette conférence. Vous m’avez conduit à cette discussion librement.
Ce qu’il est intéressant de noter à propos de cette interprétation de l’impératif, c’est qu’elle ne s’applique pas seulement à la façon dont une personne considère les autres, mais également à la façon dont on se traite soi-même. Kant défend l’idée qu’il existe un devoir moral de ne pas se suicider parce le suicide est irrespectueux envers la valeur de son propre être. De même, il défend d’autres devoirs, bien que de nature différente – ce qu’il nomme les devoirs imparfaits -, afin de s’améliorer en développant ses aptitudes et en appréciant le monde.
Kant a révolutionné l’éthique avec cette affirmation. L’idée selon laquelle chaque individu est une fin en soi que tous doivent respecter pour nulle autre raison que celle de sa propre estime, s’est imposée à toutes les théories de l’éthique préexistantes, que ce soit l’utilitarisme avec l’accent qu’il porte sur les finalités de l’action d’un individu, la théologie chrétienne avec l’importance qu’elle accorde à la valeur d’une personne en tant que don de Dieu, et bien d’autres.
Tout connaisseur de Rand sait qu’elle reprend fréquemment le même postulat à l’origine de son éthique :
– Dans The Objectivist Newsletter, Rand résume son éthique ainsi :
« L’Homme, tout homme, est une fin en soi, et non le moyen au service de la fin d’un autre. Il doit vivre pour lui-même, sans se sacrifier aux autres ni sacrifier d’autres à lui-même. La poursuite de son propre intérêt et de son propre bonheur est le but moral le plus important de sa vie ».
– Le serment du Ravin de Galt est très semblable : « Je jure sur ma vie et sur l’amour que j’en ai que je ne vivrai jamais au nom d’un autre homme, pas plus que je ne demanderai à un autre homme de vivre au nom de moi ».
Je ne prétends pas qu’Ayn Rand et Kant défendaient des points de vue éthiques exactement similaires. Je ne dis même pas que Rand utilise simplement cette interprétation de l’impératif catégorique comme moralité de l’objectivisme. Il y a à l’évidence une différence d’accentuation entre Rand et Kant, mais je prétends que l’éthique objectiviste a beaucoup en commun avec l’éthique kantienne, et nous pouvons certainement considérer pleinement l’éthique objectiviste comme une branche de l’arbre intellectuel qu’est l’éthique kantienne.
La politique, un autre rapprochement entre Kant et Rand
Jusqu’alors, je n’ai traité que les domaines pour lesquels Ayn Rand formule une critique de Kant, mais j’aimerais en soumettre un autre où, je crois, l’unité de pensée entre Kant et Rand est patente : la philosophie politique.
Du fait de l’étendue des sujets traités dans les autres œuvres de Kant, sa philosophie politique reçoit rarement l’attention qu’elle mérite. Il a pourtant beaucoup écrit sur la politique, et ses positions furent largement libérales : il était un ardent promoteur du gouvernement républicain, il défendait le droit de propriété, s’opposait au recours injustifié à la guerre et il a fondé toute sa philosophie sur l’action libre de chaque individu, contre toute interférence d’autrui. La philosophie politique de Kant est fondée sur une conception de la réalité qui pose comme principe la liberté externe de chacun vis-à -vis des autres dans le monde phénoménal. La loi morale provient de la liberté d’êtres rationnels dans le champ nouménal, contrairement au déterminisme du monde phénoménal qui s’oppose à la notion de libre arbitre. La loi juridique, quant à elle, provient de la liberté d’êtres rationnels dans le monde phénoménal, contre les empêchements que d’autres êtres rationnels pourraient leur opposer à tort. La liberté interne assure la liberté de choix, quand la liberté externe permet la liberté d’action, afin de revenir sur ces choix dans la mesure où l’on peut le faire sans l’influence illégitime ou la contrainte des autres nous en empêchant.
De sa conception du libre arbitre, l’on peut tirer sa conception de la liberté externe. Le fait que nous soyons des êtres incarnés induit que le libre arbitre, a priori, a peu de valeur pour notre existence en soi. L’être humain existe non seulement dans le monde nouménal, mais également dans le monde phénoménal, et par conséquent il lui faut la liberté dans ce dernier afin de rendre ses choix valables. Une fois qu’une décision est prise par le biais du libre arbitre, nous la mettons en œuvre dans le monde phénoménal. Dès lors que l’on existe phénoménalement et que l’on a un droit légitime à l’existence (le droit à la vie), il existe un droit légitime à revenir sur nos objectifs librement choisis. Notre existence n’est pas cantonnée au domaine nouménal ou phénoménal. Chacun de ces domaines présente un aspect significatif de notre existence qui, s’il est nié, conduit à la négation de l’être humain. A partir de la notion de libre arbitre, indépendant de lois causales déterministes, nous tirons également la notion de liberté externe du rejet de notre existence par d’autres êtres rationnels.
