Leçon d’histoire monétaire

Leçon d’histoire monétaire avec Kubilai Khan, et enseignements sur la situation que nous vivons aujourd’hui.

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Khubilai Khan

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Leçon d’histoire monétaire

Publié le 19 septembre 2012
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Leçon d’histoire monétaire avec Kubilai Khan, et enseignements sur la situation que nous vivons aujourd’hui.

Par Georges Kaplan.

Khubilai Khan

« Dixitque Deus : Fiat lux ; et facta est lux. »  – Genèse I

Lorsqu’il accède enfin au trône en 1260, Kubilai Khan, petit fils de Gengis Khan, Grand Khan des mongols et futur fondateur de la dynastie Yuan est loin d’être un novice puisqu’il va sur son 45ème printemps. Intelligent, volontiers novateur et observateur attentif, le nouvel empereur a largement mis à profit cette décennie passée en tant que vice-roi de la Chine du nord pour étudier la civilisation chinoise et notamment les expériences de monnaies-papier de la dynastie Song ; le jour de son couronnement, il a déjà parfaitement compris les avantages qu’il pouvait en tirer et les améliorations qu’il pouvait y apporter. Ainsi, dès la dixième lune de l’année même de son accession au trône, il se lance dans une des réformes monétaires les plus audacieuses de l’histoire. Kubilai Khan va créer sa propre monnaie-papier, le Zhongtong yuanbao jiaochao (ou Zhongtong chao) ; de simples billets imprimés sur un papier fabriqué à base d’écorce de murier qui vont devenir le véritable ancêtre de nos monnaies modernes.

Une monnaie pour les gouverner tous…

Le Zhongtong chao n’est pas seulement une monnaie ; c’est la monnaie de l’empereur. Contrairement aux dynasties impériales précédentes, Kubilai ne veut pas créer une monnaie parmi d’autres ; le Zhongtong chao doit être l’unique monnaie de l’empire, la seule qui puisse être légalement utilisée comme moyen de paiement. Dans son Devisement du monde [1], Marco Polo résume : « il est défendu, sous peine de la vie, d’en faire ou d’en exposer d’autre dans le commerce, par tous les royaumes et terres de son obéissance, et même de refuser celle-là. » En effet, dès 1260, Kubilai démonétise les traditionnelles pièces de cuivre qui formaient la base du système monétaire chinois et les remplace purement et simplement par les onze coupures de Zhongtong chao, de 10 wen à 2 guan [2], dont il détient le monopole et qui deviendront progressivement l’unique monnaie autorisée en Chine. Mais mieux encore, il va littéralement inventer le principe du cours légal de la monnaie : il est non seulement interdit de détenir d’autres monnaies que celle de l’empereur mais il est aussi formellement interdit de la refuser.

Enfin et afin que l’analogie avec nos monnaies actuelles soit complète, la valeur de la monnaie du Grand Khan n’est garantie par rien d’autre que par le bon vouloir de son émetteur. Si la parité officielle du Zhongtong chao, fixée par décret, est officiellement d’un demi liang d’argent [3] pour un guan de monnaie-papier, l’empereur et son administration se garderont bien de promettre à qui que ce soit la possibilité de la convertir en métaux précieux. Kubilai poussera même le génie, dans les premières années de son règne, jusqu’à ordonner à son administration de racheter des Zhongtong chao contre de l’argent afin de rassurer ses sujets sur la réalité du cours officiel. Mais dans les faits, si l’un de ses sujets tentait de convertir un de ses billets de sa propre initiative, il se voyait opposer – au mieux – une fin de non-recevoir.

… et dans les ténèbres les lier

Le budget de l’empire va rapidement faire les frais des ambitions du Grand Khan. Au-delà des grands chantiers publics, les opérations militaires – à commencer par la conquête de la Chine du sud et les deux opérations lancées contre le Japon – vont se révéler extrêmement coûteuses et le monopole sur le sel, principale ressource de l’État, deviendra vite insuffisant. Dès le milieu des années 1270, Kubilai va révéler le véritable sens de sa réforme monétaire : il va financer ses dépenses grâce à sa planche à billets. Les montants imprimés, au regard de ce qui s’était fait jusqu’alors, sont absolument colossaux : à partir de la seconde moitié des années 1270, le volume des billets émis chaque année aura une valeur faciale régulièrement supérieure à un millions de ding [4] – soient l’équivalent de 2 000 tonnes d’argent par an. Très rapidement, la valeur du Zhongtong chao va donc s’éroder et la parité officielle avec l’argent ne sera rapidement plus qu’une vue de l’esprit.

L’inflation atteint de telles proportions que les détenteurs de monnaie-papier cherchent à l’échanger contre des métaux précieux quitte à accepter une décote importante par rapport au cours légal ; Kubilai réagit en interdisant à ses sujets de posséder de l’or ou de l’argent. Forcés, sous peine de mort, d’utiliser la monnaie de l’État, les chinois sont désormais pieds et poings liés et ne peuvent que constater l’effondrement de la monnaie impériale ; selon certains auteurs de l’époque, la perte de pouvoir d’achat du Zhongtong chao atteindra 90% [5]. L’administration Yuan n’aura bientôt plus d’autre choix que de reconnaitre l’évidence : en 1287, l’introduction d’une nouvelle monnaie-papier – le Zhiyuan chao – consacre officiellement une dévaluation de 80%. Moins de 30 ans après sa création, la monnaie-papier de Kubilai Khan ne vaut pour ainsi dire plus rien, les chinois sont ruinés, l’économie est en lambeaux et la révolte gronde aux quatre coins de l’empire.

