Par Louise Alméras.

À l’en croire la pièce mise en scène par Éric-Emmanuel Schmidt, portée par le verbe d’un Francis Huster passionné et protéiforme, le titre de la nouvelle autrichienne est à comprendre dans les deux sens. L’auteur du texte est ici incarné parmi les personnages et l’on voit donc évoluer Stefan Zweig accompagné de Lotte, sa femme, au cours de son voyage maritime vers le Brésil. La dernière scène est celle de son suicide. Elle résonne ici comme un échec.
Cette pièce se joue depuis des mois, rappelant le succès toujours actuel de la littérature de Zweig. Pour ceux qui n’en connaissent pas le contenu, il s’agit d’une rencontre singulière sur un paquebot en partance de New-York et à destination de Buenos Aires, qui révélera la sombre histoire d’une folie. Le narrateur se charge de camper les personnages et de soutenir M. B. dans ses conflits intérieurs, l’homme mystérieux et intrigant qui sera le premier à bord à faire match nul contre le champion du monde d’échecs : Czentovic.
À cette époque, Stefan Zweig n’a plus que quelques mois à vivre, il est exilé, loin du théâtre désastreux de l’Europe, à laquelle il a consacré l’espérance de sa foi. Si sa mort est survenue dans sa maison de Pétropolis, mort qu’il a calculée minutieusement comme on prépare un voyage déterminant, c’est que son cœur ne battait plus au rythme de celui du monde, de ses amis, des hommes illustres dont il écrivait les biographies avec passion ; il était victime de petites médisances, il était surveillé en tant que Juif autrichien et il avait conscience, au fond de lui, que le confort cherché ici pour échapper au grand danger l’avait finalement coupé de son rôle principal. Oui, son désarroi était aussi d’avoir vu gagner les forces troubles, d’avoir été impuissant devant la montée du nazisme et d’en avoir été lui-même victime en tant qu’écrivain. Mais son plus grand drame était de ne plus être à sa place, en tant que citoyen du monde, seule identité qu’il a toujours revendiquée. Ne plus pouvoir parler, ne plus pouvoir écrire, ne plus pouvoir agir, ne plus pouvoir jusqu’à utiliser sa langue natale. Tout cela est bien plus subtil et à la fois très simple.
Mais pour en revenir au Joueur, Zweig a admirablement décrit les abîmes de la schizophrénie et notamment ceux de l’anticipation. Il est indéniable qu’il fût visionnaire, un grand esprit en avance, jamais en retard, mais aussi en décalage sur la réalité. C’est ce qu’il met en scène ici à travers le personnage de M.B., qui ne perd la partie d’échecs qu’à cause de l’autre partie imaginée dans sa tête et différente de celle qui se joue, opposition terrible pour un esprit habitué à avoir raison et à se rassurer de ce qu’il peut anticiper sur l’avenir. M. B. est devenu fou après avoir été enfermé dans une pièce pendant de longues semaines, avec comme seule occupation les interrogatoires des Nazis, jusqu’au jour où il met la main sur un livre d’échecs. Apprenant à une vitesse incroyable toutes les combinaisons, la stratégie du jeu et enfin à se dédoubler pour pouvoir jouer contre lui-même afin d’avoir une partie réelle entre deux adversaires, il en vient à créer une personnalité schizophrène qui est la seule à pouvoir le sauver de l’ennui.
Mais pourquoi avoir terminé la mise en scène par le suicide du couple Zweig ? Était-ce pour graver en nous la tragédie de l’Histoire à laquelle nos vies sont liées ? Pour souligner la vacuité d’un combat personnel à la fin duquel la force de l’Histoire vainc irrémédiablement ? Il existe un assez grand nombre de nouvelles de Zweig qui finissent par une mort volontaire pour qu’on ait l’obligeance de ne pas en ajouter à la fin de celles qui en sont exemptes. Après Les derniers jours de Stefan Zweig de Laurent Seksik, nous sommes en droit de nous demander si la vie de l’écrivain autrichien ne se réduit dans les esprits qu’à l’acte d’avoir mis fin à ses jours et s’il est décent d’en convenir.
Car Stefan Zweig était aussi un esprit énergique, une foi vive, un homme capable d’amitiés irrévocables et entières, il créait l’unité et souhaitait rassembler les grands hommes qu’il côtoyait autour de causes individuelles ou universelles. Il maintenait toujours la flamme chez ceux qu’il rencontrait et gardait bien cachée l’anxiété qui pouvait le ronger. Et son acte de foi envers l’Humanité fut assez sincère pour le porter au nombre des plus grands humanistes. Sa mort nous paraîtrait sans doute moins désolante si l’on se souvenait qu’il « voulait bien mourir pour ses propres idées mais pas pour la folie des autres ». L’empoisonnement de ses idées était un acte individuel, car Stefan Zweig considérait son destin comme aussi important que celui du monde. Il ne se départait pas de cette condition nécessaire de réussir sa propre vie pour participer de l’avenir collectif. C’est donc son enfermement, pareil à la pièce où se trouvait M. B., qui eut raison de lui. La petitesse des considérations à son égard, un personnel domestique qui refuse de continuer à travailler pour lui par peur des qu’en dira-t-on, la méfiance, l’impossibilité de continuer son dernier ouvrage de recherche laissé en Angleterre, et surtout, la solitude de celui qui n’est pas à sa place.
Si l’on doit retenir une chose de sa mort, ce sont bien plus les lâchetés de ses amis, pour lesquels il n’a jamais failli et qui n’ont pas été là dans ses moments les plus durs ; les accusations à son égard d’être parti et d’en avoir eu la possibilité sans avoir tout perdu, et enfin de comprendre que l’horreur humaine n’est pas figée dans une époque, comme celle de la seconde guerre mondiale, mais qu’elle s’écoule avec plus ou moins de force, et plus ou moins haut sur son échelle d’intensité, à travers chaque être qui atteint l’autre dans son humanité.
Zweig dont la phrase écrite sur son premier maître, le poète Verhaeren, est devenue le leitmotiv de sa vie : « L’admiration et l’amour sont les forces les plus puissantes du monde. L’amour sera la forme dernière des relations futures, il sera le principe de tous les rapports terrestres et le fondement de l’entente sociale », verra son vœu foulé au pied dans ses relations les plus intimes. Son acte définitif fut sans doute un acte d’amour, pour lui-même et sa femme, qui lui permit de sortir de cet enfermement, de ce désert, et de dire comme M. B. : « Pardonnez-moi messieurs. Mais je vous avais prévenu qu’il ne fallait pas trop attendre de moi. Pardonnez cet incident ridicule – c’est la dernière fois de ma vie que je m’essaie aux échecs. » Sous-entendu, « j’ai fait ce que j’ai pu, j’ai été comme cela, et je ne pensais pas recevoir assez de reproches pour être mis au ban et contraint de vivre dans l’exil total, loin de mes amis et surveillé par ceux qui me prêtent leur pays. Je ne pensais pas que ma souffrance serait passée inaperçue et presque illégitime par ceux dont j’ai toujours écouté les tristes confidences et autres maladies du cœur. Je suis seul, et je m’en vais, en paix. »