Pour Kant, la liberté de choix et la liberté d’action sont donc les deux faces de la même pièce qu’est l’existence. L’individu a besoin de la liberté de choix pour définir lui-même les buts de sa propre vie. Il a également besoin de la liberté d’action pour voir la réalisation de ces buts. Si l’un ou l’autre de ces éléments lui est ôté, l’individu ne contrôle pas sa propre vie. Alors, le simple changement pour l’individu, c’est que ce contrôle revient à la nature ou à d’autres personnes.
Comparons cela avec la philosophie politique d’Ayn Rand. Dans The Objectivist Newsletter, elle écrit :
« Le système politico-économique idéal est celui du laissez-faire capitaliste. C’est un système dans lequel les hommes interagissent les uns avec les autres non pas en tant que victimes et bourreaux, ni en maîtres et esclaves, mais en négociants par le biais de l’échange libre, volontaire, et mutuellement bénéfique. C’est un système dans lequel aucun homme ne peut obtenir aucun bien de la part d’autrui en recourant à la force physique, ni engager l’utilisation de la force physique contre les autres ».
Non seulement la philosophie politique de Rand rejoint clairement celle de Kant, mais la justification même de cette philosophie s’aligne sur celle du philosophe. Pour Ayn Rand, ce qui fonde la nécessité d’un système de gouvernement libre, c’est le fait de permettre au peuple la liberté d’agir moralement, sans interférence. C’est seulement en protégeant la liberté politique que les individus peuvent exprimer leur liberté personnelle, et ainsi agir de façon morale.
Conclusion
Pour conclure, Rand avait une fâcheuse tendance à rejeter ses ennemis réels et à attaquer ceux sont dont les vues étaient les plus proches des siennes. Je crois que sa critique de Kant relevait de cette tendance. La philosophie de Kant n’est pas très opposée à l’objectivisme ; elle en est précurseur. C’est pour cette raison qu’il faut rejeter cette opposition de Rand à Kant et commencer à engager une synthèse des philosophies kantienne et objectiviste.
- Traduit par Alexis Jouhannet, Institut Coppet
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Article très instructif qui m’initie à la pensée de Kant, que je ne connaissais pas, et me fait en plus découvrir que sa philosophie est à la racine de l’objectivisme!
Et il est vrai qu’Ayn Rand avait cette tendance à bannir trop vite tout ce qui ne lui semblait pas relever de ses principes, la faisant tomber dans une sorte d’extrémisme désagréable.
Excellent article, merci pour la traduction !
« Pour conclure, Rand avait une fâcheuse tendance à rejeter ses ennemis réels et à attaquer ceux sont dont les vues étaient les plus proches des siennes. »
Il semblerait que ce trait de caractère ne soit pas spécifique à Rand, mais aux libéraux, qui semblent préfèrer s’écharper sur des détails plutôt que de remettre en question leur point de vue 🙂
Kant n’est pas un objectiviste au sens d’Ayn Rand dans la mesure où pour Kant nous ne disposons d’aucun accès à la réalité tel qu’elle est en elle même mais uniquement aux phénomènes , c’est-à -dire aux apparences (médiatisées par les formes a priori de la sensibilité que sont le temps et l’espace et les catégories de l’entendement). En somme Kant n’est pas un réaliste mais un idéaliste puisque la seule chose que nous connaissons de la réalité est ce que notre esprit projette sur elle. En revanche, Rand est une réaliste dans le sens où nous percevons les choses, sans médiations, telles qu’elles sont en elles-mêmes. C’est un réalisme direct. C’est là une différence cruciale qui interdit d’assimiler Kant à l’objectivisme.
Sur la question du réalisme direct je vous suggère la lecture du dernier livre du philosophe John Searle « Seeing the things as they are »
https://global.oup.com/academic/product/seeing-things-as-they-are-9780199385157?cc=fr&lang=en&
et
http://www.kqed.org/a/forum/R201504201000
Les mauvaises langues diront que Rand devait ce réalisme au berceau matérialiste sovietique de ses origines et que son athéisme lui faisait réfuter apriori l’idéalisme.
C’est ce qui fait toute la valeur de l’article : que derrière le débat de savoir qui a raison, on peut arriver aux mêmes conclusions en considérant le miroir ou l’image dans le miroir.
Je ne vais pas me refaire un débat sur l’esthétique transcendantale et le prétendu idéalisme kantien, celui avec woohoohooo m’a suffit ! 😉
@ Samuel :
Enfin, pour faire court : Kant distingue dans notre connaissance ce qui relève de son origine, et de son légitime usage.
Du point de vue de l’origine, soit une connaissance a pour origine l’expérience, elle est se nomme alors empirique; soit elle est connue indépendamment de l’expérience, elle se nomme alors pure ou a priori. Dans l’ordre des connaissances pures, il ne reconnaît que les Mathématiques, la Logique et la Métaphysique (ou philosophie pure).
Du point de vue de l’usage, soit nous faisons usage de nos concepts en rapport avec une expérience possible ou réelle, l’usage est alors dit immanent; soit l’usage va au-delà des limites de l’expérience et il est alors qualifié de transcendant.
Tout cela, M. McCorbin l’a rappelé, de manière certes un peu confuse, et pas aussi précisément que je viens de le faire, dans son discours.
