Libéralisme classique : naissance, déclin et renaissance

La signature de la civilisation occidentale

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TheodosiusAmbroseRaico

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Libéralisme classique : naissance, déclin et renaissance

Publié le 27 juin 2021
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Dans cette remarquable synthèse de l’histoire occidentale moderne, Ralph Raico montre bien comment le libéralisme classique est né en Europe, a été supplanté par ses adversaires à la fin du XIXe siècle avant de renaître en Amérique au XXe siècle, notamment, sous l’influence de penseurs venus d’Europe. (Les intertitres sont du traducteur)

Par Ralph Raico.

Traduction : Institut Coppet

Qu’est-ce que le libéralisme ? Le libéralisme classique – ou tout simplement libéralisme, comme on l’appelait encore jusque vers la fin du siècle – est la signature de la civilisation occidentale du point de vue de la philosophie politique.

Des traces et des prémices de l’idée libérale peuvent exister dans d’autres grandes cultures. Mais de façon spécifique, c’est la société produite en Europe – dans les avant-postes de l’Europe, et surtout en Amérique – qui a servi de terreau au libéralisme. En retour, cette société a été profondément façonnée par le mouvement libéral.

 

Du Moyen Âge à l’absolutisme moderne

La décentralisation et le partage du pouvoir ont été les marqueurs de l’histoire de l’Europe.

Après la chute de Rome, aucun empire n’a jamais été en mesure de dominer le continent. Au lieu de cela, l’Europe est devenue une mosaïque complexe de nations concurrentes, de principautés et de villes-États. Les différents souverains se sont retrouvés en concurrence les uns avec les autres.

Si l’un d’entre eux se livrait à une fiscalité prédatrice ou à une confiscation arbitraire des biens, il pouvait parfaitement perdre ses citoyens les plus productifs, qui avaient la possibilité de s’exiler avec leur capital. Les rois ont aussi trouvé de puissants rivaux parmi des barons ambitieux et les autorités religieuses qui étaient soutenues par une Église internationale. Les Parlements sont apparus afin de limiter le pouvoir de taxation des rois, et les villes libres se sont bâties sur des chartes spéciales qui donnaient à l’élite marchande un certain nombre de responsabilités

Au Moyen Âge, de nombreuses parties de l’Europe, en particulier à l’ouest, avaient développé une culture favorable aux droits de propriété et de commerce. Sur le plan philosophique, la doctrine du droit naturel – prolongement de la philosophie stoïcienne issue de la Grèce et de Rome – enseignait que l’ordre naturel était indépendant des desseins de l’Homme et que les dirigeants étaient subordonnés aux lois éternelles de la justice. Cette doctrine du droit naturel a été confirmée par l’Église et promulgué dans les grandes universités, d’Oxford à Salamanque, Prague ou Cracovie.

Lorsque l’ère moderne a débuté, les dirigeants ont commencé à se libérer des vieilles contraintes qui encadraient l’usage de leur pouvoir. L’absolutisme royal est devenu le modèle principal de l’époque. Les rois de l’Europe ont édicté un nouveau paradigme : ils ont déclaré qu’ils étaient nommés par Dieu pour être la source de toute vie et de toute activité dans la société.

En conséquence, ils ont cherché à diriger la religion, la culture, la politique et surtout la vie économique du peuple. Pour soutenir leur bureaucratie naissante et leurs guerres perpétuelles, les dirigeants ont dû accroitre sans cesse le nombre d’impôts, en tentant de ponctionner leurs sujets au mépris de la jurisprudence et de la coutume.

 

Les révolutions hollandaise et anglaise

Les premiers à se révolter contre ce système ont été les Hollandais. Après une lutte qui a duré des décennies, ils se sont émancipés de la tutelle espagnole et ont édifié une entité politique unique. Les Provinces-Unies, nom donné à cet État fortement décentralisé, n’avait pas de roi et peu de pouvoir au niveau fédéral.

