Suisse : une loi anticonstitutionnelle sur la révision de la radio et de la télévision

Économiquement absurde, moralement répréhensible et constitutionnellement discutable, la LRTV vient d’être adoptée en Suisse.

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Suisse : une loi anticonstitutionnelle sur la révision de la radio et de la télévision

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 23 juin 2015
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Par Jan Krepelka.

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La prétention de 13,67% de la population suisse, contre l’avis exprimé de 13,64% de la population suisse, et sans se soucier des droits individuels de 100% de la population suisse présente et future, à faire payer de force les frais de leur propre abonnement radio-TV personnel à l’ensemble de la population suisse, est aujourd’hui officielle.

Après un débat complètement brouillé par rapport aux vrais enjeux : l’absurdité sur le plan économiquel’immoralité sur le plan éthique, et l’illégalité sur le plan constitutionnel du projet de loi, pour ne citer que quelques « points mineurs »…

Comme nous l’avons dit et répété, cette votation consistait en réalité à transformer un impôt sur la possession d’appareils de réception (donc un impôt sur le patrimoine), en impôt sur les personnes physiques et morales (impôt direct de type « poll tax »).

Cette loi contient donc explicitement une prétention de la Confédération à prélever un nouvel impôt direct1, et qu’elle l’appelle « redevance », « taxe » ou « contribution joyeuse » ne change strictement rien au fait que c’est bien d’un impôt direct sur les personnes physiques et morales dont il s’agit (nouvelle LRTV, art. 68, al. 1) :

« La Confédération perçoit une redevance pour le financement de l’exécution du mandat de prestations constitutionnel en matière de radio et de télévision (art. 93, al. 2, Cst.). »

Or, faut-il le rappeler, la Suisse est une fédération (depuis 1848, après avoir été une confédération et ayant gardé ce nom depuis). Sur le plan légal ce sont les cantons qui ont la prérogative de prélever des impôts directs2. La Confédération n’y est autorisée que depuis 1915, par des impôts provisoires de « défense nationale » destinés à l’origine à financer l’armée fédérale durant les première et seconde Guerres mondiales. Depuis, cet impôt provisoire ne fut que prolongé (Constitution fédérale, Disposition transitoire ad art. 128), avec à chaque fois l’autorisation constitutionnelle explicite et temporaire du peuple et des cantons :

« L’impôt fédéral direct peut être prélevé jusqu’à la fin de 2020. »

La dernière proposition légale de le rendre permanent provenait du Parti socialiste, en 1918, et fut refusée.

Or donc, actuellement (Constitution, art. 128 Impôts directs) :

« La Confédération peut percevoir des impôts directs :

a. d’un taux maximal de 11,5 % sur les revenus des personnes physiques

b. d’un taux maximal de 8,5 % sur le bénéfice net des personnes morales »

Il faudra être de bien mauvaise foi (et n’en doutons pas, d’aucuns le seront), pour prétendre que notre Constitution contient un article listant tous les impôts directs que la Confédération peut percevoir, par ailleurs uniquement à titre provisoire jusqu’en 2020, mais que, par ailleurs, elle peut, aussi, sur la base d’une simple loi, en percevoir d’autres à titre permanent, selon son bon vouloir.

Et l’article 93 al 2, censé justifier la LRTV ?

« La radio et la télévision contribuent à la formation et au développement culturel, à la libre formation de l’opinion et au divertissement. Elles prennent en considération les particularités du pays et les besoins des cantons. Elles présentent les événements de manière fidèle et reflètent équitablement la diversité des opinions. »

Il ne dit strictement rien sur le mode de financement. Il faudra être de mauvaise foi extrême, et d’aucuns le seront certainement, pour prétendre qu’il justifierait à lui seul un mode de financement autre que ceux dont la Confédération dispose déjà légalement (IFD jusqu’en 2020, TVA, impôt sur l’alcool3, etc).

Ce n’est pas par hasard que les modifications constitutionnelles, dans une fédération comme la nôtre, sont soumises à la double majorité du peuple et des cantons : c’est justement parce que la Constitution règle la répartition de pouvoir entre l’État central et les États fédérés4Et la Constitution les règle, justement, parce que les cantons n’auraient jamais accepté d’entrer dans la Confédération, si une telle protection ne leur avait pas été garantie5.

Puisque la LRTV implique un nouvel impôt fédéral direct, permanent, prélevé par la Confédération, elle aurait très clairement dû avoir été précédée par une modification idoine de la Constitution fédérale de la Confédération suisse, qui aurait été alors dûment soumise au vote du peuple et des cantons.