Ensuite, qu’il existe des connaissances pures, il le constate, c’est un simple état de fait : les Mathématiques et la Logique sont constituées et fondées depuis l’antiquité grecque. L’objectif de Kant était de réaliser la même chose pour la Métaphysique, dont la destinée depuis toujours malchanceuse, ne lui avait pas donné cette chance. Les thèses transcendantes auxquelles elle aboutissait étant la source de « combat qui n’ont jamais de fin » : fatalisme vs liberté, univers fini vs univers infini, théisme vs athéisme, matérialisme vs spiritualisme….
Il se pose alors les deux questions suivantes :
Comment les sciences pures existantes s’y sont-elles prises pour se constituer ?
L’usage transcendant de nos concepts purs est-il légitime ?
Sa doctrine de l’espace et du temps, ou esthétique transcendantale, répond à la première question pour le cas des Mathématiques. La géométrie (il ne la connaissait que sous sa forme euclidienne) est une doctrine a priori de l’espace, en conséquence cette notion ne peut être d’origine empirique, et doit avoir son origine en nous-même, dans nos facultés de connaissance. Ainsi si, dans l’expérience, nous voyons partout de l’espace (et du temps) c’est parce que nous les y mettons nous-même. Réciproquement, si nous faisons abstraction, dans notre pensée, au rapport à l’expérience, pour considérer les choses en elles-même, alors nous ne pouvons par dire que ces choses en elles-même se trouvent aussi dans l’espace-temps. Tel est le fondement de la distinction kantienne entre les phénomènes et les noumènes : fait-on, oui ou non, abstraction du rapport à l’expérience ?
Cette caractéristique de l’espace-temps, dans le champ du savoir humain, c’est ce qu’il nomma leur idéalité; mais est-on pour autant fondé à qualifier cette doctrine d’idéalisme ? Pour sa défense, je laisse la parole à l’accusé :
« L’idéalisme consiste dans l’affirmation qu’il n’y a pas d’autres êtres que ceux qui pensent, que tout le reste des choses que nous croyons percevoir dans l’intuition, ne seraient que des représentations dans les êtres pensants, auxquelles en réalité aucun objet distinct de ces derniers ne correspondrait. Je dis, au contraire, que des choses nous sont données comme extérieures à nous et saisissables à nos sens, mais que nous ne savons rien de ce qu’elles peuvent être en soi, que nous n’en connaissons que les phénomènes, c’est-à -dire les représentations qu’elles opèrent en nous lorsqu’elles affectent nos sens. J’avoue donc bien qu’il y a hors de nous des corps, c’est-à -dire des choses qui, bien qu’elles nous soient tout à fait inconnues, quant à ce qu’elles peuvent être en elles-mêmes, nous sont cependant connues par les représentations que nous procure leur action sur notre sensibilité, et auxquelles nous donnons le nom de corps, mot qui indique par conséquent que le phénomène de cet objet à nous inconnu est néanmoins réel. Peut-on bien appeler cela idéalisme ! C’en est tout juste le contraire.
Bien avant Locke déjà , mais surtout depuis, on admettait et on accordait généralement que l’on peut dire, sans préjudice de l’existence réelle de choses extérieures, d’une multitude de leurs prédicats, qu’ils ne font point partie de ces choses considérées en elles-mêmes, qu’ils n’appartiennent qu’à leurs phénomènes, et n’ont aucune existence propre en dehors de notre représentation. De ce nombre étaient la chaleur, la couleur, la saveur, etc. Si j’y ajoute par de bonnes raisons le reste des qualités des corps, qu’on appelle premières, l’étendue, le lieu, et en général l’espace avec tout ce qui en dépend (impénétrabilité ou matérialité, forme, etc.), et que je mette tout cela au nombre des simples phénomènes, c’est à quoi on ne pourra trouver raisonnablement à redire. Et de même que celui qui ne regarde pas les couleurs comme des propriétés qui fassent partie de l’objet même, mais comme des modifications qui tiennent au sens de la vue, ne peut cependant point s’appeler idéaliste, de même ma doctrine ne peut être traitée d’idéalisme par le seul fait que je trouve qu’un plus grand nombre de propriétés des corps, que toutes les propriétés même qui constituent l’intuition d’un corps, n’appartiennent qu’à son phénomène ; car l’existence de la chose qui apparaît n’est point par là même supprimée, comme dans le véritable idéalisme ; mais par là on fait voir seulement qu’on ne peut absolument pas connaître par les sens la chose telle qu’elle est en soi.
Je voudrais bien savoir ce que devraient donc être mes assertions pour ne pas impliquer l’idéalisme. Je devrais dire sans doute que la représentation de l’espace n’est pas entièrement d’accord avec le rapport de notre sensibilité aux objets — comme je l’ai dit — mais qu’elle est absolument semblable à l’objet, assertion à laquelle je ne puis trouver de sens, aussi peu qu’il y a peu de ressemblance entre la sensation de rouge et la propriété du cinabre qui produit en moi cette sensation. »
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science
Le graissage est, bien évidemment, de moi. Puis à la fin de cet ouvrage, en réponse à un critique, il répond :
« Voyons cependant ce qu’est l’idéalisme qui se trouve répandu dans mon ouvrage, quoiqu’il ne soit pas à beaucoup près l’âme du système.
