Les Japy : l’empire horloger des rois de la quincaillerie

Portrait d’un entrepreneur qui a réussi à créer une affaire de famille.

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Les Japy : l’empire horloger des rois de la quincaillerie

Publié le 13 mars 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau

Buste de Frédéric Japy-Wikimedia Commons
Buste de Frédéric Japy-Wikimedia Commons

Japy : un nom qui ne se réduit pas à une figure d’entrepreneur exceptionnel, fût-ce celle du fondateur mythique, Frédéric Japy (Beaucourt, auj. territoire de Belfort, 22 mai 1749 – Badevel, Doubs, 4 janvier 1812). L’entreprise est une affaire de famille réunissant, après Frédéric, une fratrie puis ses enfants : frères, beaux-frères et cousins forment ainsi une étrange tribu d’entrepreneurs qui, pendant un siècle, va développer et renforcer une société aux productions multiples. L’empire industriel des Japy, centré sur le pays de Montbéliard, est à cheval sur l’Alsace, même si le siège de la société, Beaucourt, sera rattaché en 1871 au territoire de Belfort, et la Franche-Comté où sont localisées les autres usines. Les treize « châteaux Japy »1 construits à Beaucourt ont longtemps été le symbole de leur puissance industrielle.

Leur fortune initiale s’est faite dans l’horlogerie, activité pionnière de la « mécanique automatique moderne ». Très tôt, les Japy se sont efforcés de remplacer l’homme par la machine. À l’horlogerie va s’ajouter au fil du temps la quincaillerie (dont la serrurerie), la fabrication des vis et boulons, puis des ustensiles de ménage, et enfin la construction de pompes en attendant la machine à écrire, les casques des poilus, etc.

Comme le souligne Julien Turgan dans sa série sur les grandes usines :

« Beaucourt n’est pas seulement le spécimen d’installations industrielles spéciales, mais le modèle à étudier et à suivre d’une organisation ouvrière fonctionnant depuis près de cent années à la satisfaction mutuelle des parties intéressées. Le nombre des ouvriers, la multiplicité des opérations exécutées, la variété des produits donnent à Beaucourt une vitalité puissante, sans cesse accrue par de nouvelles entreprises. Pour assurer à leur population ouvrière un travail constant, malgré l’inégalité naturelle de la demande, MM. Japy sont sans cesse à la recherche de nouveaux articles qui puissent remplacer immédiatement les objets démodés qui n’ont plus la faveur du commerce. »2

Installée à Beaucourt depuis le XVIe siècle, la famille est entrée dans le monde de l’artisanat au XVIIIe siècle. Frédéric Japy (1749-1812) avait étudié l’horlogerie en Suisse avant de fonder son entreprise qui emploie une cinquantaine d’ouvriers en 1780 et près de 500 personnes en 1806. Il était revenu à Beaucourt faute de pouvoir s’installer à Montbéliard où les corporations s’opposaient à toute innovation technologique.

Homme d’affaires talentueux, il réussit à mécaniser la fabrication des ébauches de montre et multiplie les brevets « pour des machines capables d’exécuter différentes pièces d’horlogerie ». Peu importe qu’il n’en soit pas l’inventeur, il est celui qui va leur donner une application industrielle. Le grand bâtiment qu’il fait édifier abrite non seulement les ateliers mais aussi les logements des ouvriers et de la famille Japy, « familistère » avant l’heure. La lecture de la Bible fait également partie de l’organisation du temps à Beaucourt.

L’irrésistible ascension de la société Japy frères

Ses cinq fils vont constituer la société Japy frères. Ses filles lui permettent de nouer des alliances industrielles notamment avec les frères Peugeot.