Faire du commerce fut la passion de ces infatigables fabricants et commerçants. Ils n’avaient pas le temps de chasser les hérétiques ou de réprimer les idées nouvelles. Et de facto, la tolérance religieuse et une grande liberté de presse ont finalement pu s’imposer.

Occupés par l’industrie et le commerce, les Hollandais y ont établi un système juridique solide, fondé sur la primauté du droit et le caractère sacré de la propriété et des contrats. Les impôts étaient bas, et tout le monde travaillait. Le miracle économique néerlandais était la merveille de l’époque. Les observateurs avisés de toute l’Europe ont remarqué le succès hollandais avec beaucoup d’intérêt.

Une société très similaire à celle de la Hollande a vu le jour de l’autre côté de la mer du Nord. L’Angleterre du XVIIe siècle était, elle aussi, menacée par l’absolutisme royal, sous la forme de la maison Stuart. La réponse fut la révolution, la guerre civile, la décapitation d’un roi et la naissance d’une nouvelle société. Au cours de ce siècle tumultueux sont apparus les premiers mouvements et penseurs clairement identifiés en tant que libéraux.

Avec le départ du roi, un groupe de radicaux de la classe moyenne, baptisé The Levellers (les nivelleurs), a émergé. Ils ont opposé que même le Parlement n’avait pas le pouvoir d’usurper les droits naturels donnés par Dieu au peuple. Selon eux, la religion est une question de conscience individuelle, il ne devrait y avoir aucun lien avec l’État. De la même façon, les monopoles d’État ont été accordés en violation de la liberté naturelle.

Une génération plus tard, en s’appuyant sur la tradition du droit naturel qui avait été préservée et élaborée par les théologiens scolastiques, John Locke conceptualisa un puissant modèle libéral de l’homme, la société et l’État. Tout homme, selon lui, est naturellement doté de certains droits naturels. Ils consistent en son droit fondamental à jouir de sa propriété – qui est sa vie, la liberté et son patrimoine (ou ses biens matériels).

L’État est formé simplement dans le but de préserver ce droit à la propriété. Lorsqu’au lieu de protéger les droits naturels du peuple, un gouvernement fait la guerre contre eux, les gens peuvent le changer ou le faire disparaître. La philosophie de Locke a continué à exercer une influence en Angleterre chez les générations qui ont suivi. Avec le temps, son influence la plus grande s’est exercée au sein des colonies anglo-saxonnes en Amérique du Nord.

La société qui a émergé en Angleterre après la victoire sur l’absolutisme a rencontré dès ses débuts un succès impressionnant dans la vie économique et culturelle. Les penseurs du continent, notamment en France, s’y sont intéressés. Certains, comme Voltaire et Montesquieu, sont venus voir par eux-mêmes. Tout comme pour la Hollande qui avait déjà servi de modèle auparavant, l’exemple de l’Angleterre commença à influencer les philosophes et les hommes d’État étrangers. La décentralisation, qui a toujours été la marque de l’Europe, a permis à l’expérience anglaise de se propager et son succès a fait figure d’aiguillon pour les autres nations.

Au XVIIIe siècle, les penseurs ont découvert un fait important pour la vie sociale : lorsque les hommes jouissent de leurs droits naturels, la société s’organise plus ou moins par elle-même. En Écosse, une succession de brillants écrivains, notamment David Hume et Adam Smith, ont décrit la théorie de l’évolution spontanée des institutions sociales.

Ils ont démontré comment des institutions extrêmement complexes et utiles – la langue, la morale, la loi commune, et surtout le marché – naissent et se développent, non comme le produit du travail des ingénieurs sociaux mais comme le résultat des interactions de chaque membre de la société poursuivant ses objectifs individuels.