La thèse de tous les idéalistes avoués, depuis l’école d’Elée jusqu’à Berkeley, se trouve dans cette formule : « Toute connaissance par les sens et l’expérience n’est que pure apparence ; il n’y a de vérité que dans les idées de l’entendement pur et de la raison. »
Le principe qui régit et détermine constamment mon idéalisme, est au contraire que « Toute connaissance des choses par simples notions intellectuelles, ou de raison pure, n’est que simple apparence, et la vérité n’est que dans l’expérience. »
Si c’est précisément là le contraire de l’idéalisme proprement dit, comment donc ai-je été conduit à me servir de cette expression dans un dessein tout opposé, et comment le critique a-t-il pu le trouver partout ?
La réponse à cette question tient à ce qu’on aurait pu très facilement apercevoir par l’ensemble de l’ouÂvrage, si on l’avait voulu. L’espace et le temps, avec tout ce qu’ils contiennent, ne sont ni des choses, ni des propriétés en soi des choses ; elles n’appartiennent qu’à leurs phénomènes ; jusque-là je ne suis d’accord avec les idéalistes que sur un seul point. Mais eux, et surtout Berkeley, regardaient l’espace comme une pure représentation, qui, de même que les phénomènes qu’il comprend, ne nous serait connu, avec toutes ses déterminations, qu’au moyen de l’expérience ou de la perception. Je fais voir, au contraire, tout d’abord que l’espace (ainsi que le temps, auquel Berkeley n’a pas fait attention) avec toutes ses déterminations peut être connu de nous a priori, parce que l’espace, aussi bien que le temps, est en nous avant toute perception ou expérience, comme forme pure de notre sensibilité, et en rend possible toute intuition, par conséquent aussi tous les phénomènes. D’où il suit que, la vérité repoÂsant sur des lois universelles et nécessaires, comme sur ses critères, l’expérience, chez Berkeley, ne peut avoir de critères de la vérité, parce que rien n’est donÂné par lui pour fondement a priori aux phénomènes qui la constituent ; d’où il suivrait qu’elle n’est qu’une vaine apparence. Suivant nous au contraire l’espace et le temps (en liaison avec des notions intellectuelles pures) prescrivent a priori à toute expérience possible sa loi, qui donne en même temps le critérium certain pour y distinguer la vérité de l’apparence[1].
Mon prétendu idéalisme (proprement critique) est donc d’un caractère tout à fait propre, c’est-à -dire qu’il ruine l’idéalisme ordinaire ; tel que par lui toute connaissance a priori, même celle de la géométrie, en reçoit tout d’abord une réalité objective qui, sans la preuve de mon idéalité de l’espace et du temps, ne peut pas être affirmée, même des réalistes les plus zélés. Dans cet état de choses je voudrais donc, pour prévenir tout malentendu, pouvoir appeler d’un autre nom ma notion, mais je ne puis la changer totalement. Qu’il me soit donc permis de l’appeler désormais, comme on l’a déjà fait plus haut, un idéalisme formel, ou mieux encore un idéalisme critique, pour le distinguer de l’idéalisme dogmatique de Berkeley, et de l’idéalisme sceptique de Descartes.
[1]: L’idéalisme proprement dit a toujours un but mystique, et ne saurait en avoir un autre ; le mien n’a pour but que de faire comprendre la possibilité de notre connaissance a priori touchant des objets de l’expéÂrience ; ce qui est un problème qui n’a pas encore été résolu jusqu’ici, pas même proposé. Par là tombe donc tout l’idéalisme hyperphysique, qui conclut toujours (comme on peut le voir déjà par Platon) de nos conÂnaissances a priori (même des connaissances géométriques) à une autre intuition (l’intellectuelle), comme celle des sens, parce qu’on ne peut absolument pas concevoir que des sens doivent percevoir aussi a priori. »
Kant, Prolégomènes à toute métaphysique qui voudra se présenter comme science
Alors, Samuel, toujours convaincu, avec Mme Rand, que Kant était idéaliste ? Ce qui est certain, c’est que la typologie kantienne, sur l’opposition entre le réalisme et l’idéalisme, ne comporte pas deux mais quatre classes :
le réalisme transcendantal
le réalisme empirique
l’idéalisme transcendantale
l’idéalisme empirique
La subdivision des doctrines réaliste et idéaliste, en deux sous-classes, repose sur l’usage de nos notions : l’usage est-il immanent ou transcendant ?
Le réaliste transcendantal, que vous nommez réaliste directe, affirme que, par la perception, nous connaissons la réalité en elle-même; ce en quoi, il fait un usage transcendant de ses concepts dans son jugement, et on est en bon droit de lui poser la question : Qui juris ? De quel droit ? Il sera alors bien en peine de justifier ces principes, surtout lorsqu’il devra légitimer un usage transcendant de concepts qui trouvent pourtant leur origine dans l’expérience. Mais ce qui est pire, pour lui, c’est qu’il finit par faire le jeu de l’idéaliste empirique (celui qui nie l’existence de la réalité, et ne reconnaît que la sienne propre).
