Affaire Reinhart-Rogoff et éthique intellectuelle

Un duo d’économistes de renom a commis des erreurs. Tirons-en les leçons sans tomber dans l’exploitation idéologique.

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Affaire Reinhart-Rogoff et éthique intellectuelle

Publié le 24 avril 2013
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Un duo d’économistes de renom a commis des erreurs. Tirons-en les leçons sans tomber dans l’exploitation idéologique.

Par Marc Crapez.

Au-delà de 90% du PIB, l’endettement obère-t-il la croissance ? C’était la thèse de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, économistes de renom, dans un article de revue paru en 2010. Mais le 15 avril dernier, trois économistes réfutent la méthode de cet article, puis publient, le 18 avril, dans le Financial Times, une tribune intitulée « Why Reinhart and Rogoff are wrong about austerity ».

Cette querelle scientifique n’est pas une affaire de données tronquées ou de tricherie idéologique (comme l’affaire Sokal). Mais Reinhart et Rogoff ont commis des inexactitudes factuelles. La morale de cette histoire est qu’il est vain de vouloir déterminer mathématiquement l’existence d’un seuil d’endettement à partir duquel la dette serait un obstacle à la croissance, alors qu’il varie en fonction des pays, des époques et de la teneur de ladite dette.

Qui plus est, Reinhart et Rogoff ont péché par vanité, en présentant leur hypothèse comme validée par « les économistes ». En France, certains sociologues d’extrême-gauche ont l’impudence de présenter leurs conclusions comme validées par « les sociologues » ou « la sociologie ». Cette généralisation abusive témoigne de cuistrerie scientiste.

Comment créer de la connaissance ?

Reinhart et Rogoff ont abusé d’arguments d’autorité. Mais leurs détracteurs ne sont pas non plus exempts d’inférences péremptoires. D’abord parce que Reinhart-Rogoff ne cachaient pas avoir travaillé sur une base empirique étroite. Ensuite parce que leurs erreurs, dues à un mésusage du tableur Excel, une fois rectifiées, la tendance générale reste inchangée. Il s’en faudrait donc qu’il n’existe aucun lien entre un ralentissement de la croissance et un certain excès d’endettement.

Un économiste polonais signale, en outre, une étude de la Banque des règlements internationaux, parue en 2011, qui montre l’existence d’un seuil d’endettement gênant la croissance des entreprises (Krzysztof Rybinski, Financial Times, 19 avril). Un businessman américain mentionne, enfin, une étude du FMI, parue en 2010, sur les effets du ratio dette-PIB sur la croissance (Ron Dudley, FT, 22 avril).

Mais l’exploitation idéologique démarre. Le 19 avril, Emmanuel Todd passe en boucle dans les médias français en clamant la science en péril car deux économistes américains pro-austérité seraient convaincus de procédés anti-scientifiques et vocifère : « Toute personne qui prône l’austérité devrait faire l’objet d’une enquête de moralité » (sic). Le lendemain, dans le Herald Tribune, Paul Krugman parle d’un fiasco et de fausses affirmations (sans doute pour faire oublier la publication d’une étude qui dément ses propres affirmations sur la non-implication des organismes publics de crédit dans le krach de 2008).

Ces imprécations sont irresponsables car elles peuvent conditionner de jeunes esprits malléables. Un jour que j’étais tuteur en sociologie à l’université (cela consiste à recevoir individuellement des étudiants désireux d’être conseillés), un étudiant se présenta, voulant faire un exposé sur « les inégalités sociales à l’université », qu’il présupposait prouvées par Bourdieu et niées par Boudon. J’ai tenté de lui expliquer que la différence entre les deux ne portait pas sur le constat de l’existence d’une inégalité des chances mais sur son interprétation. Non seulement il ne m’a pas cru, mais il m’a regardé d’une drôle de façon, comme si j’avais été « à la solde » de la domination capitaliste qu’il voulait dénoncer.

La philosophie antilibérale, qui incite à s’affranchir d’une forme de domination, tombe facilement dans la dénonciation de forces maléfiques. La philosophie libérale au contraire, en invitant à se libérer d’une sorte d’endoctrinement, ne critique que la paresse d’esprit. Elle préserve l’éthique intellectuelle en laissant la possibilité à chacun de concourir, selon l’ambition de Raymond Aron, à « approcher le vrai », ou selon celle de Raymond Boudon, à « créer de la connaissance ».