 

L’économie politique française : le « laissez-faire »

En France, les économistes ont abouti à des conclusions similaires. Le plus grand d’entre eux, Turgot, a énoncé les principes du libre marché :

La politique à mener est donc de laisser la nature, sans prétendre la diriger. Car pour diriger les échanges et le commerce, il faudrait être en mesure d’avoir connaissance de toutes les variations des besoins, des intérêts, et de l’industrie de l’homme à un niveau de détails tel qu’il est matériellement impossible à obtenir, même par le plus habile, le plus actif, et le plus informé des gouvernements. Et même si un gouvernement possédait une telle multitude d’informations détaillées, la solution retenue serait de laisser les choses se passer exactement comme elles le font d’elles-mêmes, par la seule action de l’intérêt des hommes invité par la libre concurrence.

Les économistes français ont inventé un terme pour la politique de la liberté dans la vie économique : ils l’appelaient le laissez-faire.

Pendant ce temps, à partir du début du XVIIe siècle, des colons venus principalement d’Angleterre ont créé une nouvelle société sur la rive orientale de l’Amérique du Nord. Sous l’influence des idées qu’ils ont apportées avec eux et des institutions qu’ils ont développées, un mode de vie unique a vu le jour. Il n’y avait pas d’aristocratie et très peu d’intervention étatique. Au lieu d’aspirer au pouvoir politique, les colons ont travaillé pour se bâtir une existence décente pour eux et leurs familles.

Farouchement indépendants, ils étaient unanimement attachés à l’échange pacifique et profitable. Un réseau complexe de liens commerciaux s’est tissé, et au milieu du XVIIIe siècle, les colons étaient déjà plus riches que n’importe quel autre roturier dans le reste du monde. L’initiative individuelle a également été l’étoile qui a guidé le domaine des valeurs spirituelles. Églises, collèges, bibliothèques, journaux, instituts de conférence et sociétés culturelles ont prospéré grâce à la coopération volontaire des citoyens.

Lorsque les événements ont conduit à la guerre d’indépendance, l’opinion dominante considérait que la société se gouvernait par elle seule.

Comme Thomas Paine a déclaré :

Le gouvernement officiel ne dirige qu’une petite partie de la vie de la civilisation. C’est des grands principes fondamentaux de la société et de civilisation – la circulation incessante d’intérêt, qui passent par ses millions de canaux, tonifie l’homme civilisé tout entier – c’est de ceux-ci, infiniment plus que tout ce que même les meilleurs gouvernements institutionnels pourrait effectuer, que dépendent la sécurité ainsi que la prospérité de l’individu et l’ensemble de la société. In fine, la société réalise pour elle-même presque tout ce qui est attribué à l’État. Cet État ne doit servir qu’à prendre en charge les quelques cas que la société et la civilisation ne peuvent aisément réaliser.

Avec le temps, la nouvelle société formée sur la philosophie des droits naturels pouvait servir de modèle de libéralisme dans le monde, encore plus lumineux que ce que furent auparavant la Hollande et l’Angleterre.

Lorsque le XIXe siècle a débuté, le libéralisme classique – ou simplement libéralisme, ainsi qu’était alors connue la philosophie de la liberté – était le spectre qui hantait l’Europe et le monde. Dans tous les pays avancés, le mouvement libéral était actif.

Principalement issu des classes moyennes, il était composé de personnes issues de milieux religieux et philosophiques très contrastés. Chrétiens, juifs, déistes, agnostiques, utilitaristes, défenseurs des droits naturels, libres-penseurs, traditionalistes. Tous estimaient qu’il était possible de travailler vers un objectif fondamental : accroître le champ de la société libre et diminuer la coercition de l’État.

L’adhésion à ce principe a varié en fonction de la situation des différents pays. Parfois, comme en Europe centrale et orientale, les libéraux ont exigé le démantèlement de l’État absolutiste et même des résidus de la féodalité. De fait, la lutte s’est focalisée sur les droits de propriété pleins et entiers, la liberté religieuse et l’abolition du servage. En Europe occidentale, les libéraux ont souvent dû se battre pour le libre échange, la pleine liberté de la presse et la primauté de la règle de la loi sur le pouvoir des fonctionnaires d’État.

