La naissance du gouvernement

Comment sont apparus les gouvernements ? Francis Fukuyama essaie d’apporter une réponse dans un long essai passionnant.

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La naissance du gouvernement

Publié le 24 juin 2016
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francis fukuyama le début de l'histoireComment les premiers gouvernements sont-ils apparus et comment les institutions qui y sont associées ont-elles émergé ? C’est à cette question que répond le premier volume de l’ouvrage de Francis Fukuyama sur la naissance de l’ordre politique.

L’humain vit naturellement en groupe. Il n’y a eu aucune période de l’évolution humaine durant laquelle les humains ont vécu de manière individuelle et isolée. Le cerveau humain est construit de manière à faciliter la coopération et les relations sociales. L’humain a fait un pas important lorsqu’il est passé d’une organisation en petites bandes à une organisation dite « étatique-tribale ». À ce stade, l’État possède le monopole de la coercition légitime sur un territoire donné.

Il existe essentiellement deux types d’États.

Au sein des États dits patrimoniaux, le pays est la propriété du dirigeant-souverain et l’administration gouvernementale est une extension de son entourage personnel. L’autre type d’État, dit moderne, est plus impersonnel ; l’administration étatique n’est pas composée de la famille et des amis du souverain.

Des États patrimoniaux ont commencé à apparaître dans plusieurs parties du monde il y a environ 8000 ans, surtout dans des vallées fluviales fertiles en Égypte, Mésopotamie, Chine et au Mexique.

Les facteurs favorisant l’apparition d’un État sont des surplus agricoles, la densité de population et le confinement de celle-ci à l’intérieur de barrières naturelles comme les cours d’eau, montagnes et déserts.

Mais le facteur qui a réellement motivé la création des gouvernements est la violence ou la menace de violence. Les premières tribus humaines se sont consolidées en gouvernements primitifs non pas pour des raisons économiques, mais bien en réaction à d’incessantes attaques par des envahisseurs mieux organisés. Un pouvoir centralisé permet de lever et financer une armée plus efficacement.

Les institutions

Qu’entend-on par institutions ?

Voici la définition de Fukuyama : les institutions sont des règles stables et récurrentes qui guident le comportement des humains en société et persistent au-delà du règne d’un dirigeant en particulier. La religion fut instrumentale à l’établissement de l’État de droit dans plusieurs civilisations.

Selon Fukuyama, ce sont les Chinois qui ont inventé la bureaucratie moderne, c’est-à-dire un cadre administratif permanent dont les membres sont choisis pour leurs capacités plutôt que par connexion patrimoniale. Cette bureaucratie a émergé dans le chaos ayant suivi la fin de la dynastie de Zhou, en réponse à la nécessité urgente de lever des impôts pour financer la guerre. Cependant, ce gouvernement n’avait pas d’État de droit (et n’en a toujours pas aujourd’hui), ni de mesures d’imputabilité limitant le pouvoir du souverain.

Dans le monde arabe, les premiers califes ont essayé de créer des structures gouvernementales qui transcendaient les loyautés tribales, mais sans succès. Le lien tribal était toujours plus fort que l’attachement national. La solution qu’ils ont trouvée a consisté à utiliser des esclaves comme fonctionnaires et comme armée, recrutés dans des villages conquis de nationalité non-arabe. Ces esclaves Mamelouk n’avaient aucun lien tribal avec la population, ce qui leur conférait une forme d’impartialité. Ils étaient loyaux au gouvernement d’abord, et non à une tribu en particulier. Ils ne pouvaient pas transmettre leur titre et leurs biens à leurs enfants.

En Europe, le pouvoir politique était très fragmenté, ce qui donna beaucoup de levier à l’Église, grâce à laquelle une forme d’État de droit fit sa place en Europe avant même l’apparition de la démocratie et de l’imputabilité gouvernementale, voire même d’une bureaucratie moderne. Fukuyama met l’emphase sur la Réforme Grégorienne et le Conflit des Investitures, qui se termina en 1122 par le Concordat de Worms. Sans entrer dans les détails, ces événements ont procuré à l’Église davantage d’autonomie et de pouvoir, ce qui lui permit de développer ses propres lois et sa propre bureaucratie. L’Église est ainsi devenue une entité politique transnationale (voir ceci). C’est suite à la Réforme Protestante et durant les Lumières que l’Église s’est affaiblie et que l’idée d’une légitimité souveraine basée sur le roi, la nation et/ou les citoyens, plutôt que sur Dieu émergea.

