La thèse de la folie collective

Ceux qui mettent la crise financière sur le dos de la dérégulation vont devoir cesser de se contenter de slogans et d’affirmations non-étayées

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La thèse de la folie collective

Publié le 26 novembre 2011
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Ceux qui mettent la crise de 2008 sur le dos de la dérégulation ou du libéralisme en général vont devoir cesser de se contenter de slogans, d’affirmations non-étayées et de raisonnements approximatifs.

Par Georges Kaplan

La thèse officielle, celle qui est relayée par nos partis politiques et les médias, attribue la crise des subprimes à la dérèglementation bancaire. Selon cette vision des choses, une « idéologie libérale dominante » aurait poussé le législateur à mettre fin à tout ou partie de l’arsenal législatif qui empêchait les banques de prendre des risques trop importants au risque de provoquer l’effondrement du système monétaire et financier international. Une mesure souvent citée en exemple est le rappel du Glass-Steagall Act sous la présidence de Bill Clinton, entrée en vigueur en novembre 1999 [1].

La première remarque qu’appelle cette hypothèse concerne la réalité des faits: y a-t-il eu, oui ou non, une dérégulation de l’industrie bancaire aux États-Unis au cours des dernières décennies? Évidemment, la réponse est loin d’être évidente. Si l’on se réfère au nombre de lois ou au nombre de pages de textes de lois, on aboutit à la conclusion exactement inverse : comme dans beaucoup de pays occidentaux, la prolifération législative est passée par là. Mais cela ne préjuge bien sûr pas des contraintes que représentent ces lois. En fait de dérégulation de l’activité bancaire aux États-Unis, il y a bien eu un mouvement – de 1980 au rappel du Glass-Steagall Act en 1999 – qui visait à réduire la distinction entre les banques de dépôts et les autres institutions financières. En revanche, les règles prudentielles – celles-là mêmes qui sont supposées prévenir des prises de risques excessives – comme les ratios de Bâle se sont, au contraire, largement développées (Bâle I rentre en vigueur aux États-Unis en 1988). L’un dans l’autre la réalité de cette dérégulation bancaire n’a rien d’évident.

Admettons, par hypothèse, que l’évolution du cadre réglementaire des activités bancaires étasuniennes ait effectivement permis aux banques de prendre plus de risques [2]. Reste maintenant à expliquer pourquoi elles l’ont effectivement fait : ce n’est pas parce que la loi vous permet de vous endetter dans des proportions gigantesques, d’acheter des actifs notoirement risqués ou de faire les deux à la fois que vous allez nécessairement le faire. L’explication avancée par la thèse officielle c’est l’appât du gain : les banques ont pris de tels risques dans l’espoir d’accroître leurs profits. Évidement, c’est parfaitement crédible : les opportunités de profits sont, de toute évidence, le principal moteur de décision dans une économie capitaliste. Néanmoins, la recherche d’opportunités de profits est, en principe, tempérée par l’existence de risques de pertes.

A posteriori, nous constatons effectivement que les banques ont pris des risques très excessifs. Par exemple, de début 2007 à aujourd’hui et sur la base de l’indice S&P Banking (source), les actions des banques étasuniennes ont perdu presque les trois quarts de leur valeur (et ce, sans compter les banques qui ont fait purement et simplement faillite). La volonté de gagner de l’argent est un stimulus tout à fait crédible mais il faut aussi expliquer pourquoi les banquiers étasuniens n’ont pas vu et anticipé les risques auxquels ils ont effectivement dû faire face par la suite.

On peut, bien sûr, estimer que les dirigeants des 412 banques qui ont fait faillite [3] et des milliers d’autres qui y ont échappé – souvent de peu – étaient tout simplement incompétents. Plus sérieusement, on se demandera pourquoi des professionnels expérimentés et compétents ont pris, en toute conscience, de tels risques. Pourquoi les dirigeants des banques ont-ils pris le risque de perdre leurs emplois et de ruiner leurs actionnaires ? Comment se fait-il que les actionnaires aient laissé faire ? Par quel miracle les créanciers des banques ont-ils continué à leur prêter de l’argent ? Et enfin, comment se fait-il que tout ceci ait eu lieu dans pratiquement toutes les banques des États-Unis et en même temps ? C’est là que la thèse officielle verse dans l’ésotérisme. Aveuglement collectif, « pensée magique », phénomène de mode… Les tenants de la version officielle voudraient nous faire croire que quelques milliers de professionnels expérimentés et compétents sont devenus fous en même temps et ce, sans aucune raison.