En Amérique, pays libéral par excellence, le combat principal des libéraux fut de repousser les incursions du pouvoir du gouvernement menées par le centralisateur Alexander Hamilton et ses successeurs. Il fut aussi de s’attaquer au grand scandale pour la liberté américaine que constituait l’esclavage des Noirs.

Du point de vue du libéralisme, les États-Unis ont été remarquablement chanceux dès le départ. Thomas Jefferson, l’un des grands penseurs libéraux de son temps, composa leur texte fondateur, la Déclaration d’Indépendance. La Déclaration faisait rayonner la vision d’une société composée d’individus jouissant de leurs droits naturels et poursuivant les objectifs qu’ils s’étaient librement fixés. Dans la Constitution et le Bill of Rights, les fondateurs ont créé un système où le pouvoir serait divisé, limité et cerné par de multiples contraintes, alors que les individus pourraient vaquer à la quête de leur épanouissement par le travail, la famille, les amis, la culture personnelle, et les réseaux denses d’associations volontaires. Dans ce nouveau pays, le poids de l’État – ainsi que l’ont noté les voyageurs européens avec crainte – ne pouvait probablement pas être ressenti. C’est l’Amérique qui est devenue un modèle pour le monde.

Un continuateur de la tradition de Jefferson au début du XIXe siècle fut William Leggett, journaliste new-yorkais, opposé à l’esclavage et démocrate jacksonien.

Leggett a déclaré :

Tous les gouvernements sont institués pour la protection des personnes et des biens, et les citoyens délèguent à leurs dirigeants uniquement les pouvoirs indispensables à la réalisation de ces objets. Les gens ne veulent pas que l’État réglemente leurs affaires privées, ou qu’il planifie les cours et saisisse les bénéfices de leur industrie. Protéger leurs personnes et leurs biens, et leur laisser faire tout ce qu’ils peuvent faire par eux-mêmes.

Cette philosophie du laissez-faire est devenue le credo d’un nombre incalculable d’Américains issus de toutes les classes sociales. Dans les générations suivantes, elle a trouvé écho dans le travail des auteurs libéraux tels qu’E.L. Godkin, Jay Nock Albert, H.L. Mencken, Frank Chodorov, et Leonard Read.

Pour le reste du monde, ce fut l’élément distinctif et caractéristique de la pensée américaine.

 

La révolution industrielle

Pendant ce temps, le progrès économique lentement alimenté par l’impulsion du monde occidental a réalisé un grand bond en avant.

D’abord en Grande-Bretagne, puis en Amérique et en Europe occidentale, la révolution industrielle a entraîné la transformation la plus importante de la vie de l’homme depuis l’âge néolithique. Désormais, il était devenu possible pour la grande majorité de l’humanité d’échapper à la misère immémoriale que les hommes avaient appris à accepter comme un horizon inévitable. Désormais, des dizaines de millions de personnes qui auraient péri dans l’économie inefficace de l’ordre ancien ont pu survivre. Alors que les populations de l’Europe et de l’Amérique ont augmenté de façon spectaculaire, les nouvelles masses ont progressivement atteint un niveau de vie inimaginable auparavant pour les travailleurs.

La naissance de l’ordre industriel a été accompagnée par des perturbations économiques. Comment aurait-il pu en être autrement ?

Les économistes du libre marché défendaient une solution : la sécurité des biens et de l’argent durement gagné pour encourager la formation de capital, de libre échange afin de maximiser l’efficacité de la production, et le champ libre pour les entrepreneurs désireux d’innover.

Mais les conservateurs menacés dans leurs statuts anciens ont lancé un assaut sur le nouveau système, donnant à la révolution industrielle une mauvaise réputation dont elle ne s’est jamais remise. Bientôt l’attaque a été joyeusement reprise par des groupes d’intellectuels socialistes qui ont commencé à émerger.

Pourtant, au milieu du siècle, les libéraux étaient allés de victoire en victoire. Des Constitutions garantissant les droits fondamentaux avaient été adoptées, les systèmes juridiques avaient solidement ancré la primauté de l’État de droit et des droits de propriété avaient été mis en place, et le libre échange avait été diffusé, donnant naissance à une économie mondiale fondée sur l’étalon-or.