La religion

L’un des éléments importants de l’ouvrage de Fukuyama est l’apport de la religion à l’essor du gouvernement. Elle a permis à un chef ou un roi de régner sur un bien plus grand groupe. Quand le chef n’est qu’un simple homme plus intelligent, plus charismatique, plus courageux, plus fort physiquement ou plus habile au combat que les autres, il aura plus ou moins de succès à diriger une collectivité à sa guise et cette communauté devra être assez petite. Mais s’il est un demi-dieu ou un descendant des dieux avec lesquels il a la capacité de communiquer, la dévotion des sujets sera totale. Qui risquerait de s’opposer aux dieux et de subir leur cruelle colère ?

Pour arriver à cette fin, il fallait repousser l’origine ancestrale des dieux. Les dieux familiaux qui étaient des ancêtres des deux ou trois dernières générations sont devenus des dieux plus anciens, ancêtres d’un bien plus grand bassin de population (la tribu). Puis ils sont devenus des dieux non reliés à une nation en particulier (Chrétiens, Juifs, Musulmans), conférant légitimité à des souverains régnant sur un bien plus grand nombre de sujets.

Selon Fukuyama, la religion a bâti les fondations de l’État de droit moderne. L’existence d’une autorité religieuse séparée de l’État et qui donne sa légitimité au souverain a renforcé l’idée que le souverain n’est pas la source ultime de la loi. Aux États-Unis par exemple, la loi émerge de la constitution, dont les modifications doivent être approuvées par super majorité. Le président des États-Unis ne peut pas changer unilatéralement la constitution, ni décider des lois en général. La loi est au-dessus de lui ; il en est le sujet. C’est cela l’État de droit. La Chine ne développa jamais une religion transcendantale, ce pourquoi elle n’adopta jamais un État de droit.

Le Danemark

Pour Fukuyama, le Danemark est un pays exemplaire en ce qui concerne ses institutions. Il s’agit d’un pays prospère, démocratique, sécuritaire et peu corrompu, où les institutions sont en parfait équilibre, incluant un gouvernement compétent, un solide État de droit et l’imputabilité démocratique. Selon lui, l’alphabétisation a été un facteur déterminant vers le XVIe siècle et celle-ci a été encouragée par des réformes religieuses visant à permettre à tous les citoyens d’être en mesure de lire la Bible (encore la religion…). Les habitants ont donc pu mieux s’informer, communiquer et s’organiser grâce à la maîtrise de la lecture et de l’écriture.

La démocratie

Fukuyama fait une remarque intéressante sur la démocratie : les pays qui se sont démocratisés tôt dans leur histoire, avant même l’établissement d’une bureaucratie moderne, ont accusé un retard dans l’apparition des autres institutions, notamment en raison de l’émergence d’un certain clientélisme politique affligeant le secteur public. Fukuyama fait entre autres référence à la Grèce et l’Italie. Par ailleurs, les premières bureaucraties modernes sont apparues au sein de régimes autoritaires, tels que la Chine et le royaume de Prusse (et disons le Chili de Pinochet comme exemple plus contemporain). Selon Fukuyama, la bureaucratie moderne et l’État de droit doivent précéder la démocratie pour qu’un équilibre soit atteint.

Les libertariens

Malheureusement, Fukuyama succombe au mythe des pays dits libertariens de l’Afrique sub-saharienne, qui seraient des paradis libertariens sans impôts (comme la Somalie par exemple). En fait, les problèmes affligeant ces pays ne sont pas reliés à une trop faible taxation où à la taille de l’État, mais plutôt à l’absence de protection des droits de propriété et d’État de droit. Dommage qu’une personne aussi intelligente et cultivée que Francis Fukuyama ne soit pas en mesure de faire cette distinction.