En 1806, le père retiré, Fritz (Montbéliard, 19 avril 1774 – Beaucourt, 16 octobre 1854), Louis Frédéric (Montbéliard, 27 février 1777 – Beaucourt, 14 mars 1852) et Jean Pierre (Beaucourt, 20 mars 1785 – Beaucourt, 17 janvier 1863) se répartissent les rôles : l’aîné est « chargé de la partie commerciale et financière », le second s’occupe de la « partie technique et de la création des machines-outils » tandis que le plus jeune devient « l’homme de l’atelier, surveillant, dirigeant le personnel et vérifiant la bonne qualité de la fabrication ». Les deux benjamins, Jean-Charles et Frédéric dit Fido, ancien officier de l’Empire, ne feront qu’un bref passage dans l’entreprise familiale.

En 1815, un détachement de hussards hongrois vient piller et brûler tout l’établissement industriel, brisant les mécaniques. Il s’agissait de punir des fidèles de l’Empereur qui avaient organisé un corps de partisans dans les montagnes du Jura. C’est une perte inattendue et catastrophique qui n’abat pas l’entreprise qui va renaître de ses cendres. Les établissements situés dans le Doubs voisin ont été épargnés, et en huit mois, Beaucourt est reconstruit sur une échelle encore plus large.

Les trois frères élèvent leurs enfants dans le respect de l’héritage paternel : « sens du devoir, application au travail, vie simple empreinte d’une morale austère, surtout sensibilité aiguë à la valeur de l’argent et aux intérêts communs ». La société en nom collectif (1837) accueille six nouveaux associés : deux fils et deux gendres de Fritz, deux fils de Jean-Pierre. En 1855 la société associe nom collectif et commandite par actions : les commanditaires finançant tandis que les associés solidaires sont les gérants « qui forment le véritable organe de décision de la société ». Fils ou gendre n’accèdent pas automatiquement à la gérance :

« Quand par son zèle, son activité et ses connaissances acquises, il aura mérité la confiance entière du conseil de gérance, des attributions plus sérieuses lui seront désignées qui pourront le placer dans la situation à laquelle tout fils d’un sociétaire doit espérer. »

En 1807, Louis-Frédéric a inventé des machines qui permettent de fabriquer des vis à bois : il s’agissait au départ de faciliter la fabrication de vis d’horlogerie. Les vis à bois permettent de remplacer le clou et la pointe. Il crée ainsi une activité nouvelle en France. La production des vis l’emporte sur l’activité horlogère. La production de boulons s’ajoute à celle des vis. En 1849, la production d’articles filetés  est exportée en Espagne, en Italie, Allemagne, Turquie, Afrique et Amérique. En 1850, les Japy installent de nouvelles machines, entièrement construites dans les ateliers de la maison, dues à un inventeur américain mais améliorées par un ingénieur maison : désormais une seule ouvrière peut surveiller 15 à 18 machines au lieu d’une ouvrière par machine selon l’ancien procédé. Les vis étant en forme de vrille peuvent pénétrer très facilement dans le bois tendre.

Les frères rachètent un procédé de fabrication « qui consiste à remplacer le fer blanc par le fer battu » : l’établissement de La Casserie, installé à Dampierre-les-Bois, doit être complété par un second établissement, Rondelot, à Fesches-le-Châtel, et un troisième à Bart (Doubs), fabriquant des « ustensiles en fer battu, étamés, vernis et émaillés » : poêles à frire, casseroles, plats, marmites, assiettes, seaux à charbon. Les articles domestiques vont faire la réputation de l’entreprise. À l’aide d’huile de lin, on donne même à la tôle polie la couleur du bronze florentin pour imiter les ustensiles en cuivre rouge. Les ustensiles obtenus sont plus hygiéniques, plus solides, plus légers, plus faciles à s’échauffer et  bien sûr, meilleur marché.

En 1850, ils emploient 400 ouvriers employés dans 5 usines utilisant 4 machines à vapeur, 9 turbines et 6 roues hydrauliques. En multipliant les productions, ils évitent les problèmes de chômage liés à l’activité horlogère.

