À la fin des années 1880, Sir Thomas Lipton se lance dans l’aventure qui permettra à son nom de passer à la postérité : en court-circuitant les circuits traditionnels d’approvisionnement en thé, il réduit considérablement le prix de vente du thé importé d’Asie et permet ainsi aux moins fortunés des sujets de sa majesté de goûter aux plaisirs délicieusement surannés du five o’clock tea.
Par Georges Kaplan.
Londres, 1897. Alors que les célébrations du jubilé de diamant de la Reine Victoria battent leur plein, un don anonyme de 25 000 livres sterling est versé au profit du fonds créé par la Princesse de Gales pour aider les pauvres de la capitale de l’empire suivi, peu après, d’un second versement du même montant qui vient participer à la lutte contre la famine en Inde. Ces deux dons étaient anonymes mais leurs montants ne laissaient que peu de doute sur l’origine de cet argent : le donateur ne pouvait être autre que Thomas Lipton.
Évidemment, encore faut-il savoir ce que représentaient 50 000 livres de l’ère victorienne ; peut-être ce chiffre sera-t-il plus parlant en rappelant qu’à l’époque, le revenu annuel des sujets de sa majesté atteignait environ 69 livres. Autrement dit, 50 000 livres s’était, aux standards de cette fin du XIXème siècle, de quoi faire vivre décemment plus de 700 familles anglaises pendant une année entière ou l’équivalent d’un don de plus de 17 millions des livres sterling actuelles. Bref, c’était une somme considérable que seul un donateur particulièrement fortuné pouvait se permettre d’offrir.
De fait, Thomas Lipton n’était pas seulement riche ; il était immensément riche. En 1898, alors qu’il entrait dans sa quarante septième année, le New York Times estimait sa fortune personnelle à quelques 50 millions de dollars. Le « simple épicier », comme l’appellera plus tard la Reine Victoria en l’anoblissant, était à la tête du premier empire international de la distribution.
Le fabuleux destin de Sir Thomas Lipton
Quand Frances et Thomas Lipton père, fuyant la Grande Famine qui sévissait dans leur Irlande natale, se sont installés à Glasgow vers 1847, ils étaient sans doute loin d’imaginer la destinée qui attendait leur fils à naitre. Âgé d’à peine 13 ans, le gamin décide de quitter l’école et enchaîne plusieurs petits métiers dont celui de garçon de cabine sur le vapeur qui assure la liaison Belfast-Glasgow. Il utilise ses premiers salaires pour acheter le billet qui lui permettra de traverser l’Atlantique et passe les cinq années qui suivent à enchainer les petits boulots aux États-Unis. En 1871, il rentre à Glasgow pour aider ses parents et, avec £100 en poche, décide d’ouvrir sa propre épicerie.
Thomas Lipton pensait être né dans un siècle où, pour la première fois dans l’histoire du genre humain, un fils d’épicier pouvait réellement espérer devenir riche. Il ne s’était pas trompé : en cinq ans il avait ouvert vingt magasins, en dix il était millionnaire et moins de trois décennies après l’ouverture de sa première épicerie, il comptait déjà au nombre des grandes fortunes du Royaume-Uni. À la fin des années 1880, il se lance dans l’aventure qui permettra à son nom de passer à la postérité : il réalise qu’en court-circuitant les circuits traditionnels d’approvisionnement en thé, il peut réduire considérablement le prix de vente du thé importé d’Asie et permettre ainsi aux moins fortunés des sujets de sa majesté de goûter aux plaisirs délicieusement surannés du five o’clock tea.
Tout au long de sa vie Sir Thomas créera ainsi des millions de livre sterling de valeur ajoutée, des milliers d’emplois et, cela va sans dire, de confortables revenus fiscaux pour les caisses du royaume. Son train de vie personnel, ne serait-ce qu’entre sa résidence luxueuse de Southgate à Londres et Erin, son yacht privé, permettait à lui seul de faire vivre des familles entières. Mais s’il attire l’attention du New York Times en cet été 1898 ce n’est pas à cause de sa considérable fortune : c’est parce que Thomas Lipton a décidé de financer de ses propres deniers un challenger pour la coupe de l’America de 1899.
