Le saké : un mur culturel

Le goût du saké, c’est le goût de l’autre. On peut l’aimer, mais on ne peut pas le comprendre.

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Saké - Crédit photo : Cleber Mori via Flickr (CC BY-NC 2.0)

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Le saké : un mur culturel

Publié le 28 juin 2015
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Par Jean-Baptiste Noé.

Saké - Cleber Mori (CC BY-NC 2.0)
Saké – Crédit photo : Cleber Mori via Flickr (CC BY-NC 2.0)

 

Si le mot saké est connu de beaucoup, la boisson conserve une large part de mystère en dehors du Japon. Le saké est un alcool issu de la fermentation du riz. Trois éléments sont essentiels à sa fabrication : de l’eau de source pure et claire, du riz fermenté et étuvé, et le koji, qui est une moisissure qui permet la fermentation du riz. Le koji est ensemencé pendant une durée d’environ 40 heures dans le riz cuit à la vapeur. Puis vient la fermentation alcoolique, qui dure entre quinze jours et un mois, selon le type de levure employée et la finesse du produit que l’on veut obtenir. Les Japonais ont l’habitude de considérer que la qualité d’un saké dépend de trois facteurs, réunis sous le triptyque waza / mizu / kome. Waza, c’est le savoir-faire du brasseur. Mizu, c’est la qualité de l’eau employée (comme pour le whisky). Kome, c’est la qualité du riz et son degré de polissage.

Car c’est ici qu’entre en jeu une des spécificités du saké. Le riz mis à fermenter est au préalable poli afin d’éliminer l’albumine et de ne conserver que le cœur du grain. Plus le grain est poli, meilleure est la qualité du saké. À Vinexpo, en 2015, nous avions eu une dégustation de saké où l’un d’entre eux était poli à 23%. C’est très rare, il est d’ailleurs le seul du Japon à atteindre un tel degré de polissage.

De façon habituelle, le saké se boit dans des tasses en porcelaine, soit chaud soit froid. C’est une des rares boissons à pouvoir être bue à des températures diverses. Le thé et le café peuvent se boire frais, surtout en été, c’est très rafraîchissant. Mais ce sont des pratiques récentes, alors que le saké a en lui cette double possibilité de dégustation. Boire chaud, boire froid, voilà qui crée des frontières culturelles tout à fait intéressantes.

La démonstration Vinexpo

En 2015, une formation à la dégustation du saké était proposée à Vinexpo. Était-ce une provocation dans ce salon du vin ? Non, parce que le vin et le saké ne sont pas concurrents. Une formation à la dégustation des sodas ou de la bière aurait été beaucoup plus provocatrice. On lit ici et là que le saké est un vin de riz. Rien n’est plus faux. Le riz est une céréale, quand le raisin est un fruit. Le raisin fermente de lui-même, quand le riz doit être étuvé pour pouvoir fermenter. Dans sa méthode de fabrication, le saké s’apparente plutôt à la bière, issue de la fermentation céréalière. Le saké est donc plutôt une bière de riz.

Devant nous, six verres à vin. À la tribune, six maîtres saké, venus présenter leurs produits. Plus deux Français, parlant japonais, pour traduire en anglais leurs propos. Des serveurs nous présentent les bouteilles avant chaque dégustation. Les étiquettes sont belles. J’ignore si elles sont faites pour cela, mais la calligraphie nippone est, en elle-même, esthétique. La dégustation se poursuit pendant deux heures, où nous avons à la fois un enseignement théorique sur le saké et un apprentissage de la manipulation du goût du saké.

C’est là que surgit le premier hiatus culturel. Nous dégustons le saké dans des verres à vin, alors que normalement il se déguste dans des coupes en porcelaine. Est-ce que procéder ainsi nuit à ses qualités organoleptiques ? Je l’ignore. Surtout, nous dégustons le saké comme du vin. Sa robe, ses arômes de nez et de bouche. Nous appliquons à un produit étranger à notre culture les normes culturelles qui nous sont propres. Est-ce la meilleure façon de comprendre le saké ?