Fiat money 1.0 et expériences suivantes

Aussi loin que puisse nous porter la mémoire des hommes, le Zhongtong chao est la première véritable fiat money de l’histoire. Pour la première fois, un prince s’était doté d’une monnaie émise sans aucune garantie et dont la quantité en circulation ne dépendait que de sa volonté. Kubilai Khan avait déjà formalisé le cadre légal qui permettait à une telle monnaie d’exister : d’une part, le souverain détient le monopole monétaire ; c’est-à-dire que le fait de falsifier la monnaie de l’État (article 442-1 du Code pénal) ou d’émettre une autre monnaie que celle de l’État (article 444-4 du Code pénal) est considéré comme un crime contre l’État. D’autre part, les sujets du souverain n’ont pas le droit d’accepter, de détenir ou d’utiliser une autre monnaie que celle de l’État (article R642-2 du Code pénal) et sont tenus d’accepter cette monnaie à son cours officiel (article R642-3 du Code pénal).

Lorsque, le 15 août 1971, sept cent ans après la création du Zhongtong chao, Richard Nixon rompt unilatéralement la convertibilité-or du dollar et précipite ainsi la chute du système de Bretton Woods, nos monnaies deviennent de fait des fiat money. Les législateurs de l’époque avaient parfaitement conscience de la menace qui planait dès lors sur nos économies ; ils savaient qu’un gouvernement endetté qui dispose d’un fiat money sera toujours et en tout lieu tenté d’utiliser la planche à billet ; ils savaient que l’inflation qui en résulterait anéantirait l’épargne de millions de gens, favoriserait l’endettement au détriment de l’épargne et transformerait nos économies en successions de bulles spéculatives et de récessions. Ils tentèrent bien d’élever quelques garde-fous comme l’indépendance (toute relative) des banques centrales ou l’interdiction qui leur est faite de financer directement les États mais ces murailles de paille sont bien peu de chose face au pouvoir politique.

Aujourd’hui encore, comme lors de toutes les expériences de fiat money précédentes, du Zhongtong chaochinois au Papiermark allemands, des Assignats français au Pengő hongrois, nous assistons à une nouvelle représentation de cette même vieille comédie. La fin est déjà écrite, depuis plus de 40 ans, ce sera l’inflation et vraisemblablement la plus formidable bulle spéculative que nous aillons vu depuis bien longtemps.


Sur le web

Notes :

  1. Marco Polo, Le Devisement du monde, Livre II, chapitre XXI.
  2. Le wen est une unité de compte qui correspond à la valeur d’une pièce de bronze ; un guan correspond à 1 000 wen.
  3. Le liang est une unité de poids qui correspond à 39,6 grammes. Le billet de 1 guan de ZTC (1 000 wen) valait donc officiellement 19,8 grammes d’argent.
  4. Le ding est une unité de poids équivalente à 50 liang ; soit près de 2 kilos.
  5. Voir, notamment, Richard von Glahn, Monies of Account and Monetary Transition in China, Twelfth to Fourteenth Centuries (Journal of the Economic and Social History of the Orient, 2010).
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  • L’erreur est de croire que la monnaie papier serait la seule à offrir au souverain le pouvoir monétaire. Toutes les formes de monnaies, l’or et l’argent compris, tant qu’elles seront confiées au souverain, seront manipulées par ce dernier à son profit, contre les populations.

    Keynes se trompait (encore une fois) : le monopole du souverain sur la monnaie est la « relique barbare » et non l’or. Il n’y a pas d’alternative économique supérieure à la privatisation de la monnaie et à la concurrence monétaire.

    • @bubulle: Superieure, tout depend pour quoi faire. S’il s’agit pour un souverain de faire la guerre et conquerir de nouveaux territoires, d’asservir son peuple, d’accaparer tout ce que son peuple produit, la monnaie fiduciaire monopolistique est juste parfaite…

  • Très bon article.

    Je pense qu’il y a une erreur dans un article du code pénal :
    « Émettre une autre monnaie que celle de l’État (article 444-4 du Code pénal) est considéré comme un crime contre l’État. »
    Article 444-4 du code pénal :
    L’usage frauduleux des sceaux, marques, timbres, papiers, imprimés ou estampilles et marques attestant l’intervention des services d’inspection ou de surveillance sanitaire visés à l’article 444-3 est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende.

  • Excellent article qui va venir compléter ma doc.
    Ci-dessous un complément qui proviendait… La loi de Say – Sowell, Thomas et préfacée par Jacques Garello.
    « Coquelin observa simplement qu’il n’y a crise générale que dans les pays où la monnaie a été placée sous l’autorité d’une banque centrale, et a échappé peu à peu à une loqique marchande pour obéir à un nouveau processus politique. Centralisation et nationalisation de la monnaie sont donc les seules causes de crises économiques que l’on pourrait complètement éliminer si on respectait la mécanique naturelle des échanges réels. On retrouve ainsi la fameuse boutade de Friedman : « Rien n’est moins important que la monnaie… quand elle est bien gérée ». C’est pour avoir cru, assez naïvement, que la monnaie était toujours bien gérée, que J.-B. Say n’a pas cru à la possibilité de crise économique. Evidemment, nous lui concéderons que ces crises n’ont rien de réel dans leur origine, mais J.-B. Say est mal fondé à nier l’évidence : les manipulations monétaires perturbent la loi des débouchés. »

  • Toujours vrai tant que la monnaie sera de la responsabilité d’un individu ou d’un groupe d’individus type gouvernement.

  • Oui.
    L’Etat est improductif par nature : il ne vend rien. Au plus fournit-il des services que ses contribuables financent (lourdement en France).

    Comment détermine-t-on la valeur du travail ?
    Par la monnaie qui est l’étalon de la valeur.
    Elle ne conserve sa valeur que si elle est bien gérée et certainement pas par les hommes de l’État qui ne cherchent qu’à honorer leurs engagements politiques pour se faire réélire.

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