Au contraire, le réaliste empirique affirme l’existence du réelle, mais dénie tout usage transcendant à nos concepts – quelque soit leur origine – pour fonder une connaissance, et ne leur accorde alors que le simple statut d’idée (idéalisme transcendantale).
Il me semble, encore une fois, et comme souvent, que la position kantienne est bien plus subtile qu’il n’y paraît au premier abord, que le lecteur trop pressé ne lit pas entre les lignes, et finit par se fourvoyer dans les contresens les plus complets. C’est dommage.
Article intéressant, au plus haut point, qui rend justice à la philosophie de Kant, et dont le titre original est un joli trait d’esprit.
J’avoue personnellement n’avoir jamais lu la moindre ligne de Ayn Rand, par contre j’ai lu la quasi-totalité des écrits kantiens de la période critique (postérieure à 1781 et la première édition de la Critique de la Raison Pure). Et là , une question me taraude : comment peut-on faire autant de contresens, à ce point total et complet, comme l’a fait Ayn Rand, sur la philosophie d’un homme ?
En conséquence, de deux choses l’une : soit elle ne connaissait cette philosophie que par ouï dire et alors elle aurait du s’abstenir d’en parler; soit elle l’avait lue et là c’est pire : elle ne comprenait même pas ce qu’elle lisait ! 😮
Ainsi, si des objectivistes me lisent, je leur poserai cette question : pourquoi devrais-je me fier à une doctrine d’une personne qui est soit intellectuellement malhonnête, soit d’une intelligence douteuse ? Et deuxièmement, si, comme M. McCobin, vous pensez qu’il faut engager une synthèse des ces deux philosophies, pourquoi ne pas vous tourner exclusivement vers la première ?
Du moins, cet article a su susciter ma curiosité sur le contenu des écrits de Ayn Rand. Je la rajoute dans ma liste des auteurs à lire, et j’aimerai bien savoir comment elle justifie les principes où elle rejoint la philosophie kantienne : chez Kant, c’est de manière formelle d’après la structure formelle de l’esprit humain telle que la découvre la Logique, selon une méthodologie qu’il nomma déduction transcendantale (le terme déduction étant à prendre dans son acception juridique, lorsque l’on interroge les questions de droit : Quid juris ?).
Une autre question sur le choix du nom donné à la doctrine : « l’objectivisme », pourquoi ce nom ? Pour préciser ma question, je citerai un passage qui ouvre la Critique de la Raison Pratique :
« Des principes pratiques sont des propositions renfermant une détermination générale de la volonté dont dépendent plusieurs règles pratiques. Ils sont subjectifs, ou sont des maximes, lorsque la condition est considérée par le sujet comme valable seulement pour sa volonté; mais ils sont objectifs, ou sont des lois pratiques, quand cette condition est reconnue comme objective, c’est à dire valable pour la volonté de tout être raisonnable. »
Ayn Rand a-t-elle donné le nom d’« objectivisme » a sa doctrine, parce qu’elle considérait qu’il existe des principes objectifs pratiques, ou lois pratiques, qui valent pour tout homme, en tout lieu et en tout temps ? Si c’est bien le cas, alors c’est en partie conforme au kantisme.
On peut lire Kant et ne rien comprendre, ou encore pire, croire comprendre et prendre les idées de travers.
Kant définis des mots, si on n’a pas le décodeur on comprend tout de travers.
Donc il faut être initié en partie.
Il est possible que Rand ne le fut pas n’ai pas compris Kant.
Kant n’est effectivement pas un auteur facile, mais ses ouvrages théoriques ne sont ni plus difficiles, ni plus simples qu’un traité de physique théorique sur la relativité générale.
Il définit certes des mots, mais il le fait lui-même et donc fournit le décodeur au passage. Il n’y a pas besoin d’être initié par quelqu’un d’autre; mon seul initiateur fût Kant lui-même.
Contrairement à l’auteur de l’article je n’ai pas étudié la philosophie, à l’Université j’ai étudié la Physique, les Mathématiques et la Logique. Cette « initiation » m’a juste permis d’être à l’aise avec le maniement des concepts abstraits, et certaines notions de Logique que Kant reprend (comme dans la théorie des catégories).
Je suis en désaccord avec la thèse de cet article. Il y a solides raisons qui rendent la philosophie de Rand incompatible avec celle de Kant, tant sur le plan moral que politique. L’idée que la morale kantienne est une mystique du devoir incompatible avec la « recherche du bonheur » (Jefferson) n’est pas difficile à vérifier : « [L’homme moral] ne vit plus que par devoir, non parce qu’il trouve le moindre agrément à vivre. »
« Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d’agréable, rien qui implique insinuation, mais qui réclame la soumission. » (Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique)
C’était d’ailleurs l’opinion de L. V. Mises : « La morale est la partie la plus faible du système de Kant. On y sent passer sans doute le souffle de ce grand esprit. Mais la beauté qu’on découvre dans les détails ne permet pas d’oublier que le point de départ de cette morale est déjà mal choisi et qu’elle repose sur une conception erronée. Elle n’a pas réussi dans son effort désespéré pour déraciner l’eudémonisme. Dans la morale, Bentham, Mill et Feuerbach l’emportent sur Kant. Celui-ci a tout ignoré de la philosophie sociale de ses contemporains, Fergusson et Adam Smith. L’économie politique lui est demeurée étrangère. Ses développements sur la vie en société se ressentent de ces déficiences. » (Ludwig von Mises, Le Socialisme)
La petite phrase assassine de Rand, selon laquelle « ce n’est pas un hasard si Eichmann était kantien » (Capitalism : the Unknown Ideal) n’est pas non plus tout à fait infondée : « Il serait très dangereux qu’un officier à qui un ordre a été donné par son supérieur voulût raisonner dans son service sur l’opportunité ou l’utilité de cet ordre ; il doit obéir » (Emmanuel Kant, Doctrine du droit).