L’industrie horlogère n’est pas abandonnée pour autant et gagne la commune de Badevel, voisine de Beaucourt mais de l’autre côté de la frontière départementale, où près de 600 ouvriers sont occupés. Ingénu Japy, fils de Fido, révolutionne la fabrication des mouvements de pendule. Les Japy cherchent à imposer une montre « démocratique » à bon marché. Comme le souligne Audiganne : la réputation des Japy

« tient à la fois à la masse énorme de leur production, à la perfection de leur outillage, à la bonne qualité et au bas prix de leurs articles. »3

Les Japy sont devenus les plus importants industriels du Doubs. Un des fils de Louis Frédéric, Louis Japy, a développé sa propre entreprise dans les établissements d’Hérimoncourt et Berne (commune de Seloncourt) : 580 ouvriers sont employés dans les deux usines produisant « mouvements de pendules, templets mécaniques, métronomes et jouets mécaniques » pour Besançon, Paris, l’Alsace et la Suisse.

La famille a eu le souci d’utiliser les sites hydrauliques, renforcés dès 1829 à Beaucourt, par des machines à vapeur. La proximité du canal du Rhône au Rhin favorise l’implantation dans la vallée de la Feschotte et à L’Isle-sur-Doubs. Les Japy s’intéressent de près au tracé des lignes de chemins de fer en construction sous la monarchie de juillet. Ils ont ainsi développé un grand nombre d’établissements dans le pays de Montbéliard.

Les Japy tentent de limiter la concurrence en favorisant l’entente commerciale. La société Japy frères et Lalance (1850) rassemble les principaux propriétaires de casseries « pour contrôler la production et surtout les prix de ses associés ». La société Japy, Roux, Marti & Cie rassemble les plus importantes fabriques d’ébauches et de pendules pour « contingenter leur production et aligner le prix de leurs articles sur des tarifs communs ». Cette politique de cartellisation atteint son apogée avec le Comptoir des quincailleries réunies de l’Est qui regroupe plusieurs maisons du haut-Rhin, de Haute-Saône et des Vosges ; et où Japy est majoritaire.

Jusqu’en 1875, la société conserve sa structure familiale, l’épargne familiale permet de rassembler une trésorerie abondante. Le capital social, qui était de 900 000 francs en 1837 est de 5 375 000 francs en 1863. L’expansion de la société s’est faite en multipliant les associés. Mais cette structure est fragile, des gérants soulignant : « Nous vivons grâce au bon vouloir des associés et à l’aide des fonds qu’ils veulent bien laisser en comptes courants ». Le chiffre d’affaires dépasse cependant 10 millions de francs pour l’exercice 1869-1870. Ils ont profité des défaillances de leurs concurrents, notamment les Peugeot, pour racheter leurs usines. Ils se sont alliés matrimonialement avec toutes les familles du petit monde des affaires du nord-est de la Franche-Comté.

La politique sociale des Japy

Comme le souligne Turgan, qui voit dans l’entreprise « une vaste horloge », « on dirait que l’horlogerie… ait marqué son empreinte sur la maison toute entière. »4 L’empire Japy emploie près de 5000 ouvriers dans ses neuf usines à la fin du Second Empire. 2600 travaillent dans l’horlogerie contre 600 dans la visserie et boulonnerie beaucoup plus automatisée, et 1300 à la casserie.

Les Japy se succèdent à la mairie de Beaucourt de 1800 à 1897, un Japy est maire de Dampierre-les-Bois sous Napoléon III, un autre est maire de Badevel. Ces fidèles du Premier Empire ont su s’adapter aux régimes successifs. Louis-Philippe comme Napoléon III décoreront de la légion d’honneur des industriels dont « l’autorité paternelle » s’exerce sur la population ouvrière. Ils sont fiers de n’avoir jamais licencié d’ouvriers, même pendant les périodes de crise, n’hésitant pas à distribuer la soupe, la viande et la pain aux indigents durant les années de disette (1817, 1847). Ils sont dans l’héritage du fondateur, Frédéric Japy, qui déclarait :

