Par Jean Sénié.
Dans une tribune parue le 10 mai 2014 dans Le Monde, le professeur à l’UFR de philosophie, sciences humaines et sociales de l’université d’Amiens Didier Eribon revient sur le succès du livre de l’économiste Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle. Il se livre à une critique acerbe du positionnement politique de l’auteur et des présupposés libéraux – horresco referens – qu’implique son ouvrage1. En toile de fond, bien que jamais explicitement évoqué, est tapi le « grand méchant marché ». Celui-ci est censé être la scène où se cristallisent toutes les inégalités et ou se perpétuent toutes les violences, qu’elles soient symboliques ou bien matérielles.
C’est contre cette vision que s’inscrit Laurence Fontaine2, qui n’est pourtant pas connue pour être une libérale à tout crin3. Dans la continuité de son ouvrage précédent, L’économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, l’auteure, au fil d’une réflexion érudite sur la constitution historique d’institutions historiques, retrouve des intuitions libérales théorisées depuis Adam Smith. Ce n’est pas le moindre attrait de cet ouvrage qui en comprend cependant un grand nombre.
Une histoire du marché
La première façon de lire le travail de Laurence Fontaine est d’y voir une histoire érudite du marché, de ses débuts à nos jours. L’ampleur de la tâche explique, en partie, le caractère difficile de la lecture de l’ouvrage qui embrasse de très nombreuses données, fruit d’années de recherche. Ainsi, le lecteur qui n’est pas familier avec les précédents travaux de Laurence Fontaine sur le colportage ou sur le crédit notamment, risque d’être pris au dépourvu. Le livre nécessite aussi une familiarité avec l’histoire économique de l’Europe, voire du monde, à l’époque moderne afin de pouvoir resituer les analyses de l’historienne dans un cadre plus général. Un index à la fin de l’ouvrage et une bibliographie complète empêchent toutefois de se perdre dans le foisonnement des informations.
Par ailleurs, l’auteure discute de manière approfondie les théories de Fernand Braudel sur le marché4. Là encore, des prérequis historiographiques ne peuvent que faciliter la lecture. La position de l’auteure est la suivante : Braudel donne une définition du marché tripartite – la base (les affaires quotidiennes), l’étage central (les boutiquiers), le sommet (les affairistes) – qui ne permet pas de rendre compte des mouvements individuels que sont, par exemple, les réussites des colporteurs qui finissent par obtenir le droit de bourgeoisie. L’auteur propose ainsi de revenir sur la conception que Braudel se fait du marché5.
Si l’ouvrage peut paraître ardu, il n’en est pas moins toujours passionnant, racontant l’implantation des foires en Europe, leur développement, puis leur remplacement par des marchés urbains annuels, établis dans des emplacements en dur. Le récit sait ainsi alterner entre de longues plages temporelles et analyses détaillées6. Cette façon d’aborder l’ouvrage permet aussi d’observer la formation des lieux mêmes du marché dans leur matérialité, c’est-à-dire les emplacements qui sont retenus pour établir un marché et qui constituent une étude passionnante de géo-histoire économique.
Une analyse fondée sur l’« économie politique »
L’auteure développe pour sa part une analyse du marché remettant en son centre la notion d’« économie politique ». Cette notion est prise dans un double sens par l’auteure. Le premier en fait un synonyme d’économie. Le second, plus original, la comprend comme un système de valeurs7.
Le marché devient ainsi pleinement efficient dans le passage d’une société à statuts à une société fondée sur l’économie de marché. L’auteure peut ainsi étudier à nouveaux frais la place de la religion dans l’instauration d’une société de marché. En effet, la religion ne fait appartenir le temps qu’à Dieu. La question du crédit constitue ainsi une brèche au sein de sa conceptualisation de l’univers qui subsiste au moins jusqu’au XIXe siècle.
Ce détour théorique permet de rendre compte des motivations des acteurs de manière exhaustive. Le marché apparaît ainsi comme pleinement libérateur en raison de la capacité des acteurs de faire des choix autonomes. Le marché apparaît comme un ferment d’autonomie8 Ces expériences de jeunesse que Yu Hua raconte aujourd’hui le cœur serré et accablé de culpabilité disent clairement que le marché est un enjeu crucial de contrôle des individus. »]. L’auteure développe ainsi longuement le rôle émancipateur du marché pour les femmes, pour les sans-statuts, pour les marginaux. Elle développe ainsi de façon particulièrement passionnante le rôle du micro-crédit en Inde et au Bangladesh en analysant les Instituts Micro-Financiers (IMF)9. Elle dresse à cet égard un grand nombre de parallèles entre la période pré-industrielle et la période la plus contemporaine. L’auteure fidèle en cela à Adam Smith, qui l’accompagne tout au long de sa réflexion, permet d’émanciper les individus.