Le mur du saké

L’un des sakés qui nous sont proposés n’est pas filtré. Ce trouble de la boisson illustre bien le mur culturel auquel nous sommes confrontés. Dans le saké nous recherchons les plaisirs du vin, car ces codes nous sont connus, étant ceux de notre culture et de notre environnement familial. Nous plaquons notre identité culturelle sur une boisson qui n’est ni inférieure ni supérieure au vin, mais qui est autre. Il faut boire le saké pour du saké, non pour du vin qui serait fait avec du riz. Plus nous dégustons, plus nous sentons que quelque chose nous échappe. Entre le saké et nous, se dresse un mur culturel. Il y a un monde de civilisation que nous ne pouvons pas réellement connaître. Nous abordons le saké avec nos mots et nos schémas mentaux. Bien sûr, nous pouvons nous en dépouiller, nous pouvons faire l’effort de nous glisser dans les vêtements japonais pour appréhender de l’intérieur, et donc de façon réelle, la spécificité de cette boisson. Mais c’est d’une part loin d’être facile, et d’autre part il y faut beaucoup de temps. Appréhender cette autre culture suppose une désassimilation de la nôtre pour intégrer la culture de l’autre. Les sakés alignés dans leur verre présentent des caractéristiques différentes que nous pouvons percevoir et distinguer. Celui-ci est plus clair, celui-là plus sombre. Dewazakur sent les fleurs, il me rappelle la douce senteur des cerisiers épanouis dans les parcs printaniers. Dasai 23 est poli à 23%. C’est unique et très fin. Dans chaque verre, je sais que se glisse la saveur umami, “savoureux”, cette saveur que les Japonais distinguent en plus de nos acide, sucré, salé et amer. Cet umami qui se retrouve souvent dans la cuisine nippone, notamment le tofu, ainsi que les sushis. Je sais que l’umami existe, il est le fruit du glutamate, donc je peux le percevoir. Comment reconnaître une saveur dont on ignore l’existence ? Encore, et toujours, ce mur de l’altérité culturelle.

Le goût de l’autre

Le goût du saké, c’est le goût de l’autre. On peut l’aimer, mais on ne peut pas le comprendre. Nous autres, Européens, même avec le temps, même avec l’aide de l’éternité, nous ne pourrons pas pénétrer pleinement dans le goût du saké et en apprécier totalement toute la plénitude. Et nos amis japonais, comment peuvent-ils comprendre le vin ? Si nous nous heurtons avec tant d’insistance contre ce mur culturel, sur cette altérité indépassable qui se dresse entre nous et les autres, comment les autres peuvent-ils nous percevoir et nous comprendre ? Comment être certain que ce Chablis ou ce Pomerol est compris, au sens plénier, prendre avec, de la même façon par le palais français et le palais nippon ? L’alimentation de terroir approfondit les distinctions culturelles et les dissociations de civilisation. Elle ne bâtit pas des murs, mais elle révèle les réalités existantes. Ce n’est pas parce que l’on se rend compte que l’on ne pourra jamais comprendre pleinement l’autre que l’on va le rejeter ou s’en défier. Au contraire. C’est parce que l’autre est différent qu’il est attirant, et donc que l’on est amené à aller vers lui. C’est parce que le saké n’est pas du vin que l’on cherche à en boire et à mieux le connaître, même si l’on sait que l’on ne pourra jamais complètement surmonter le mur culturel. Ce qui attire dans l’autre, c’est son altérité. Si l’autre était similaire à nous-mêmes, il n’aurait aucun intérêt et nous nous détacherions de lui. C’est pour cela que l’alimentation de terroir a l’avenir devant elle ; cette alimentation qui a la saveur de la terre qui l’a produite et de la culture qui l’a fait naître.