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  • Il est quand même assez malheureux de constater que les économistes ne voient pas au delà de la croissance.

    Quand est il du concept de fragilité développé par Taleb et qui devrait faire autant que la croissance parti de la question autour de l’endettement ? Il suffit d’observer ce qu’il se passe aujourd’hui en Grèce ou à Chypre pour constater qu’une économie largement endettée n’a aucune marge de manoeuvre et est donc extrêmement fragile face au moindre choc économique.

    Quand à l’utilisation de l’erreur de calcul par des pipoteurs comme Krugman pour justifier leurs théories prouve en effet leur absence totale d’éthique intellectuelle.

    Je les invite à relire les travaux de Karl Popper sur la découverte scientifique. C’est en refusant la contradiction que l’on s’enfonce dans une démarche dogmatique et anti-scientifique, pas en essayant de prouver qu’une théorie est fausse, erreur de calcul ou non…

    • « le concept de fragilité développé par Taleb… ». Il ne s’git pas, mais alors pas du tout du concept de fragilité mais du concept d’antifragilité. Je vous invite à relire les travaux de Taleb : Antifragile: Things That Gain from Disorder.
      En deux mots, comment construire sa vie, son entreprise (sa nation ?) pour tirer profit des aléas négatifs (crise économique par exemple) qui devraient la fragiliser (d’où le concept d’antifragilité).

      Tout l’inverse de ce que vous écrivez.

      • Taleb a inventé le concept d’antifragilité, cependant je maintiens qu’il a développé et réfléchi au concept de fragilité.

        Merci du conseil, mais j’ai tous ses livres dans ma bibliothèque et très souvent sur ma table de chevet dont Force et fragilité : Réflexions philosophiques et empiriques…

        Le concept d’antifragilité que vous résumez très bien n’a rien à faire dans cette discussion étant donné que je parlais de la fragilité, dû à la dette, des économies face à des chocs économiques.

        Par contre réfléchir à la façon de rendre une nation antifragile serait effectivement très intéressant.

        • Je déconseille à quiconque de se référer à Nassim Taleb. Celui qui ne lit que des auteurs comme Taleb ne risque pas de beaucoup progresser.

  • Sans avoir besoin de calculs ou de statistiques, la logique et le sens commun permettent de comprendre que les dettes publiques, exactement comme les impôts, constituent un détournement de fonds qui n’irriguent pas l’investissement du secteur privé.

    Quand bien même la dette publique serait redistribuée sous forme de subventions vaines, d’emplois fictifs, d’oligopoles faussement concurrentiels ou de tarifs de complaisance au secteur privé, il s’agit d’une déformation du marché, d’un mensonge sur les prix, mensonge nécessairement moins performant que la vérité des prix déterminés par le marché, c’est-à-dire l’accumulation d’innombrables interactions volontaires entre les individus.

    Le secteur privé concurrentiel est le seul vecteur de création de richesses, donc de croissance. Pour les mêmes raisons qu’une économie fondée sur l’esclavagisme est condamnée à la stagnation, l’Etat, et d’une façon générale les secteurs collectivisés de l’économie, ne créent aucune richesse nette. Ils en sont incapables, par construction, par nature et par destination, même avec la meilleure volonté des plus honnêtes et brillants énarques, car à chaque euro consommé ou investi dans le secteur public correspond nécessairement un euro détruit dans le secteur privé. Au mieux, les interventions publiques sont neutres (croissance nulle), plus couramment elles ont des effets négatifs sur la création de richesses à plus ou moins long terme (récession).

    La liberté surperforme inexorablement toutes les formes de coercition. C’est pourquoi la gestion optimale de l’Etat se résume simplement : « Foutez-nous la paix ! »

    • Quel bonheur de trouver enfin un commentaire intelligent et factuel Bravo je souscris totalement a votre analyse frappée au coin du bon sens

  • Juste, pour être parfaitement clair sur le niveau d’amateurisme des économistes.

    Les deux papiers qui sont répliqués ici, et dans lesquels se trouvaient les erreurs Excel, n’ont jamais été des articles de recherche publiés par des revues scientifiques. Dans un cas, il ne s’agit que d’un « working paper », dans l’autre d’un compte-rendu de conférence, dans l’American Economic Review.