La compréhension des causes de cette crise est un objectif important. Il n’est pas ici question de science pour la science ni de débat purement philosophique : nous parlons d’une des crises économiques les plus graves du XXème siècle, un phénomène massif qui a mis des millions de gens au chômage et qui, par ricochet, est en train d’abattre une à une les social-démocraties européennes. Il est ici question du même genre de crise qui a propulsé les nazis au pouvoir dans les années 1930 et provoqué la seconde guerre mondiale. Le sujet ne saurait être traité à la légère et – pardon – mais admettre qu’une vague de folie, une bouffée délirante collective puisse être à l’origine du phénomène ce n’est tout simplement pas sérieux. Il doit y avoir une ou plusieurs raisons rationnelles. Nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une explication de la crise qui repose essentiellement sur une cause aussi fumeuse.

D’autant plus que l’idée selon laquelle la dérégulation bancaire – et donc, comme nous l’avons vu plus haut, la fin de la séparation entre banque de détail et banque d’investissement – serait à l’origine de la crise souffre d’un handicap supplémentaire. Si on sait que Citigroup, pour prendre un exemple symbolique, a effectivement exploité le rappel du Glass-Steagall Act pour développer ses activités de banque d’investissement, on sait également que ce n’était pas le cas de l’immense majorité des 412 banques qui ont fait faillite selon le FDIC. De la même manière, et pour prendre un autre exemple symbolique, Lehman Brothers n’avait pas d’activité de banque de détail. En d’autres termes, attribuer cette crise à la dérégulation peut éventuellement fonctionner pour Citigroup ou Bank of America mais pas pour Lehman Brothers ni pour la grande majorité des banques qui ont été balayées par ladite crise. À condition, bien sûr, d’admettre aussi la très ésotérique thèse de la folie collective.

Au risque de décevoir le lecteur, je ne m’étendrai pas sur la thèse alternative. Comme beaucoup d’économistes, je fais partie de ceux qui pensent que la crise des subprimes est principalement née d’une combinaison de facteurs que sont la politique monétaire de la Federal Reserve, les politiques pro-accession à la propriété du gouvernement américain (Freddie Mac, Fannie Mae, le CRA…), l’aléa moral instauré par le sauvetage systématique des banques depuis 40 ans, une réglementation bancaire qui favorise arbitrairement les crédits immobiliers (et la dette souveraine) aux dépens des crédits aux entreprises et une réglementation des mortgages qui favorise les défauts stratégiques. Peu importe : si vous voulez mettre cette crise sur le dos de la dérégulation ou du libéralisme en général, il va falloir cesser de se contenter de slogans, d’affirmations non-étayées et de raisonnements approximatifs.

Sans quoi, que vous le reconnaissiez ou non, vous porterez une lourde responsabilité dans la suite des événements.

—-
Sur le web

Notes :
[note][1] La réalité est, comme souvent, plus complexe. Ce qui a effectivement été rappelé en 1999, ce sont les dispositions du Glass-Steagall Act qui séparaient les métiers des banques d’investissement (qui se financent par l’emprunt) des banques de détail (qui se financent par les dépôts).

[2] On admet donc, pour schématiser, que les dispositions prévues par les ratios de Bâle n’ont pas suffi à atténuer les effets supposés du rappel du Glass-Steagall Act.

[3] Sur la base des statistiques du FDIC, durant la période de sept ans qui commence juste après le rappel du Glass-Steagall Act (2000) et finit avec le début de la crise des subprimes (2007) seules une trentaine de banques américaines ont fait faillite. Depuis janvier 2008, le FIDC en dénombre 412 ; soit plus d’une centaine par an.[/note]

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  • Bien, cela change du sabir de Friedman et Kraus présenté dans ces mêmes colonnes.

    Au risque de passer pour un « autopromotionnaire » trollesque, je rappelle que j’ai développé une thèse concurrente dans mon ouvrage « foreclosure gate »

    http://bit.ly/foreclosure-gate

    En résumé: l’avidité, la malhonnêteté et l’excès de prise de risque ne sont pas des nouveautés. Mais les économies traditionnelles fondées sur le couple « liberté-responsabilité » ont façonné avec le temps des outils qui ont permis aux sociétés de limiter les retombées ces phénomènes inévitables… Sauf lorsque les interventions de l’état ont, délibérément ou incidemment, cassé ces mécanismes protecteurs.

