« La petite galère » de Sacha Després

Le vocabulaire contemporain que Sacha Després emploie dans son roman est au service d’un style décapant, qui fait ressortir toutes les aspérités du monde.

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« La petite galère » de Sacha Després

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 29 mars 2015
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Par Francis Richard.

galere-despresLe petit Larousse donne trois acceptions au mot galère: 1) Bâtiment de guerre ou de commerce à rames et à voiles 2) Lieu ou état, dans lequel on mène une vie très dure 3) Situation difficile ou précaire; travail pénible. Exemple d’emploi du mot dans les deux premières acceptions à la fois : Géronte, dans Les fourberies de Scapin de Molière, qui pose cette question lancinante : « Mais qu’allait-il faire dans cette galère? » Exemple d’emploi du mot dans la troisième acception : La petite galère, titre du roman de Sacha Després.

Quelle est donc cette situation difficile ou précaire, dans lesquelles se débattent les deux héroïnes de ce livre ?

Caroline et Charles, leurs parents, sont nés à Paris à la fin des années cinquante. Ils sont tous deux de condition modeste. Ils vivent dans la périphérie de Paris. Ils sont jeunes et beaux. Ils se sont rencontrés et se sont aimés. Ils se sentent libres ensemble : « Tout semble possible à leur jeunesse. La capote, c’est pour les blaireaux, la crise, pour les intellos et la guerre, pour les fachos. »

Ils n’ont pas le bac. Ils entrent tous deux aux PTT. Ils ont tout pour vivre heureux et pépères dans leur deux-pièces proche de la gare de Créteil. Il ne leur manque plus que d’avoir des enfants, comme dans les histoires qui finissent bien, et Caroline veut donc « avoir un bébé » : « Une femme n’est jamais complète sans enfant, voilà ce qu’elle croit. Dans son esprit, la logique est imparable. Elle est faite pour ça. Idéalement plusieurs fois pour éviter que le petit s’ennuie, ne devienne sauvage, puis sournois. »

Charles, lui, n’est pas emballé par cette idée de bébé de Caroline… Marie, comme une intruse dans leur couple, naît toutefois au printemps 1978. Et ledit couple se délite. Charles va voir ailleurs, mais, un soir de biture, il prend Caroline sans lui demander son avis et la met enceinte pour une deuxième fois. Quand Caroline apprend son infortune, elle se dispute avec Charles et perd le bébé dans la bagarre…

Pendant dix ans, le couple survit tant bien que mal, Caroline rendant la pareille à Charles, en guise de bons procédés. Ils parviennent cependant, au bout de cette décennie, à donner une petite sœur à Marie, Laura, qui naît en 1987, mais, ce qui devait arriver arrive : ils finissent un jour par se séparer. Douze ans après la naissance de Laura, Caroline meurt après avoir avalé de la pharmacie, la veille de l’an 2000.

Marie obtient la garde de sa sœur Laura : « Les deux filles affrontent, seules, la petite galère dans la Prairie », leur cité de banlieue parisienne, qui suffoque au « royaume du béton ». Pour assurer un quotidien précaire, Marie est barmaid à temps plein dans un pub, le Saloon, et, en sus, enchaîne les heures comme placeuse à l’Opéra-Bastille. Elle perçoit en complément la pension alimentaire que Charles versait à Caroline.

Marie est tout pour Laura, c’est-à-dire pour Lo. Elle est pour elle une grande sœur, une maman, une nourricière, une complice, un modèle. C’est La Jolie. Qui enchaîne les conquêtes, mais n’en continue pas moins de s’occuper de Lo et de l’initier à la vie, à tous points de vue, même sexuels, en ne lui cachant rien de ses aventures amoureuses et sensuelles. Pour cadeau d’anniversaire de ses seize ans, cette initiatrice a d’ailleurs cogité un coup fumant.

Se faisant passer pour Lo, Marie écrit des lettres enflammées et suggestives au professeur de français de sa cadette : « Wilder est viril, séducteur et looké vintage. Il arbore une quarantaine resplendissante, son verbe émoustille les jeunes filles et exaspèrent les garçons qui le traitent de pédé. » Et ces préliminaires épistolaires l’ont tellement émoustillé à son tour qu’il ne résiste pas à la tentation de goûter à cette chair fraîche et mineure qui s’offre à lui dans une loge privative de l’Opéra.

Marie enchaîne les conquêtes, mais sa dernière conquête, Jack, est-elle bien une conquête ? N’est-ce pas plutôt Jack qui l’a conquise ? En tout cas, comme le lui a dit Marie, Jack est différent de ses autres amants. Lo peut très rapidement confirmer après lui avoir été présenté. Marie est méconnaissable. Comment peut-elle être tombée sous le joug de cet individu au physique ingrat, de ce « gringalet au regard bovin et au teint jaune » : « Jusqu’ici, Marie l’avait habituée à des hommes bien bâtis, aux torses virils et aux larges épaules. »

Pour Marie, la rencontre avec Jack a été un choc. Ce beau parleur, qui a toujours raison et qui sait faire comprendre aux autres qu’ils ont toujours tort, lui renvoie une image d’elle qu’elle ne soupçonnait pas et qui l’hypnotise. Elle n’est plus seulement La Jolie, elle a un intellect. Jack la subjugue littéralement et va se servir éhontément d’elle pour parvenir à ses fins. Car monsieur vise haut, prétend-il. Il veut faire de la télé, ce qui doit inspirer le respect à son nouvel entourage et le convaincre de consacrer tous ses moyens pour l’aider à atteindre ce but ineffable.

Jack doit quitter l’appartement d’Amandine, une militante anticapitaliste, dans le coma depuis trois ans. Ce parasite squattait chez elle depuis ce moment-là, mais les parents d’Amandine ont la mauvaise idée de vendre cet appartement et de le mettre à la rue. Force lui est alors de trouver un logis et, sans vergogne, il jette son dévolu sur la blême HLM de Lo et Marie qui le laisse  emménager chez elles. Cette intrusion intempestive de Jack dans la vie des deux filles transforme leur petite galère. Parler de « petite galère » devient vite sous Jack-a-dit un joyeux euphémisme.

Tout au long du récit, l’adolescente et sa jeune femme de sœur sont dans la tourmente. Livrées à elles-mêmes, elles font leur apprentissage mutuel et individuel de la sexualité, dans toute sa crudité. Elles se construisent comme elles peuvent. Les liens qui les unissent sont soumis à rude épreuve. Il y a pourtant une petite lueur qui éclaire par moments leur ténébreuse histoire. Elle porte les deux prénoms de Caroline, leur mère, dont le fantôme apparaît de temps à autre en filigrane, et de Clothilde, la mystérieuse, dont on ne découvre le rôle qu’à la fin de l’ouvrage. 

Le vocabulaire contemporain, que Sacha Després emploie à dessein, et à propos, dans son roman, est au service d’un style décapant, qui fait ressortir toutes les aspérités du monde, avec une acuité impitoyable sur les années 2000 : la famille se décompose, les enfants trinquent, les amours sont éphémères. Les hommes y apparaissent sans relief, ou pathétiques, ou carrément néfastes. Mais n’est-ce pas parce que les deux jeunes figures féminines du livre, qui les confrontent, semblent, à tort, être des proies faciles après l’abandon de leur mère ?


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