    Il n’est pas possible de publier une étude « Excel » de ce genre dans un journal. D’ailleurs, dans les grands journaux, les sources et les codes sont demandées et mises à la disposition du public pour réplication.

    Enfin, il est important de noter que Rogoff et Reinhart ne sont pas de pro-austérité. Au mieux sont-ils des keynésiens raisonnables, c’est-à-dire des gens qui soutiennent un déficit de relance, mais soulignent la nécessité de rembourser la dette rapidement ensuite.

    Pour finir, les deux papiers en question n’indiquent pas qu’une dette au dessus de 90% obère la croissance, contrairement à ce que dit l’article de Contrepoints. Les auteurs précisent que corrélation n’est pas causalité, et que le sens de la causalité n’est pas clair. Il est donc faux de leur attribuer bêtement cette thèse.

    Enfin, dans un papier revue publié en 2012 dans le JEP, tous les calculs et détails sont fait correctement, et le cas de chaque pays décrit. J’avais fait un billet la dessus :

    http://theoreme-du-bien-etre.net/2012/10/21/surendettement-public-ce-que-nous-dit-lhistoire/

  • On ne peut renvoyer dos à dos Reinhart et Rogoff et leurs détracteurs : les uns ont commis une erreur technique (qu’ils ne nient pas), les autres, certains d’entre eux du moins, tombent dans la malhonnêteté intellectuelle. Je ne me rappelle pas avoir vu R+R prétendre que leurs conclusions avaient été « validées par les économistes », mais ce ne serait pas totalement faux. Aux cas que vous citez (Rybinski et le FMI), on pourrait ajouter une étude publiée par le BCG l’an dernier ; de plus, l’article incriminé (« Growth in a Time of Debt ») a été publié par une revue à comité de lecture, donc en principe validé. On pourrait même dire que certains économistes en désaccord avec R+R ont implicitement « confirmé » leur constat erroné en contestant non la corrélation observée entre taux d’endettement et croissance mais l’interprétation causale qui en était faite. C’est le cas de Krugman dans un billet publié en août 2010 sur son blog du New York Times intitulé « Reinhart And Rogoff Are Confusing Me » (http://krugman.blogs.nytimes.com/2010/08/11/reinhart-and-rogoff-are-confusing-me/). Si j’étais d’aussi mauvaise foi que lui, je soupçonnerais que la virulence de son commentaire anti-R+R de la semaine dernière pourrait aussi servir à faire oublier combien ses critiques antérieures étaient mal ciblées !
    Il est clair que certains économistes ont cité R+R soit pour les rejoindre soit pour les critiquer sans même les avoir lus. On en voit même qui écrivent que le seuil de 90 % est présenté dans leur livre « Cette fois c’est différent » alors qu’il apparaît seulement dans un article postérieur (même s’il est calculé d’après des données déjà utilisées dans le livre).
    R+R avaient eux-même souligné 1) que leurs calculs se basaient sur un nombre d’observations réduit (ils observaient d’ailleurs que la rareté même des taux d’endettement supérieurs à 90% donnait matière à réflexion), 2) qu’il était difficile dans bien des cas de déterminer le niveau réel de la dette publique et 3) que le taux de 90% ne devait pas être pris comme une « ligne rouge » (selon eux, le seuil d’intolérance à la dette était d’ailleurs plus bas, de l’ordre de 60%, pour les pays émergents). Certains de leurs lecteurs ont été moins prudents qu’eux, mais on ne peut pas le reprocher à R+R.
    Dire « à cause de ce que disent R+R il faut contenir l’endettement public au-dessous de 90% » était trop rapide. Mais dire « à cause de la mauvaise utilisation d’Excel par R+R il n’est pas nécessaire de contenir l’endettement public » serait une pure folie. Or dans certains commentaires lus ces jours-ci, on n’en est pas si loin !
    Cet épisode lamentable (l’erreur initiale elle-même étant bien moins lamentable que beaucoup des commentaires auxquels elle donne lieu) n’aura pas grandi la science économique. Ou plus exactement, il aura montré combien elle est peu scientifique quelquefois. Comme l’écrit Tomas Sedlacek dans « L’Economie du bien et du mal », « les éléments normatifs sont bien plus abondants dans la science économique que nous ne sommes prêts à l’admettre » !

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