Il y a eu des progrès sur le front intellectuel également.

Après le fer de lance de la campagne pour l’abolition du protectionnisme anglais sur le commerce des céréales, Richard Cobden a développé la théorie de la non-ingérence dans les affaires d’autres pays en tant que fondement de la paix.

Frédéric Bastiat a défendu le libre échange, la non-intervention et la paix sous une forme classique. Des historiens libéraux comme Thomas Macaulay et Augustin Thierry ont mis à jour les racines de la liberté en Occident.

Plus tard dans le siècle, la théorie économique du libre marché a fait l’objet d’un développement scientifique solide avec l’essor de l’école autrichienne, inaugurée par Carl Menger.

La relation du libéralisme et de la religion a posé un problème particulier.

En Europe continentale et en Amérique latine, les esprits libres libéraux ont parfois utilisé le pouvoir de l’État pour réduire l’influence de l’Église catholique, alors que certains responsables catholiques se cramponnaient à l’idée obsolète d’un contrôle théocratique. Mais les penseurs libéraux comme Benjamin Constant, Alexis de Tocqueville et Lord Acton ont regardé au-delà de ces disputes futiles. Ils ont souligné le rôle crucial que la religion, séparée de la puissance du gouvernement, pouvait jouer dans l’arrêt de la croissance de l’État centralisé. De cette façon, ils ont préparé le terrain pour la réconciliation de la liberté et de la foi religieuse.

 

Le déclin du libéralisme en Europe

Ensuite, pour des raisons encore inconnues, le vent a commencé à se retourner contre les libéraux.

Une partie de la réponse réside sûrement dans la montée de nouvelles classes d’intellectuels qui se sont multipliées partout dans le monde. Qu’elles doivent leur existence à la richesse générée par le système capitaliste n’a pas empêché la plupart de ces classes intellectuelles de tirer sans cesse à boulets rouges sur le capitalisme, l’accusant d’être la source de tous les maux de la société moderne.

Dans le même temps, des solutions volontaristes à ces problèmes ont été instaurées par les fonctionnaires de l’État, soucieux d’élargir leur champ d’action. La montée de la démocratie pourrait bien avoir contribué au déclin du libéralisme en aggravant une fonction séculaire de la politique, celle de la lutte pour les privilèges particuliers. Les entreprises, les syndicats, les agriculteurs, les bureaucrates et autres groupes d’intérêt étaient en lice pour les privilèges d’État – et ils ont trouvé des intellectuels démagogues prêts à rationaliser leurs déprédations. La zone de contrôle de l’État a augmenté, au détriment, comme William Graham Sumner l’a fait remarquer, de l’homme oublié : la personne silencieuse et productive qui n’exige aucune faveur du gouvernement et qui, par son travail, fait perdurer l’ensemble du système.

À la fin du XIXe siècle, le libéralisme était battu sur tous les fronts.

Nationalistes et impérialistes ont condamné sa promotion d’une paix insipide au profit d’une belligérance virile et fédératrice entre les nations. Les socialistes l’accusaient d’instaurer l’anarchique système du marché libre au lieu de la scientifique planification centralisée. Même les chefs de l’Église ont conspué le libéralisme pour son allégeance à l’égoïsme et au matérialisme.

En Amérique et en Grande-Bretagne, les réformateurs sociaux ont conçu une manœuvre particulièrement habile à l’aube du XXe siècle. Partout ailleurs, les partisans de l’intervention étatique et de la cogestion avec les syndicats auraient été appelés socialistes ou sociaux-démocrates. Mais depuis que les peuples anglo-saxons ont développé une aversion pour ces étiquettes, ils se sont emparés du terme liberal.

Bien qu’ils se soient battus jusqu’à la fin, une vague de découragement a gagné les derniers des grands libéraux authentiques.

