Par Marc Knobel1.
En 1969, j’ai 9 ans et comme tous les gamins de mon âge, j’aime jouer aux osselets ou aux billes. Je ne sais pas ce qu’est un ordinateur ou un portable, je ne connais pas les jeux électroniques. Je m’amuse avec un rien, dans cette insouciance de l’enfance bénie et douce. Un jour, j’ouvre le tiroir d’un buffet, dans la toute petite salle à manger de mes parents, du haut de notre HLM. Je connais bien le buffet, je cherche un truc. Au-dessus, il y a des disques de jazz et un tourne-disques. C’est très précieux, je ne dois pas le toucher.
Il y a quelque chose qui attire mon regard dans le tiroir. Un drôle de truc, jaune avec six branches, des bordures noires, comme des coutures. Je comprends que c’est une Étoile de David. Mais je trouve qu’elle est bizarre. Elle est trop bizarre. Il y a marqué un truc dessus, comme si le truc en question avait été dessiné, il est de couleur noire.
C’est marqué Juif. Je me souviens bien. Alors, je m’empresse de chercher papa. J’aime mon papa, il sait tout ce que je ne sais pas et plus encore. Mon papa est le plus fort. Je l’aime. Il est assis, il lit un journal. C’est bizarre de prendre du temps pour lire du papier. Ce n’est pas très intéressant sûrement surtout qu’il n’y a aucune image et que ce n’est pas une BD. Pas grave. Je le vois, je tiens à la main le machin et lui demande…
« Dis papa, c’est quoi ce truc ?
(Silence)
Ben, alors ?
(Silence)
C’est rien, va le poser où tu l’as trouvé. »
J’écoute mon papa. S’il me dit que ce n’est rien, je le crois. Il faudra un peu de temps pour que je comprenne qu’il a porté cette étoile alors qu’il avait… 11 ans. Les marques de la couture sont les marques du fil à coudre qui cousait l’étoile jaune sur son vêtement.
L’étoile et la peur
Comment expliquer à un petit gosse que sa vie s’est arrêtée en 1940 ? Qu’il pissait dans son froc ? Qu’il avait peur ? Qu’il en cauchemardait la nuit, encore ? Comment expliquer à un petit gamin qui joue aux billes ? Comment expliquer cette différence-là , entre deux âges de deux époques totalement différentes ? Comment trouver les mots, sans rougir ? Comment expliquer à un gamin ce que cela pouvait vouloir dire ?
Comment permettre à l’enfant de discerner cette incroyable offense ? Comment supporter même l’idée que son papa a été ainsi offensé, marqué ? Et pourquoi d’ailleurs ? Plus tard, bien plus tard, je lui dirai que je le vengerai. Le gamin est blessé qu’on ait pu faire du mal à papa.
2012. Mon père est malade, il perd la tête. C’est un vieux en bout de course, en fin de vie. Il ne va pas tarder à mourir. Il lui reste ce regard, ces yeux gris, très gris, qui traversent la pièce et me touchent toujours autant. Et son sourire. Lorsqu’il sourit. Il ne sourit plus beaucoup. Il oublie tout. Il ne sait même plus reconnaître sa chambre, il cherche sa trace dans les couloirs. J’ai mal de le voir ainsi, mais je suis impuissant. Alors, je lui parle de choses qu’il aime, le jazz, la musique, je lui montre des photographies. J’allume la télévision, on la regarde ensemble. Il me pose des questions. Il ne comprend pas ce qui se passe, il confond les événements et les dates. Il ne sait plus reconnaître et discerner.
Mais nous voyons à la télévision qu’un attentat a eu lieu. Il entend qu’Arieh Sandler, 5 ans, a été assassiné par son bourreau, cet islamiste pervers.
Il entend que Gabriel Sandler, 4 ans, a été assassiné par son bourreau, dans une école du nom d’Ozar Hatorah, à Toulouse.
Il entend que Myriam Monsonego, 7 ans est morte. Et le papa de deux de ses enfants.
Je veux fermer la télévision. Je me lève, il me regarde et dit :
« Alors, ça recommence ? Ça n’en finira donc jamais ? »
Son regard est perdu, il tremble. J’ai mal. Je ne sais pas quoi lui répondre. Mon père écoute son fils qui ne sait quoi lui dire. Comme un retour du passé à un vieil homme de 82 ans, qui ne savait pas comment expliquer l’inexplicable.
Fin de l’histoire.
-  Marc Knobel est historien – Directeur des Études au Crif. ↩