Ce qui nous amène au résultat d’aujourd’hui : la majorité des cantons a refusé la nouvelle loi. La majorité des cantons, donc, a refusé sèchement (16.5 contre 6.5 [!]) d’autoriser la Confédération à percevoir un nouvel impôt direct, sujet sur lequel ils ont leur mot à dire en vertu de la Constitution. Autrement dit :

  • le vote sur la nouvelle LRTV aurait dû avoir été précédé par un vote sur une modification constitutionnelle6 ;
  • ce vote aurait été soumis à la double majorité du peuple et des cantons ;
  • ces derniers l’auraient refusé ;
  • la nouvelle LRTV serait enterrée.

Ce qui explique peut-être pourquoi fut employé le subterfuge d’une « modification purement technique », passant par une discrète loi, soumise uniquement au référendum facultatif du peuple7, autrement dit, sur laquelle le gouvernement espérait que le peuple ne pourrait pas même se prononcer, et qu’un votant sur deux refusa malgré tout8.

Sur le web

  1. Un impôt direct est un impôt dû nominativement par une personne physique ou morale. Ainsi, l’impôt sur le revenu est un impôt direct, et la redevance généralisée est un impôt direct même si elle s’appelle redevance, au même titre que la TVA est un impôt indirect, même si elle s’appelle taxe. L’ATF 2C_882/2014 a récemment confirmé que la « redevance » est, légalement, un impôt et non une redevance : puisque c’est un impôt, elle ne peut pas être soumise à un autre impôt (la « Taxe » sur la Valeur Ajoutée).
  2. D’ailleurs, un autre sujet en votation ce même jour opposait les prérogatives fiscales cantonales à celles de la Confédération, voir par exemple, à propos de l’initative pour un impôt fédéral sur les successions (et l’abolition des impôts sur les successions cantonaux), l’interview du ministre vaudois des finances, Le Temps, 30 avril 2015.
  3. On notera aussi l’avantage à ne pas déterminer le montant de l’impôt ni dans la Constitution (référendum obligatoire du peuple et des cantons) ni dans la loi (référendum facultatif du peuple), mais dans une simple ordonnance (pas de référendum possible), au même titre que par exemple le montant de l’impôt sur l’alcool : le peuple n’aura plus jamais son mot à dire sur d’éventuelles — probables ? — hausses de cet impôt.
  4. Les États-Unis, autre fédération, où cette relation est explicitée par le Xe amendement, ont naturellement des conflits similaires. La croissance du pouvoir de l’État central, au détriment des États fédérés et de ses propres engagements constitutionnels, est à vrai dire une tendance lourde qui se vérifie aussi bien dans le cas des États-Unis que dans celui de la Suisse.
  5. Imaginez signer un contrat : vous êtes prêts à envisager que les termes du contrat puissent changer un jour — à condition que vous soyez assuré, par un terme du contrat, de devoir être consulté pour toute modification future d’icelui.
  6. Exactement comme pour la loi sur le DPI, dont le préalable constitutionnel a été accepté aujourd’hui, et qui pourra donc désormais, et désormais seulement, être publiée dans la Feuille fédérale et être elle-même soumise au référendum facultatif.
  7. Accessoirement, le fait même qu’un tel « coup d’État » soit possible, et que les cantons fédérés se retrouvent impuissants face à une violation aussi claire de la constitutionnalité fédérale et de leur souveraineté fiscale par le gouvernement central, traduit une profonde défaillance du système fédéral suisse. Voir par exemple André Jomini, Présentation du Tribunal fédéral suisse comme autorité de juridiction constitutionnelle, p. 8 : « En d’autres termes, le système suisse n’offre aucune possibilité de contrôle judiciaire abstrait, ou direct, de la constitutionnalité des lois fédérales. » En effet, la Constitution précise explicitement que la constitutionnalité des lois fédérales ne peut pas être jugée par le Tribunal fédéral (Art. 189 al. 4). Le seul moyen spécifique dont les cantons disposent pour s’opposer à une loi fédérale, au-delà du Conseil des États, est le référendum facultatif, qui peut être demandé par huit cantons (le tiers des 26), en lieu et place des habituels 50 000 signatures, par le biais de leurs gouvernements cantonaux (Conseillers d’État – et non Conseillers aux États), instrument utilisé que cinq fois, et une seule fois avec succès. Le hic, c’est que le vote est alors soumis au vote du peuple uniquement — et non des cantons. Autrement dit, même si les gouvernements des cantons — majoritaires — dont la population a aujourd’hui refusé la LRTV avaient été ceux qui eussent fait référendum au lieu des signatures récoltées par l’USAM, cela ne les aurait pas aidé. Quelle est alors la seule possibilité réelle pour rappeler la Confédération à la légalité constitutionnelle, puisque ce ne sont pas les juges du TF ? Le peuple. Autrement dit, sur des lois anti-constitutionnelles comme celle-ci, il ne faudrait même pas, en tant que votant, débattre de l’opportunité éventuelle de la nouvelle loi, se demander si on la trouve ignoble ou fantastique, mais la refuser catégoriquement par principe, refuser d’entrer en matière. En Suisse, nous avons même un acronyme pour ça : la NEM, la non-entrée en matière, lorsqu’une demande est si extravagante et a priori irrecevable qu’elle ne vaut même pas la peine de la considérer. Au même titre que l’électeur avisé refuserait de transformer la Suisse en dictature, même si la bobine du dictateur lui était sympathique et qu’il lui promettait 20 saucisses de Saint-Gall, parce que l’enjeu du sabotage de l’ordre démocratique helvétique serait autrement plus important que de voir élu un dictateur qu’il approuve. Tout cela devrait relever du patriotisme constitutionnel le plus élémentaire – voir notamment Jan Krepelka, Pourquoi aimer la Suisse ?, 1er août 2013.
  8. Outre un éventuel recours des cantons ou d’un citoyen victime du nouvel impôt, ou un recomptage du résultat très serré de la votation, l’espoir le plus réel de mettre fin à cet impôt anticonstitutionnel est bien de signer l’initiative populaire visant à interdire explicitement le prélévement de cet impôt dans la Constitution.
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  • Oui, problème identique aux USA.
    La volonté de l’état est d’étendre de jour en jour ses prérogatives, c’est dans sa nature et comme les gaz il s’insinuera dans les moindres fissures afin d’occuper tout l’espace.
    Même les constitutions n’arrivent pas à endiguer ce phénomène comme on le voit ici.
    La seule solution est le zéro état.