Lorsque Herbert Spencer a commencé à écrire dans les années 1840, il espérait voir l’avènement d’une époque de progrès universel dans lequel l’appareil d’État coercitif aurait pratiquement disparu. En 1884, Spencer pouvait écrire un essai intitulé  L’esclavage en marche. En 1898, William Graham Sumner, un Américain spencerien, libre-échangiste et défenseur de l’étalon-or, remarqua avec consternation que l’Amérique s’était engagée sur la route de l’impérialisme et de l’ingérence à l’occasion de la guerre hispano-américaine. Il intitula sa réponse à cette guerre : « La conquête des États-Unis par l’Espagne ».

 

Le retour de l’absolutisme

Partout en Europe il y a eu un retour à des États absolutistes élargis par les bureaucraties gouvernementales. Dans le même temps, des rivalités parmi les grandes puissances ont conduit à une course effrénée aux armements et ont accentué la menace de la guerre. En 1914, un assassin serbe a mis le feu à la poudrière, et le résultat fut la guerre la plus destructrice de l’histoire jusqu’alors. En 1917, un président américain désireux de créer un nouvel ordre mondial  mena son pays dans le conflit meurtrier.

« La guerre est le médicament de l’État », a averti l’écrivain radical Randolph Bourne. Et les faits lui ont donné raison. Au moment où la tuerie a pris fin, beaucoup croyaient que le libéralisme, au sens classique du terme, était mort.

La Première Guerre mondiale a été le tournant du XXe siècle. Étant elle-même le produit des idées et des politiques antilibérales – telles que le militarisme et le protectionnisme – la Grande Guerre a favorisé l’étatisme sous toutes ses formes. En Europe et en Amérique, la tendance à l’interventionnisme de l’État s’est accélérée lorsque les gouvernements ont enrôlé, censuré, gonflé, généré des montagnes de dettes, coopté des affaires et du travail, et ont pris le contrôle de l’économie. Partout, les intellectuels dits progressistes ont vu leurs rêves se réaliser. Le vieux laissez-faire du libéralisme était mort, ils se réjouissaient, et l’avenir appartenait au collectivisme.

La seule question qui semblait devoir encore être posée était : quel type de collectivisme ?

En Russie, le chaos de la guerre a permis à un petit groupe de révolutionnaires marxistes de s’emparer du pouvoir et d’établir un quartier général opérationnel pour la révolution mondiale. Au XIXe siècle, Karl Marx avait concocté une religion laïque à l’attrait puissant. Il a fait la promesse d’une libération définitive de l’Homme, en remplaçant le monde complexe et souvent déroutant de l’économie de marché par un contrôle scientifique et conscient.

Mis en pratique par Vladimir Lénine et Léon Trotsky en Russie, l’expérience économique marxiste s’est soldée par une catastrophe. Pendant les 70 années qui ont suivi, les dirigeants rouges sont passés d’une expérience patchwork à l’autre. Mais la terreur leur a permis de se maintenir en poste, et l’effort de propagande le plus colossal de l’histoire a convaincu des intellectuels, tant en Occident que dans le tiers-monde émergent, que le communisme était effectivement « l’avenir radieux de l’humanité tout entière ».

Les traités de paix concoctés par le président Woodrow Wilson et les autres dirigeants alliés ont fait de l’Europe un chaudron bouillonnant de colère et de haine. Séduits par les démagogues nationalistes et terrifiés par la menace communiste, des millions d’Européens se sont tournés vers les formes de culte de l’État que l’on appelle fascisme et national-socialisme (ou nazisme). Bien que truffé d’erreurs économiques, ces doctrines ont promis la prospérité et la puissance nationale grâce à un contrôle intégral de la société par l’État, tout en fomentant des guerres de plus en plus grandes.

Dans les pays démocratiques, des formes plus douces de l’étatisme étaient la règle.