Conclusion

En somme, les premiers gouvernements sont d’abord apparus comme moyen de s’enrichir grâce aux conquêtes militaires et, pour les tribus attaquées, comme moyen et protection contre les envahisseurs. Évidemment, si aucune tribu n’avait constitué de gouvernement dans le but de lever une armée et faire la guerre, les autres tribus n’aurait pas eu besoin de créer un gouvernement pour se protéger. Ce n’est donc pas un début très vertueux pour une institution qui, de nos jours, est perçue comme un vecteur de progrès…

C’est exactement ce que décrit Murray Rothbard dans son essai Anatomy of the State :

« The State has never been created by a “social contract” ; it has always been born in conquest and exploitation. »

Le gouvernement a ensuite pris de l’expansion grâce à la religion, qui confère aux autorités souveraines leur légitimité, comme l’explique Rothbard :

« The union of Church and State was one of the oldest and most successful of these ideological devices. The ruler was either anointed by God or, in the case of the absolute rule of many Oriental despotisms, was himself God; hence, any resistance to his rule would be blasphemy. The States’ priestcraft performed the basic intellectual function of obtaining popular support and even worship for the rulers.”

Au niveau des institutions, je pense que Fukuyama accorde trop d’importance à l’apparition d’une bureaucratie moderne (c’est-à-dire non-patrimoniale) et pas assez à l’État de droit. Pourtant, l’Europe, qui avait un État de droit sans bureaucratie moderne, s’est développée beaucoup plus rapidement que la Chine qui avait une bureaucratie moderne sans État de droit. J’apprécie cependant le scepticisme de Fukuyama envers la démocratie (voir ceci), chose rare de nos jours pour des raisons de rectitude politique.

Dans cette optique, on constate que le rôle essentiel du gouvernement pour l’épanouissement de la société est la protection des droits de propriété, ce qui découle de l’État de droit. Un gouvernement sain facilite le passage de tribus disparates vers des villes plus denses et populeuses qui deviennent des catalyseurs pour les échanges commerciaux, la transmission du savoir, l’innovation et la division du travail ; par conséquent la création de richesse. C’est de cette façon qu’un bon gouvernement peut enrichir la société.

Malheureusement, même au sein des pays disposant des meilleures institutions, le gouvernement en vient à trop grossir et à se corrompre. Survient alors un déclin, dont traite Fukuyama dans le volume 2.

Si vous êtes un passionné d’histoire, vous apprécierez grandement ce livre de grande qualité. Pour les autres, vous devriez plutôt l’éviter fut sa longueur et son aridité. Notez que ce court billet ne fournit qu’un aperçu de ce riche ouvrage, et non un résumé exhaustif. Je suis présentement à lire le volume 2, qui porte sur le déclin politique… à suivre.


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  • C’est peut-être un effet de ce résumé, qui saute brusquement de la Chine ancienne à l’Islam et au Moyen-âge, mais on a l’impression que Fukuyama fonde presque exclusivement l’état de droit sur la religion, ce qui semble faire une étonnante impasse sur l’Athènes de Périclès et la Rome pré-chrétienne. C’étaient pourtant des états de droit, la seconde nous léguant même la notion de code. Certes, ce n’étaient pas des états laïques au sens moderne du mot, mais leurs lois n’étaient pas la traduction civile de textes « sacrés » ; la cité s’organisait pour elle-même, sa survie, son développement, non pour appliquer on ne sait quelle « charia » jupitérienne. La mythologie antique ne contient d’ailleurs aucun texte définissant le gouvernement idéal pour les hommes. Lorsqu’on analyse les textes politiques anciens, même s’ils sont loin de conduire tous à la démocratie, Platon le premier, on y voit émerger ce que nous nommons aujourd’hui le droit naturel, et non des préceptes divins. On peut dire, et il faudrait ici corriger la sempiternelle formule qui fait de l’Europe une civilisation judéo-chrétienne, que l’état de droit Européen est plutôt de nature hellénistique, complété par l’apport chrétien (on peut simplifier car ce n’est pas l’Ancien Testament qui compte en la matière).
    Mais peut-être Fukuyama aborde-t-il la question dans le tome 2 ? On a en tout cas envie d’aller plus loin, et de le lire : merci à l’auteur de cette présentation, de toute façon très utile.

  • Il faudrait rappeler à Mr Fukuyama que la dynastie Zhou ne date que du 11 siècle av JC alors que les Égyptiens on crée dès la XVIIIeme dynastie soit 3 siècles plus tôt une école de scribes qui sélectionnait ses étudiants pour leurs compétences dans les populations occupées et parfois chez les non noble, soit 23 siècles avant les Mamelouks.

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