« Je veux que mes ouvriers ne fassent avec moi et les miens qu’une seule et même famille. Mes ouvriers doivent être aussi mes enfants et en même temps mes coopérateurs. »

Protestant fervent, Fritz Japy accorde une grande importance « à la religion comme soutien et guide moral de la population », « outre la première instruction » il encourage à l’école « des leçons de religion, de morale et de dévouement au souverain ». Les Japy financent la construction d’un temple (1812-1814), développent des logements ouvriers et mettent en place des caisses de secours pour subvenir « aux frais médicaux et pharmaceutiques », une société de secours mutuels. Avec l’augmentation du nombre des ouvriers catholiques, une chapelle est construite en 1857 qui devient une église succursale en 1859.

Turgan est admiratif devant le paternalisme Japy.

« Le personnel appartient aux deux cultes, desservis par une chapelle catholique et un temple protestant. Dès 1818, Beaucourt possédait une école mutuelle, dont la maison Japy subventionnait les instituteurs (…) D’autres écoles, des salles d’asile ont été fondées depuis dans les usines succursales ; une société de patronage secourt les enfants pauvres et orphelins. Comprenant l’action civilisatrice de la musique, les chefs de l’établissement avaient fondé, dès 1830, une de ces sociétés instrumentales qui, sous le nom de fanfares sont devenues, depuis quelques années, si nombreuses et si florissantes. Depuis 1845, MM. Japy ont établi une boulangerie qui livre au personnel de la maison le pain et la farine au prix de revient ; et depuis 1854, pour soustraire l’ouvrier à la rapacité des petits commerçants, ils ont annexé à cette boulangerie un magasin (qui) fournit non seulement l’épicerie et les principaux comestibles mais encore le bois de chauffage, la houille, les chaussures et certains vêtements appropriés aux besoins des ouvriers. »5

Cité_adolphe_japy-Wikimedia Commons
Cité_adolphe_japy-Wikimedia Commons

La veuve de Jean-Pierre Japy a respecté les volontés de son mari ce qui aboutit, en 1864, à la fondation d’une société immobilière pour faciliter l’accès à la propriété des ouvriers, le terrain étant donné gratuitement : les maisons coûtant 2000 francs sont remboursées en onze années. Turgan oppose les maisons ouvrières de Beaucourt à « l’aspect lugubre des cités ouvrières ». En trois ans, 85 maisons sont construites. Pour le Jury de l’Exposition de 1867, les ouvriers « contractent de plus en plus, avec le goût de la propriété celui de l’épargne, élément efficace de bien-être et d’harmonie ».

Mais derrière cette image triomphante et idyllique, l’empire commençait de se fissurer même si Adolphe Japy (Beaucourt, 27 février 1813 – Paris, 12 février 1897) a succédé à son père Jean-Pierre. La fortune des Japy reposait avant tout sur l’innovation technique et la solidarité de tous les membres de la famille. En 1875, deux clans se constituent et vont s’affronter, annonçant le déclin d’une des plus puissantes entreprises françaises.

Sources :

  • Jean-Luc Mayaud, Les patrons du Second Empire, vol. 3 : Franche-Comté, Picard-Ed. Cenomane 1991, p. 28-35
  • Le Génie industriel, 1851, vol. 1, « Biographie de la maison Japy », p. 280-281

La semaine prochaine : Antoine Herzog père et fils

Retrouvez ici tous nos Portraits d’entrepreneurs.

  1. Le terme désigne des demeures bourgeoises.
  2. Les grandes usines, t. VII, 1870, p. 257
  3. Audiganne, L’industrie contemporaine, ses caractères et ses progrès chez les différents peuples du monde, 1857, p. 157
  4. Les grandes usines, t. VII, 1870, p. 258
  5. Les grandes usines, t. VII, 1870, p. 260-261
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