Solutions et impasses
L’auteure ne se livre pas pour autant à une apologie naïve des marchés. Sa critique est double.
D’une part, elle retrouve les réticences des penseurs libéraux, dans la continuité de la réflexion d’Adam Smith, face aux monopoles et aux lobbies qui viennent fausser le marché.
D’autre part, l’auteure, suivant en cela des économistes comme Joseph Stiglitz, condamne les fraudes commises par les banques comme Lehman Brothers ou Goldman Sachs dans une critique plus convenue de ses institutions financières. Il s’agit de la partie de l’ouvrage qui est d’ailleurs la moins convaincante, peut-être en raison du fait que le propos s’éloigne du domaine d’expertise de la chercheuse.
Loin de bouder son plaisir face à ces solutions parfois peu convaincantes, on appréciera l’ouvrage pour ce qu’il est, à savoir une histoire originale et convaincante du marché en tant que réalité. L’auteur, loin de tout préjugé, retrouve les fondamentaux d’une pensée libérale et remet le marché à sa juste place, soit celle d’un instrument mais un instrument d’exception au service de l’homme.
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Laurence Fontaine, Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014, 464 p, 16,99€.
- Didier Eribon, « La gauche contre elle-même », dans Le Monde, 10/05/2014. ↩
- Laurence Fontaine, Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014, p. 7 : « nous y voilà : les marchés sont désormais l’incarnation d’un capitalisme anonyme apatride, dévastateur des êtres et des vies » et p. 331 : « or, en France, dans l’opinion courante comme dans les idéologies dominantes, le marché est dénué de tout rôle positif ; beaucoup ont préféré le laisser à l’écart d’une réflexion en profondeur pour ne pas se salir l’esprit et ne s’occuper que de la noble sphère du politique. » ↩
- Christian Chavagneux, in Alternatives Économiques, n° 332, février 2014 : « Aussi, lorsque la chercheuse Laurence Fontaine, pas du tout classée chez les ultralibéraux, propose un ouvrage dont le sous-titre laisse entendre que le marché est une conquête sociale à encourager, on est intrigué ! » ↩
- Id., Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014, p. 136-142. ↩
- Ibid, p. 140. ↩
- Julie Clarini, « Les marchands du temps, toujours aux aguets », in Le Monde, 9/01/2014 : « Passionnée par les archives comme pour l’observation de l’époque contemporaine, Laurence Fontaine transporte avec allégresse son lecteur des places de La Haye au XVIIe siècle aux rues étroites du bidonville de Dharavi aux portes de Bombay, où se pressent les vendeurs de rue ». ↩
- Id., Le Marché. Histoire et usages…, p. 38-47. ↩
- L’auteur rapporte à ce propos une anecdote qui vient prouver, a contrario, combien l’absence de marché va de pair avec une restriction de l’autonomie de l’individu, Ibid., p. 194-195 : « Les souvenirs de son enfance en garde rouge que raconte Yu Hua exposent la détermination avec laquelle la Chine communiste interdisait l’accès des populations au marché et, avec lui, à toute expression de choix individuels. [… ↩
- L’auteur montre d’ailleurs de l’enthousiasme pour le projet du fondateur de la Grameen Bank, Muhammad Yunus. ↩
Auteur d’une exceptionnelle qualité. Merci d’en parler.
L’érudition ne fait-elle par perdre de vue l’essentiel, aux érudits eux-mêmes comme à ceux qui les lisent et les écoutent ?
Il n’est peut-être pas inutile en tout cas de rappeler que le marché est fondé sur l’échange et que ce dernier se ramène à un principe fondamental. Deux protagonistes y poursuivent en effet des objectifs qui expliquent bien des choses : L’une entend obtenir le maximum de ce qu’il a à offrir, alors que l’autre entend donner le moins possible pour obtenir ce qu’il convoite.
« L’érudition ne fait-elle par perdre de vue l’essentiel, aux érudits eux-mêmes comme à ceux qui les lisent et les écoutent ? »
En savoir davantage n’est à mon avis jamais inutile, surtout quand c’est susceptible de bousculer nos certitudes.
Avez-vous peur que ce livre vous révèle que certaines choses sont plus compliquées qu’il ne vous le paraît ?
Lire : « l’un entend » et non « l’une entend … »
« Laurence Fontaine, qui n’est pourtant pas connue pour être une libérale à tout crin … »
Et pourtant tout est libéral dans son discours.
Y compris les « critiques » de l’avant-dernier paragraphe de l’article.
Tartufferie, lucidité et/ou méconnaissance du libéralisme ?