La plus insidieuse de toutes est la forme qui a été inventée dans les années 1880 en Allemagne. Otto von Bismarck, le chancelier de fer, y a mis au point une série de mesures d’assurances vieillesse, invalidité, accident, et maladie, gérées par l’État. Les libéraux allemands de l’époque ont fait valoir que de tels plans constituaient tout simplement un retour au paternalisme des monarchies absolutistes. Bismarck l’a emporté, et son invention – l’État providence – a finalement été copiée partout en Europe, y compris dans les pays totalitaires. Avec le New Deal, l’État providence s’est installé en Amérique.

Pourtant, la propriété privée et le libre échange sont restés les principes d’organisation fondamentaux des économies occidentales. La concurrence, la recherche du profit, l’accumulation continue de capital (y compris de capital humain), de libre échange, la mise au point des marchés, la spécialisation accrue – tout a travaillé à promouvoir l’efficacité, le progrès technique et avec eux le niveau de vie des peuples. Aussi puissant et endurant que soit le moteur capitaliste de la productivité, il s’avère que l’intervention étatique généralisée, la coercition de la cogestion syndicale, la dépression provoquée par un gouvernement et même les guerres ne peuvent garantir la croissance économique sur le long terme.

Les années 1920 et 1930 ont représenté les pires moments pour la diffusion  du libéralisme classique au XXe siècle. Surtout après la mise en place du système monétaire par les gouvernements qui a conduit à la crise de 1929 et à la Grande Dépression, l’opinion dominante avait fermé les livres sur le capitalisme concurrentiel, et avec elle la philosophie libérale.

 

La renaissance du libéralisme classique

Si une date devait symboliser la renaissance du libéralisme classique, ce serait 1922, l’année de la publication du livre Socialisme, par l’économiste autrichien Ludwig von Mises. Il comptait parmi les penseurs les plus remarquables du siècle, il était également un homme au courage inébranlable. Dans Socialisme, il  défie en duel les ennemis du capitalisme.

En effet, il écrit :

Vous accusez le système de la propriété privée de causer tous les maux sociaux, que seul le socialisme peut guérir. Mais voulez-vous désormais faire quelque chose que vous n’avez jamais daigné faire avant : voulez-vous expliquer comment un système économique complexe sera en mesure de fonctionner en l’absence de marchés, et donc des prix, pour les biens d’équipement ?

Mises a démontré que le calcul économique sans propriété privée était impossible, et il a montré le socialisme comme l’illusion passionnée qu’il était.

Le défi de Mises à l’orthodoxie dominante a ouvert l’esprit des penseurs en Europe et en Amérique. Hayek, Wilhelm Röpke et Lionel Robbins ont été parmi ceux que Mises a converti au marché libre. Et tout au long de sa très longue carrière, Mises a élaboré et affiné sa théorie économique ainsi que sa philosophie sociale, devenant alors le premier penseur libéral classique reconnu du XXe siècle.

En Europe et en particulier aux États-Unis, les individus et les groupes dispersés ont sauvegardé quelque chose du vieux libéralisme. À la London School of Economics et l’Université de Chicago, on a pu trouver des études, même dans les années 1930 et 1940, qui défendaient au moins la validité de base de l’idée de libre entreprise.

En Amérique, un groupe isolé de brillants écrivains, principalement des journalistes, a survécu.

Désormais connu sous le nom de « Old Right », il était composé d’Albert Jay Nock, Frank Chodorov, HL Mencken, Felix Morley, et John T. Flynn. Encouragés à l’action par les implications totalitaires du New Deal de Franklin Roosevelt, ces écrivains ont réitéré le credo américain traditionnel de la liberté individuelle et la méfiance méprisante vis-à-vis gouvernement. Ils étaient également opposés à la politique d’ingérence mondiale de Roosevelt, jugée subversive pour la République américaine. Soutenu par quelques éditeurs et hommes d’affaires courageux, la « Old Right » a nourri la flamme des idéaux de Jefferson pendant les jours les plus sombres du New Deal et de la Seconde Guerre mondiale.

