Lou Reed : Chansons ou poésie ? L’intégrale, 1967-2000

Dans cette anthologie bilingue et exhaustive, ce sont trente albums qui défilent pendant un demi-siècle.

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Lou Reed : Chansons ou poésie ? L’intégrale, 1967-2000

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 2 octobre 2014
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En cette anthologie bilingue et exhaustive, d’abord parue en 2008 sous le titre Traverser le feu, munie d’un indispensable index des titres anglais, ce sont trente albums qui défilent pendant un demi-siècle.

Par Thierry Guinhut.

loureed1Faut-il être un amateur forcené de rock pour se jeter sur les livres réunissant les textes de ses icônes ? Entre Jim Morrison et David Bowie, l’une d’entre elles, Lou Reed, offre, de manière posthume – il est mort en 2013 – non pas seulement aux auditeurs, mais aux lecteurs, ses œuvres complètes.

Nous tenterons la gageure iconoclaste de les lire à l’occasion de la reparution française bienvenue de l’intégrale Lou Reed, livres en mains. Avec à peine une oreille aux enregistrements, ces « grands monologues pour batterie et guitare », seulement attentifs à la voix intérieure des chansons, en lesquelles pourrons-nous trouver la réelle poésie…

Probablement faut-il être un fan atavique, invétéré du « rock and roll heart » pour porter aux nues de charmantes banalités, qui, une fois torréfiées par le battement des percussions et la mélodie nostalgique, paraissent, dans « Journée parfaite » (Perfect Day), être moins fragiles :

« Oh c’est une journée tellement parfaite
Je suis heureux de l’avoir passée avec toi
Oh une journée tellement parfaite
Grâce à toi je me sens bien
Grâce à toi je me sens bien ».

Certes, la capacité à savoir percevoir le bonheur, y compris dans sa plus grande simplicité, est si précieuse qu’on ne peut refuser son indulgence à de tels vers, malgré leur indigence. C’est tout le paradoxe de la chanson que d’adjoindre un texte parfaitement perceptible au plus grand nombre à un air envoûtant et mémorisable. Hélas, lire cela, de plus truffé de répétitions, de refrains, comme de la poésie, reste difficile : il y manque une originalité, une musicalité particulière, une surprise ascendante des images. Quelques-unes des chansons de Lou Reed, considérablement appauvries par l’absence de leur musique, ne renoncent pas à ce vice rédhibitoire de l’absence d’une dimension supplémentaire de la poésie…

Pourtant, au détour de la lecture, malgré une inévitable perte de la sèche coloration de la langue de rue américaine, d’abondants moments de grâce surgissent. Et perdurent, chez celui qui affirma, dans « Je suis si libre » (I’m so free), et parmi le fameux album Transformer :

« Oui, je suis le fils de Mère Nature
Je suis tellement libre ».

La chansonnette pour adolescents est bientôt évidemment largement dépassée, pour préférer la vérité crue des sentiments, des pulsions et des angoisses, la litanie pécheresse assumée, comme au centre du « Chant de mort de l’ange noir » (Black Angel’s Death Song) et, en fin de carrière :

« Comme un rat mort
Calme comme un ange ».

Bien souvent, il est en quête d’une intensité, de plaisir, de musique, de poésie : ainsi dans « Héroïne » (Heroin) :

« Quand je me plante une shooteuse dans la veine […]
Quand je suis en pleine montée
Et me sens carrément comme le fils de Jésus
Et je crois que je suis juste largué […]
Héroïne, sois ma mort
Héroïne, c’est ma femme et c’est ma vie ».

C’est alors que l’on peut se demander s’il y a une part de responsabilité d’une telle star du rock auprès de tant d’adolescents qui ont cédé à cette attirance, ce manque, cette mort… Celui qui a « traversé le feu » des drogues et de l’alcool, pour en finalement mourir, a-t-il contribué à faire de bien des jeunes Américains des junkies dévastés ? Ce serait lui faire un trop dur procès que de faire fi de la responsabilité individuelle de ses admirateurs inconsidérés… En sa préface de 2000, Lou Reed adopte « une position émotionnelle, bien que non morale ».

lou reed credits wally gobetz (licence creative commons)

Les thèmes traversés sont bien souvent sulfureux, de la « Vénus à la fourrure » (Venus in Furs) en 1967, qui ordonne d’embrasser « la botte de cuir qui brille » – en référence à Sacher Masoch – jusqu’à la « Paranoïa en Mi » (Paranoia Key in E), en 2000 :

« l’obsession est en Si / La psychose est en Do […] L’Anorexie est en Sol bémol […] Le parricide en La »…

Dans « Le masque bleu » (« Bue Mask »), il crie :

« Laissez-moi me délecter de ma douleur » […] Ôtez le masque bleu de mon visage et regardez-moi dans les yeux / Je frémis de plaisir sous le châtiment ». Lou Reed sait en effet « où se niche la tentation, tout au fond de ton cœur / Je sais où se niche le mal, tout au fond de ton cœur » (« Temptation Inside Your Heart »).