De plus, l’auteur de l’article se trompe en écrivant que Kant « était un ardent promoteur du gouvernement républicain ». En vérité : « La monarchie est la meilleure constitution politique. » -Kant, Doctrine du droit, II, 51.
Enfin, présenter Kant comme un pacifiste est quelque peu simpliste : « La guerre quand elle est faite avec ordre et respect du droit civil a quelque chose de sublime, et elle rend l’esprit du peuple qui la fait ainsi, d’autant plus sublime qu’il y est exposé à plus de dangers et qu’il s’y soutient courageusement : au contraire, une longue paix a ordinairement pour effet d’amener la domination de l’esprit mercantile, des plus bas intérêts personnels, de la lâcheté et de la mollesse, et elle abaisse la manière de penseur du peuple. » (Kant, Critique de la faculté de juger, analytique du sublime, 28)
Vous êtes comme Mme Rand, soit vous n’avez pas lu, soit vous n’avez pas compris Kant.
Et ce n’est pas en extrayant des parties de son Å“uvre, en les mettant hors contexte, et en leur faisant dire n’importe quoi que vous justifierez vos thèses.
La recherche du bonheur bien sûr qu’un kantien n’a jamais était contre, c’est ce qui occupe toute la dialectique de la raison pratique où il oppose l’Épicurisme au Stoïcisme. C’est la base de sa doctrine de l’espérance : je dois me rendre digne du bonheur par ma conduite, et alors je peux espérer être heureux (ce qui est peu ou prou la base de la morale chrétienne).
Pour le cas Eichmann, je l’ai déjà expliqué sur le blog de NathalieMP dans son billet sur la Prosopopée des Lois: premier commentaire, réponse de nathalie et mon deuxième commentaire.
Pour sa défense du républicanisme, je remets un de ses textes :
« 1er article définit en vue de la paix perpétuelle :
La constitution civique de chaque État doit être républicaine.
La constitution civique instituée d’après les principes de liberté des membres d’une société (comme hommes), deuxièmement d’après les principes de dépendance de tous envers une unique législation commune (comme sujets) et troisièmement d’après la loi de leur égalité (comme citoyens) – seule constitution qui provient de l’idée de contrat originaire sur laquelle doit être fondée toute législation de droit d’un peuple – est la constitution républicaine*.
* La liberté de droit (par suite extérieure) ne peut pas être définie, comme on a coutume de le faire, par l’autorisation de ne faire tout ce qu’on veut pourvu qu’on ne fasse pas de tort à autrui. Car que signifie autorisation ? La possibilité d’agir dans la mesure où l’on ne fait de tort à personne. Ainsi l’explication serait celle-ci : la liberté est la possibilité de l’action qui ne fait de tort à autrui. On ne fait de tort à personne (quoi qu’on fasse d’ailleurs) à condition de ne faire de tort à personne. Par suite c’est une tautologie vide. Il faut au contraire définir ma liberté extérieure (de droit) ainsi : elle est l’autorisation de n’obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment. De même l’égalité extérieure (de droit) dans un État est le rapport des citoyens selon lequel personne ne peut obliger l’autre, de droit, sans que, en même temps, il ne se soumette à la loi qui peut l’obliger réciproquement et de la meilleure manière. (Le principe de la dépendance de droit qui se trouve déjà dans le concept d’une constitution d’État en général n’a pas besoin d’explications.) »
Kant, Vers la paix perpétuelle.
Il pose comme premier article d’un traité qui cherche à résoudre le problème de la guerre, que la constitution de tout État doit être républicaine, et on doit en conclure qu’il n’était pas républicain et non pacifiste. Vous êtes un comique ?
Sa position sur la monarchie vient de son rejet pour la démocratie qu’il considérait comme despotique, au sens propre du terme, et donc il préférait une monarchie républicaine à un démocratie. Ce qui est, somme doute, loin de ce que vous avancez.