Avec la fin de cette guerre, ce qu’on pourrait nommer un mouvement a vu le jour. Modeste tout d’abord, il a été alimenté par la multiplication des cours d’eau affluant. La route de la servitude de Hayek, publié en 1944, a alerté plusieurs milliers de lecteurs sur le danger que la poursuite de politiques socialistes faisait peser sur l’Occident et sa civilisation libre traditionnelle.

En 1946, Leonard Read a créé la Foundation for Economic Education, à Irvington dans l’État de New York, qui a publié des œuvres de Henry Hazlitt et autres défenseurs du libre marché. Mises et Hayek, désormais tous deux aux États-Unis, ont poursuivi leurs travaux.

Hayek a participé à la fondation de la Société du Mont Pèlerin, un groupe libéral classique composé d’érudits, d’activistes et d’hommes d’affaires venus du monde entier.

Mises, professeur au talent inégalé, a mis en place un séminaire à la New York University, qui a attiré des étudiants tels que Murray Rothbard et Israel Kirzner.

Rothbard a ensuite épousé les idées de l’économie autrichienne en enseignant les principes du droit naturel et en produisant une puissante synthèse qui a inspiré de nombreux jeunes gens.

À l’Université de Chicago, Milton Friedman, George Stigler, Aaron Director ont conduit un groupe d’économistes classiques libéraux dont la spécialité était d’exposer les défauts de l’action gouvernementale.

La talentueuse romancière Ayn Rand a intégré des thèmes résolument libertariens dans ses remarquables best-sellers, et a même fondé une école de philosophie (NdT : l’objectivisme).

La réaction à la rénovation du libéralisme authentique de la part de la gauche – les liberals ou plus précisément l’élite sociale-démocrate – était prévisible, et fut féroce. En 1954, par exemple, Hayek a édité un volume intitulé Le capitalisme et les historiens, une collection d’essais rédigés par d’éminents savants argumentant contre l’interprétation socialiste dominante de la révolution industrielle.

Une revue scientifique autorisa Arthur Schlesinger, Jr., professeur à Harvard et militant en faveur du New Deal, de s’en prendre sauvagement au livre en ces termes :

Les Américains ont assez de problèmes avec les MacCarthystes locaux pour ne pas inviter des professeurs viennois à ajouter un lustre académique au phénomène.

D’autres travaux de l’establishment ont tenté de le tuer par le silence. Comme en 1962, pas un seul magazine ou un journal de premier plan n’a choisi d’examiner Capitalisme et liberté de Friedman. Pourtant, les écrivains et les militants qui ont mené le renouveau du libéralisme classique ont trouvé un écho croissant auprès du grand public. Des millions d’Américains de tous les horizons avaient tranquillement et inlassablement chéri les valeurs du libre marché et la propriété privée. L’émergence d’un corps solide de leaders intellectuels a donné l’envie à bon nombre de ces citoyens de défendre les idées qu’ils soutenaient depuis si longtemps.

Dans les années 1970 et 1980, avec l’échec patent de la planification socialiste et des programmes interventionnistes, le libéralisme classique est devenu un mouvement mondial. Dans les pays occidentaux, et puis, chose incroyable, dans les pays de l’ex-Pacte de Varsovie, les dirigeants politiques se sont déclarés eux-mêmes disciples de Hayek et Friedman. À l’approche de la fin du siècle, le libéralisme ancien et authentique était bel et bien vivant, plus fort qu’il ne l’avait été des centaines d’années auparavant.

Et pourtant, dans les pays occidentaux, l’État ne cesse de s’étendre sans relâche, colonisant les espaces de la vie sociale les uns après les autres.

En Amérique, la République est en train de devenir un vague souvenir, dont les fonctionnaires fédéraux et les planificateurs mondiaux détournent  le pouvoir de plus en plus vers le centralisme. Ainsi, la lutte continue, comme il se doit. Il y a deux siècles, alors le libéralisme était jeune, Jefferson nous avait déjà informé du prix de la liberté.

Traduction Institut Coppet

Cet article a été publié une première fois en 2010.

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