L’amour n’échappe pas au terrible, lorsque, dans une nouvelle intitulée « Le cadeau » (The Gift), Waldo, amoureux rejeté de Marsha, s’envoie « lui-même par la poste ». Hélas, elle plonge la lame du découpeur à travers le carton, « en plein milieu de la tête de Waldo, qui se fendit légèrement et produisit de réguliers petits arcs rouges palpitant doucement dans le soleil du matin ».

Plus tard, cependant, « l’amour et le désir de transcendance » savent longuement résonner, ne serait-ce que lors de son mariage avec l’artiste Laurie Anderson, à laquelle il dédie ce recueil, et plus particulièrement Power of the Heart :

« Je recherche les cimes arborées, tu recherches les crêtes d’écume […] J’ai voyagé autour du monde / Pour te rapporter la puissance du cœur ».

loureed2Au-delà du musicien du Velvet Underground, dont les rythmes tribaux, les lancinants envoûtements, parfois fortement dépressifs, empreints de noirceur, le parler-chanter invitent à entendre les percussions et guitares comme d’ambigus consolateurs, le poète, armé de « la beauté de la phrase simple », se confie en même temps qu’il frôle la dimension de guide spirituel, mais d’un guide spirituel guère angélique.

On sait combien la révolte de Lou Reed contre les pères est redevable de ces électrochocs à lui infligés à la demande de son père pour le guérir de ses pulsions homosexuelles. La violence rock et verbale s’exaspère dans cette mise en scène de la trépanation et de la castration dans « L’opération de Lady Godiva » (Lady Godiva’s Operation), lorsque

« Le docteur arrive avec scalpel et bagage
voit l’excroissance juste comme un gros chou
qui maintenant doit être coupé ».

Mais surtout dans « Massacrer vos fils » (Kill Your Sons) :

« Il [papa] a pris une hache et a cassé la table t’es pas contente d’être mariée ? […] Mais quand ils te shootent à la thorazine après du freebase
Tu suffoques comme un couillon
vous ne le savez pas ?
Ils vont massacrer vos fils »…

En ce « chaudron de péchés », homosexualité, transsexualité, sont parmi les thèmes virulents et militants du « côté sombre » :

« En route, elle s’épila les sourcils
Se rasa les jambes et alors il devint elle ».

Les allusions au monde contemporain (le sida dans The Halloween parade ou à l’ecstasy dans Ecstacy), côtoient les allusions à Edgar Poe ou Dostoïevski. Mais l’un de ses plus beaux poèmes, aux accents rimbaldiens (II, p 287) est certainement « La Puissance et la gloire » (Power and Glory – The Situation) :

« J’ai été visité par la Puissance et la Gloire
J’ai été visité par un hymne majestueux
D’immenses éclaires de foudre
Foudroyant le ciel
L’électricité coulant dans mes veines

J’ai été emporté par l’instant absolu
J’ai été saisi par le souffle chaud d’une divinité
Gorgé d’expérience comme un lion
Puissant de vie
Je voulais absolument tout-
Pas juste un peu
[…]
J’ai vu des isotopes introduits dans ses poumons
Essayant de stopper la progression du cancer
Et ça m’a fait penser à Léda et le Cygne
Et au plomb changé en or
[…]
J’ai été touché par un Lui majestueux
D’immenses éclairs de foudre foudroyant le ciel
Tandis que les radiations ruisselaient en lui
Il voulait absolument tout
Pas juste un peu »

En cette anthologie bilingue et exhaustive, d’abord parue en 2008 sous le titre Traverser le feu, munie d’un indispensable index des titres anglais, ce sont trente albums qui défilent pendant un demi-siècle, depuis l’époque du Velvet Underground et d’Andy Warhol, jusqu’aux ultimes prestations en solo du noir rebelle des sons et des mots…

N’en doutons pas, Lou Reed, outre la composition de ses chansons, savait qu’il écrivait, ne serait-ce qu’en disposant les Miscellaneous Song sous formes de poèmes prose. Là où s’ouvrent soudain les roses noires de la beauté, là où, peut-être, il sait trouver la « Délectation de la justice des cieux »…

Jim Morrison, lui si prématurément disparu à 28 ans, en 1971, était plus encore séduit par la « mort secourable1 », pour reprendre les mots de John Keats. Ainsi, dans « Ouragan et éclipse », il chantait :

« J’aimerais qu’une tempête arrive
et que son souffle chasse cette crasse.
Ou qu’une bombe incendie la ville et
récure la mer. J’aimerais que la mort
vienne à moi, immaculée.2 »


Sur le web 

  1. John Keats : Ode à un rossignol, Sous l’aile du phénix, José Corti, 1996, p 69.
  2. Jim Morrison : Écrits, Christian Bourgois, 1993, p 1113.
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