« Pour que l’on ne confonde pas (comme on le fait communéÂment) la constitution républicaine avec la démocratique, je dois faire les remarques suivantes. Les formes d’un État (civitas) peuvent être divisées, soit d’après la différence des perÂsonnes qui jouissent du souverain pouvoir, soit d’après la manière dont le peuple est gouverné par son souverain, quel qu’il soit. La première est proprement la forme de la souveraineté (forma imperii), et il ne peut y en avoir que trois: en effet, ou bien un seul, ou bien quelques-uns unis entre eux, ou bien tous ceux ensemble qui constituent la société civile possèdent le souverain pouvoir (autocratie, aristocratie et déÂmocratie, pouvoir du prince, pouvoir de la noblesse et pouÂvoir du peuple). La seconde est la forme du gouvernement (forma regiminis) ; elle concerne le mode, fondé sur la constiÂtution (sur l’acte de la volonté générale, qui fait d’une multiÂtude un peuple), suivant lequel l’État fait usage de sa souveraine puissance, et elle est sous ce rapport ou républicaine ou despotique. Le républicanisme est le principe politique de la séÂparation du pouvoir exécutif (du gouvernement) et du pouvoir législatif; le despotisme est le gouvernement où le chef de l’ÉÂtat exécute arbitrairement les lois qu’il s’est données à lui-même, et où par conséquent il substitue sa volonté particuÂlière à la volonté publique. — Parmi les trois formes politiques, indiquées plus haut, celle de la démocratie, dans le sens propre de ce mot, est nécessairement un despotisme, puisÂqu’elle établit un pouvoir exécutif, où tous décident sur et même contre un seul (qui ne donne pas son assentiment), et où par conséquent la volonté de tous n’est pas celle de tous, ce qui est une contradiction de la volonté générale avec elle-même et avec la liberté.
Toute forme de gouvernement, qui n’est pas représentative, n’en est pas proprement une, car le législateur ne peut être en une seule et même personne l’exécuteur de sa volonté (de même que dans un syllogisme l’universel de la majeure ne peut être en même temps dans la mineure la subsomption du particulier sous l’universel); et, quoique les deux autres formes politiques aient toujours l’inconvénient d’ouvrir la voie à ce mode de gouvernement, il leur est du moins possible d’admettre un mode de gouvernement conforme à l’esprit du système représentatif, comme Frédéric II le déclarait au moins, en disant qu’il n’était que le premier serviteur de l’État, au lieu que la démocratie rend ce mode de gouvernement impossible, puisque chacun y veut être maître. »
Kant, Traité de paix perpétuelle.
Saisissez-vous la nuance ?
Cela vous arrive-t-il souvent de travestir les propos d’un auteur pour le faire parler contre son intention ?
Vous êtes comme Mme Rand, soit vous n’avez pas lu, soit vous n’avez pas compris Kant.
Ce n’est pas en extrayant des parties de son Å“uvre, en les mettant hors contexte, et en leur faisant dire n’importe quoi que vous justifierez vos thèses.
La recherche du bonheur bien sûr qu’un kantien n’a jamais était contre, c’est ce qui occupe toute la dialectique de la Critique de la Raison pratique où il oppose l’Épicurisme au Stoïcisme. C’est la base de sa doctrine de l’espérance : je dois me rendre digne du bonheur par ma conduite, et alors je peux espérer être heureux et participer à l’avènement du royaume de Dieu; ce qui est, peu ou prou, la base de la morale chrétienne. Doit-on en conclure que les chrétiens, eux aussi, ne cherchent pas le bonheur et prennent un malin plaisir à s’auto-flageller ?
Pour le cas Eichmann, je l’ai déjà expliqué sur le blog de NathalieMP dans son billet sur la Prosopopée des Lois: http://leblogdenathaliemp.com/2015/09/06/socrate-vs-snowden-suffit-il-dobeir-aux-lois-de-son-pays-pour-etre-juste/#comments
Pour sa défense du républicanisme, je remets un de ses textes :
« 1er article définitif en vue de la paix perpétuelle :
La constitution civique de chaque État doit être républicaine.
La constitution civique instituée d’après les principes de liberté des membres d’une société (comme hommes), deuxièmement d’après les principes de dépendance de tous envers une unique législation commune (comme sujets) et troisièmement d’après la loi de leur égalité (comme citoyens) – seule constitution qui provient de l’idée de contrat originaire sur laquelle doit être fondée toute législation de droit d’un peuple – est la constitution républicaine*.
* La liberté de droit (par suite extérieure) ne peut pas être définie, comme on a coutume de le faire, par l’autorisation de ne faire tout ce qu’on veut pourvu qu’on ne fasse pas de tort à autrui. Car que signifie autorisation ? La possibilité d’agir dans la mesure où l’on ne fait de tort à personne. Ainsi l’explication serait celle-ci : la liberté est la possibilité de l’action qui ne fait de tort à autrui. On ne fait de tort à personne (quoi qu’on fasse d’ailleurs) à condition de ne faire de tort à personne. Par suite c’est une tautologie vide. Il faut au contraire définir ma liberté extérieure (de droit) ainsi : elle est l’autorisation de n’obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment. De même l’égalité extérieure (de droit) dans un État est le rapport des citoyens selon lequel personne ne peut obliger l’autre, de droit, sans que, en même temps, il ne se soumette à la loi qui peut l’obliger réciproquement et de la meilleure manière. (Le principe de la dépendance de droit qui se trouve déjà dans le concept d’une constitution d’État en général n’a pas besoin d’explications.) »
Kant, Vers la paix perpétuelle.