Le meilleur de tous les perdants
Sir Thomas aimait les Big Boats, ces formidables machines de course dont les affrontements jalonnèrent l’histoire de la coupe de l’America tout au long de la première moitié du XXème siècle et qui donnèrent naissance aux mythiques « classe J » entre 1930 et 1937. Juste quelques chiffres : des longueurs hors-tout de 40 mètres, des mâts hauts de 50, des gran’voiles qui pouvaient peser une tonne, des spinnakers dont la surface pouvait atteindre le quart d’un terrain de football…
Lipton construisit donc son premier Shamrock pour la coupe de 1899 mais dut s’incliner face au Columbia du syndicat mené par J.P. Morgan. En 1901, Shamrock II ne fera pas mieux. En 1903, son Shamrock III affronte le Reliance de Cornelius Vanderbilt mais ne parvient pas, une fois encore, à ramener la coupe. Dès la fin de la seconde guerre mondiale, Lipton présente son Shamrock IV face au Resolute de Henry Walters – c’est un nouvel échec et ce n’est qu’avec la défaite de Shamrock V, laminé en 1930 par l’insaisissable Enterprise d’Harold Vanderbilt, que Sir Thomas acceptera enfin de jeter l’éponge. Cinq tentatives, cinq échecs qui lui valurent le titre du « meilleur de tous les perdants ».
J.P. Morgan, Vanderbilt, Walters… Un sport de riche de toute évidence : en 1930, le Yachting World estimait le coût de construction d’Enterprise à plus de 100 000 livres sterling auxquelles il fallait naturellement rajouter les frais de fonctionnement d’une véritable petite entreprise créée dans le seul but de conquérir la coupe. En Angleterre, Sir Lipton et ses compatriotes avaient l’habitude de constituer leurs équipages en embauchant des villages de pécheurs entiers pour la saison des courses ; les archives de Weetamoe américain font état, pour de simples hommes d’équipage, de salaires de 110 dollars par mois – nettement plus que le salaire moyen de l’époque – auxquels s’ajoutaient les primes de course.
Des riches qui, quelque furent leurs motivation, ont permis à des architectes de génie tels que William Fife III (le concepteur de Pen Duick), Nat Herreshoff (le « sorcier de Bristol »), Charles Nicholson ou Starling Burgess de concevoir quelques uns des plus beaux voiliers qui aient jamais navigué. Des riches qui ont fait vivre des chantiers entiers sans compter les nombreux fournisseurs d’accastillage et les équipages nécessaires pour faire naviguer ces machines de course.
L’indécente fortune
On a beaucoup écrit sur les motivations de Sir Thomas Lipton. Peut être, après tout, que ses élans philanthropiques, la mise à disposition de ses yachts pour aider la Croix Rouge durant la première guerre mondiale ou ses cinq tentatives pour ramener la coupe de l’America au Royaume-Uni n’étaient guidés que par sa volonté d’être enfin admis par cette grande aristocratie britannique [1] qui lui refusera l’entrée du Royal Yacht Squadron jusqu’à la veille de sa mort.
C’est peut être vrai mais les faits restent : pour indécente ou scandaleuse qu’elle ait pu paraitre, pas un seul penny de son immense fortune n’avait été volé à qui que ce soit. Sir Thomas était de ces riches, de ces magnats de l’industrie ou de la finance qui ont créé ces richesses, qui ont permis à des milliers de leurs contemporains de vivre et d’améliorer les conditions de leurs existences et qui ont écrit, à coup de persévérance, de génie organisationnel, de prouesses techniques et de millions de dollars quelques-unes des pages les plus mythiques de la course à la voile.
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Sur le web
Note :
[1] Édouard VII et Georges V était d’ailleurs aussi des compétiteurs passionnés qui ne répugnaient pas à barrer eux-mêmes le mythique Britannia.
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Un beau morceau d’histoire… Des hommes partis de rien ou pas grand chose qui battissent des empires c’est bien vu dans le monde anglo-saxons. Mais pas chez nos cuistres de socialistes !!!
Très belle histoire. Juste une correction, le texte évoque la seconde guerre mondiale alors qu’il s’agit de la première
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Je marronnais de n’avoir pu finir cet article sur Causeur merci Contrepoint