    Ce qui est le cas lors de cette crise, comme l’article le rappelle, de façon non exhaustive: distorsion sur les taux d’intérêts, sur le cout du risque, modèles réglementaires de bâle gravement déficients, etc…

  • si les banques avaient eu réelle obligation de présenter un bilan honnete on n’aurait pas tous ces problemes.on sait qu’il est légal de dissimuler ses pertes dans une filliale installée dans un paradis fiscal.on sait qu’il est légal d’utiliser ses décotes obligataires pour les inscrire en bénéfice.enfin on sait qu’une partie des revenus des dirigeants s’effectue en stocks options,d’ou l’intéretde gonfler les bénéfices.conclusion, les lois sont mal faites et les autorités de controle corrompues.donc ce n’est pas une question de trop ou pas assez de lois

  • dommage que cet article ne donne pas plus de détails sur la « thèse alternative » tout juste évoquée à la fin. On reste sur sa faim après une excellente introduction à ce qui aurait dû être le plat principal….

    un « typo »:nous parlons d’une des crises économiques les plus graves du XXème siècle, plutôt du XXIème siècle non, ou même de tout les temps…

  • « une réglementation bancaire qui favorise arbitrairement les crédits immobiliers (et la dette souveraine) aux dépens des crédits aux entreprises et une réglementation des mortgages qui favorise les défauts stratégiques.  »

    Moins que le crédit aux entreprises, c’est surtout au capital proprement dit que la réglementation est défavorable. Contrairement aux dividendes, les intérêts de la dette contribuent à réduire les bénéfices des entreprises, ce qui revient à les financer en partie grâce à l’économie d’IS. Ce phénomène a conduit à la recherche de l’effet de levier par la dette plutôt que le recours au capital, marginalisant un peu plus les actionnaires dans le processus de décision, au profit des financiers.

  • Le professeur Vincent Bénard (aidé par le Ltd Columbo) avait résolu l’énigme de cette sombre histoire:

    1 –> http://www.youtube.com/watch?v=n2iTFA6Td8c
    2 –> http://www.youtube.com/watch?v=oD23XZSGqz0
    3 –> http://www.youtube.com/watch?v=rKVnKS0a2EE

  • J’aime bien les articles de Georges Kaplan, ce que je trouve étrange c’est l’utilisation récurrente du terme péjoratif « Étatsunien ».

    • Pourquoi « péjoratif » ? C’est descriptif et propre.

    • Je confirme. Ce n’est – dans mon esprit en tout cas – absolument pas péjoratif. L’alternative c’est « américain » qui vaut, en principe, pour les canadiens, les mexicains, les équatoriens, les chiliens (etc…)

    • « L’usage et la promotion du mot est à tendance péjorative selon Jacques Desrosiers pour le Bureau de la traduction du gouvernement canadien et André Racicot : Nos voisins les « États-Uniens  »

      « les Québécois et les autres francophones canadiens utilisent depuis bien avant la naissance du mouvement altermondialiste le terme « états-uniens » ».http://goo.gl/tmk7t

      Bobjack seriez-vous Canadien?
      En France, il n’y a jamais eût cette connotation.

      • Je suis Canadien en effet et ce terme est utilisé presque exclusivement par les anti américains primaires (et vous devinez qui ce genre ce personnalité attire), en plus ça s’applique aux États-Unis du Mexique 😀 Bon j’avoue que je n’avais pas vraiment pensé que ce terme ne portait pas ce côté péjoratif en France.

        Continuez votre beau travail 😉

  • Et pendant ce temps, dans l’Immonde à propos des USA: « L’épisode confirme la paralysie du système politique américain et la faiblesse d’un Barack Obama incapable de s’imposer au Congrès. L’épisode confirme également qu’il n’y a pas de morale en politique. L’inaptitude des dix-sept membres de l’union monétaire européenne à faire face à leurs crises de dette souveraine menace l’euro d’implosion. Ce qui, plus que jamais, transforme le dollar en valeur refuge et permet à l’Amérique de financer à bon prix ses montagnes de dettes. »

    A peine plus de 3 phrases et aucune ne tient la route (enfin si: la faiblesse d’Obama mais bon … on ne frappe pas un homme à terre, c’est moche 😉 )

    Source: http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2011/11/26/washington-et-sa-dette-pas-mieux-que-l-europe_1609590_3208.html

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