Il pose comme premier article d’un traité de paix, qui cherche à résoudre le problème de la guerre, que la constitution de tout État doit être républicaine, et on doit en conclure qu’il était ni républicain, ni pacifiste. Vous êtes un comique ?
Sa position sur la monarchie vient de son rejet pour la démocratie qu’il considérait comme despotique, au sens propre du terme, et donc il préférait une monarchie républicaine à une démocratie. Ce qui est, somme toute, loin de ce que vous avancez. La suite du passage précèdent :
« Pour que l’on ne confonde pas (comme on le fait communéÂment) la constitution républicaine avec la démocratique, je dois faire les remarques suivantes. Les formes d’un État (civitas) peuvent être divisées, soit d’après la différence des perÂsonnes qui jouissent du souverain pouvoir, soit d’après la manière dont le peuple est gouverné par son souverain, quel qu’il soit. La première est proprement la forme de la souveraineté (forma imperii), et il ne peut y en avoir que trois: en effet, ou bien un seul, ou bien quelques-uns unis entre eux, ou bien tous ceux ensemble qui constituent la société civile possèdent le souverain pouvoir (autocratie, aristocratie et déÂmocratie, pouvoir du prince, pouvoir de la noblesse et pouÂvoir du peuple). La seconde est la forme du gouvernement (forma regiminis) ; elle concerne le mode, fondé sur la constiÂtution (sur l’acte de la volonté générale, qui fait d’une multiÂtude un peuple), suivant lequel l’État fait usage de sa souveraine puissance, et elle est sous ce rapport ou républicaine ou despotique. Le républicanisme est le principe politique de la séÂparation du pouvoir exécutif (du gouvernement) et du pouvoir législatif; le despotisme est le gouvernement où le chef de l’ÉÂtat exécute arbitrairement les lois qu’il s’est données à lui-même, et où par conséquent il substitue sa volonté particuÂlière à la volonté publique. — Parmi les trois formes politiques, indiquées plus haut, celle de la démocratie, dans le sens propre de ce mot, est nécessairement un despotisme, puisÂqu’elle établit un pouvoir exécutif, où tous décident sur et même contre un seul (qui ne donne pas son assentiment), et où par conséquent la volonté de tous n’est pas celle de tous, ce qui est une contradiction de la volonté générale avec elle-même et avec la liberté.
Toute forme de gouvernement, qui n’est pas représentative, n’en est pas proprement une, car le législateur ne peut être en une seule et même personne l’exécuteur de sa volonté (de même que dans un syllogisme l’universel de la majeure ne peut être en même temps dans la mineure la subsomption du particulier sous l’universel); et, quoique les deux autres formes politiques aient toujours l’inconvénient d’ouvrir la voie à ce mode de gouvernement, il leur est du moins possible d’admettre un mode de gouvernement conforme à l’esprit du système représentatif, comme Frédéric II le déclarait au moins, en disant qu’il n’était que le premier serviteur de l’État, au lieu que la démocratie rend ce mode de gouvernement impossible, puisque chacun y veut être maître. »
Kant, Vers la paix perpétuelle.
Saisissez-vous la nuance ? Il reprochait à la démocratie ce que l’on exprime souvent par la formule : « la démocratie c’est la dictature de la majorité ». Doit-on pour cela le considérer comme anti-républicain ?
Le passage sur la guerre que vous citez est issu de la Critique de la faculté de juger au chapitre sur l’Analytique du sublime, comme vous le précisez vous-même. En conséquence c’est un jugement esthétique (jugement sur le beau et le sublime) et non un jugement pratique (jugement sur le bien et le mal, ou le juste et l’injuste). Il trouve son principe dans la faculté de jugement réfléchissante. Tandis que le même événement est condamné par la raison pratique : il ne doit pas y avoir de guerre.
Si dans la doctrine kantienne vous ne faîtes pas la distinction entre les jugements :
– théoriques (qui portent sur ce qui est) dont les principes sont dans l’entendement
– pratiques (qui portent sur ce qui doit être) dont les principes sont dans la raison
– esthétiques (beau et sublime) ou téléologiques (finalité) dont les principes sont dans la faculté de juger réfléchissante
alors, vous n’avez pas compris grand chose à la philosophie transcendantale kantienne.
Cela vous arrive-t-il souvent de travestir les propos d’un auteur pour le faire parler contre son intention ?
Excellent commentaire.
« Le système politico-économique idéal est celui du laissez-faire capitaliste. C’est un système dans lequel les hommes interagissent les uns avec les autres non pas en tant que victimes et bourreaux, ni en maîtres et esclaves, mais en négociants par le biais de l’échange libre, volontaire, et mutuellement bénéfique. C’est un système dans lequel aucun homme ne peut obtenir aucun bien de la part d’autrui en recourant à la force physique, ni engager l’utilisation de la force physique contre les autres ».
C’est ce à quoi nous aspirons et que nous tentons de mettre en place naturellement chaque fois que c’est possible et dans la mesure du possible. L’erreur serait d’en faire une règle. La liberté épanouit l’homme, le rapport de force le fait avancer. La raison et la morale ou l’éthique sont les 2 faces d’une même pièce, la première est quantitative et la seconde qualitative.