La saveur culturelle

C’est tout l’inverse de l’alimentation de série qui fabrique des goûts stéréotypés et unifiés. Des goûts, généralement sucrés, qui peuvent être appréciés partout dans le monde, à Tokyo comme dans le Lubéron. Mais si je peux ne pas aimer la saveur du saké, en revanche je ne peux pas être indifférent à la charge culturelle qu’il diffuse. Dans ce verre de Dasai, il y a plus que du saké et de l’umami. Il y a le mont Fuji et l’insularité, les rizières et les maisons de bois de Kyoto, et Shusaku Endo et sa littérature. C’est la sixième saveur, la saveur culturelle. La plus belle, la plus profonde, la plus recherchée et la plus dense. L’alimentation de terroir est l’unique à transmettre cette saveur de la culture. Et plus l’autre est autre, plus il est différent, plus la saveur culturelle est grande. Il peut même arriver que nous soyons incapables de reconnaître le savoureux et l’amertume, tant le culturel a pris le pas sur toutes les autres saveurs. N’est-ce pas dans cette sensation gustative, fruit tant de l’imagination que du savoir, que nous aimons nous nimber et nous ensevelir ? Dans cet intense plaisir culturel de l’autre en tant qu’autre, dans ce qu’il a de plus haut et de plus grand, de plus profond et de plus dense ? Cette saveur culturelle que l’on peut rechercher des années avant de la percevoir. C’est la sixième saveur qui, pour nous Européens est si présente dans le saké. Et c’est aussi, sûrement, celle-ci que les Japonais recherchent dans nos vins. Cette saveur culturelle qui se manifeste dans nos paysages et nos monuments historiques, et qui contribue, par leur présence et leur histoire, à donner toute la grandeur et la richesse du terroir français.

Non, déguster un saké n’est pas complètement un échec, si nous sommes capables d’y percevoir non pas la plénitude de l’umami, mais la dilatation de la culture.

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  • « nous autres, Européens, même avec le temps, même avec l’aide de l’éternité, nous ne pourrons pas pénétrer pleinement dans le goût du saké… »
    Dès qu’il s’agit du Japon, ce fameux couplet surgit: le Japon impénétrable et gnagnagna. Manque plus que l’auto-dénigrement de la brute européenne ignare incapable de comprendre la subtilité de la culture japonaise et tout y est.

    Je connais les deux gars qui organisent la formation de « sake sommelier ». J’ai moi-même goûté leurs sake, dont certains que j’ai trouvé délicieux. Au coin du dépot, assis à une table, comme n’importe quel individu sensible au goût et à la qualité des choses, j’en ai tout de suite apprécié les différences et les nuances.

    Que des concepts tels que l’umami soient moins évident à saisir, du fait de différences de culture et de langage est une réalité, mais ce n’est pas pour autant que cela en interdit toute compréhension.

    Si les japonais sont capables de distiller parmi les meilleurs whisky du monde, alors un français peut tout à fait apprendre à brasser du sake, et, avec du temps, du travail, et de l’apprentissage, il pourrait certainement en produire qui rivalise avec ceux des japonais eux-mêmes.

    La seule réalité de cette histoire, c’est cette prétention des japonais à être incompréhensibles pour l’étranger, d’autant plus chauvins qu’ils interdisent délibérément à l’étranger de pénétrer leur sphère intime. Le commodore Perry a eu beau forcer l’entrée de l’occident dans leur île, les japonais n’ont pas changé, et ont déplacé leur isolationnisme dans le domaine social.

  • On peut préciser que l’umami est une notion hautement subjective puisque umami veut dire en japonais  » goût délicieux » et l’internationalisation du mot vient plutôt du lobbying du Japon profitant de sa gloire des années 80 pour le faire accepter comme un cinquième goût à coté du sucré, salé, amer et acide.
    Vivant au Japon depuis de très nombreuses années, je peux dire que le Japon n’est ni mystérieux ni incompréhensible surtout quand les salarymen bourrés suintent le saké et shochu dans le métro le vendredi soir.

  • désolé mais je trouve ça imbuvable, le japon est fascinant, exotique, certes, mais faut pas pousser mémé dans les orties, le saké ça reste de l’alcool de riz fermenté….
    vu du japon la france est exotique et fascinante je présume…hem…

    • Vous n’avez probablement pas bu de bon « cru », en quelque sorte. Le beaujolais est un vin très connu, mais il est loin d’être ce qu’on fait de mieux en terme de vin, si vous voyez ce que je veux dire! Pareil pour le sake, et je vous assure que j’ai bu des sake savoureux, et pour tous les goûts: corsé ou délicat, aromatisé (l’umeboshi, mmm!) ou brut.

  • Ciel ! Il y aurait donc un choc des civilisations? A titre personnel, je considère que s’adapter à la culture du Uisghe Beatha (eau -de-vie, whisky), bien que Celte moi-même, est tout aussi délicat. Yéah mad, d’en oll! (A votre santé, à tous!)

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