    • L’état n’a pas de volonté, c’est un robot sans cervelle. Il s’insinue partout parce que c’est ce que des gens lui demande. Les taxis parce qu’Uber leur bouffe la clientèle, M. Hulot parce qu’il veut sauver la planète, ou madame Michu parce que depuis que son fils chéri est mort sur la route elle ne supporte plus les bagnoles. Pourquoi se priver de faire le bien, n’est-ce pas ?

      Le zéro état n’est pas une solution, c’est un rêve du même niveau que le zéro mafia ou le zéro cultes débiles (d’ailleurs l’État n’est-il pas un culte débile ou une mafia ?). Comme, pour lutter contre ce genre d’organisation, vous avez besoin d’une organisation au moins aussi puissante, qui ne se dissoudra pas une fois son objectif atteint (si jamais elle l’atteint …), il vous faut un état. Ou plutôt, de préférence, plusieurs, et organisés de façon à se contrebalancer.

  • hum … je ne comprends pas bien pourquoi vous hurlez comme ça.

    En France, où il existe un organe de contrôle de constitutionnalité, celui-ci répugne à trancher entre deux normes de niveau équivalent, entre une loi constitutionnelle toujours en vigueur et un résultat de référendum tout frais par exemple. Il cherche au contraire à les concilier et pour ça il utilise des « réserves d’interprétation », c’est à dire une lecture qui les rend compatible.

    Or, là, vous l’indiquez vous même, la réserve d’interprétation :
    il suffisait simplement de dire, gentiment, poliment, que la combinaison de la nouvelle disposition et de l’ancienne toujours en vigueur va se traduire par
    * vos contributions fédérales directes restent plafonnée à 11,5% de vos revenus
    * y inclus la « nouvelle » contribution.
    De sorte que le peuple a seulement approuvé une affectation obligatoire d’une partie du produit des impôts fédéraux à l’organe médiatique. C’est regrettable (je déteste les organes médiatiques officiels) mais pas non plus un drame de l’inconstitutionnalité ni un coup d’état.

  • Je pense que si la loi était anticonstitutionnelle, les opposants ne se seraient pas privées de la dénoncer et auraient pu saisir le tribunal fédéral, l’article se trompe de cible.

    La vraie nouveauté de cette loi, c’est qu’avant, il suffisait de ne pas avoir de tv pour ne pas payer la redevance, aujourd’hui sous prétexte d’Internet, cette redevance est obligatoire non seulement pour tous les ménages, mais également pour les entreprises (autrement dit, on paye deux fois, même si on ne regarde jamais d’émissions…).

    Comme une majorité de Suisse avaient la tv, ils avaient tout intérêt à faire payer la minorité qui ne l’avait pas pour réduire leur facture. Les Suisses-Alémaniques étaient très divisés sur ce principe, mais les Romands l’ont approuvés d’une large tête, qui a fait la différence. A noter que ce sont surtout les Suisses de l’étranger qui ont fait pencher la balance et qui eux n’ont rien à payer… 

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