Par Kilien Stengel.
En gastronomie française, la crêpe est une symbolique d’importance à laquelle notre imaginaire épicurien aime adosser le nom de « Suzette ». Certains considèrent cette crêpe Suzette, élément indéniable du patrimoine culinaire français, comme une recette flambée et d’autres estiment qu’elle mérite simplement d’être revenue dans du beurre.
La crêpe Suzette et ses légendes
La plus ancienne occurrence de cette recette serait du XVIIe, inventées pour la princesse Suzette de Carignan par un cuisinier dénommé Jean Reboux. Cette légende semble n’avoir qu’une infime part de vérité, car à la même époque dans l’ouvrage « Le Parfait Confiturier » de La Varenne, aucune crêpe Suzette n’apparait ; tandis qu’un imprimeur se dénomme bien Reboux, mais n’a rien à voir avec cet ouvrage.
Il est probable que cet ouvrage fut, lors d’une de ses nombreuses rééditions, paru chez un imprimeur nommé Reboux. Serait-ce là une première source d’erreur ? D’autant que le flambage au restaurant n’existait naturellement pas dans les auberges de cette époque.
Une autre légende, essentielle dans la création du mythe de la crêpe flambée, évoque en 1896 Henri Charpentier, un jeune apprenti pâtissier d’Escoffier au Grand Café de Monte-Carlo (ou à l’Hôtel Cap-Martin), servant des crêpes au futur roi d’Angleterre Edouard VII, aurait enflammé l’alcool accidentellement. Le jeune pâtissier aurait expliqué avoir créé cette recette pour le Prince de Galles, la baptisant en l’honneur de la jeune femme qui accompagnait le futur roi.
Ce jeune cuisinier, Henri Charpentier, deviendra célèbre aux USA au début du XXe siècle et s’est attribué la paternité de la recette dans son ouvrage en 1934.
Léon Daudet dans « Paris Vécu », en 1929, rapporte qu’un établissement parisien vers 1898, nommé restaurant Maire, avait à sa carte une recette portant ce nom depuis plusieurs années.
Une autre légende attribue l’origine du nom à M. Joseph, chef pâtissier du restaurant parisien Le Marivaux, en 1897. Le restaurant fournissait alors régulièrement des crêpes à la Comédie-Française. Ce chef aurait créé cette dénomination pour l’actrice Suzanne Reichenberg.
Enfin, Auguste Escoffier (le restaurant l’Espadon du Ritz, bastion du chef Escoffier) revendique la paternité de la recette avec l’ajout de mandarine et curaçao. Escoffier aurait crée cette recette de « crêpe Suzette » en 1903.
La crêpe Suzette, jamais flambée
Dans l’ensemble des recettes de crêpes dans l’ouvrage « Le guide culinaire d’Auguste Escoffier», elles ne sont jamais flambées. Elles se nomment indifféremment, dans cet ouvrage : « crêpes Suzette », « crêpes du couvent », « crêpes Georgette », « crêpes Gil-Blas », « crêpes normandes », « crêpes parisiennes », « crêpes paysannes » ou « crêpes à la russe ». Cette dernière recette ne prescrit pourtant aucune technique préparée au guéridon, synonyme de la technique de service dite « à la russe ». D’ailleurs aucune recette, tous types de mets confondus, n’est flambée en salle dans le « Guide culinaire ».
De même, on trouve le terme « crêpe suzette » dans le premier « Larousse gastronomique » de 1938, mais sans qu’apparaisse un quelconque flambage.
Les Etats-Unis ont également une source légendaire au sujet de la recette des crêpes Suzette issue d’Oscar Tschirky, maître d’hôtel suisse officiant au Waldorf Astoria à New-York, qui, en 1896, a publié un livre de cuisine proposant des “Crêpes Casino Style” dont la recette est identique à la recette « Suzette » escoffière (dans un beurre à base de sucre, le zeste d’orange, de citron, Curaçao et de brandy – et sans flambage).
C’est d’ailleurs toujours cette recette qu’on trouve dans les ouvrages techniques contemporains d’écoles hôtelières qui distinguent la « crêpe flambée » et la « crêpe Suzette », mis à part dans un ouvrage technique de 1948 où elles sont flambées devant le client et se nomment également « crêpes fantaisie ».
Dans l’ouvrage très exhaustif sur « l’art culinaire français » de 19501, on dénombrait 4 recettes différentes de crêpes flambées, à savoir la « crêpe Simone » (frangipane, cerises confites), la « crêpe alsacienne » (frangipane, framboises), la « crêpe bonne-femme » (marmelade pomme, zeste orange, rhum) et les « crêpes Suzette » qui dans cet ouvrage « sont parfois flambées à la fine » ou « on peut aussi les flamber en les servant à table ».
Point important, depuis 1984, la « crêpe Suzette » n’est plus flambée, des morceaux de sucre sont frottés contre un citron ou une orange, et préparés avec un beurre pommade dans lequel, une fois fondu, on trempe la crêpe. Thierry Boulicot et Dominique Jeuffrault notent tout de même en remarque de bas de page la « possibilité de flamber ces crêpes qui reçoivent alors l’appellation ‘’crêpes Suzette flambées’’». Mais dans les restaurants, de nos jours, la « crêpe Suzette », quand elle existe encore sur la carte des desserts, en réalité est souvent une simple crêpe flambée.
Les chefs cuisiniers et autres créatifs en gastronomie puisent souvent leur représentation du bon culinaire soit dans l’histoire élitiste, soit dans les traditions campagnardes contemporaines. Alors il reste naturellement à se réinterroger sans cesse sur cette créativité qui n’en est jamais une, sur ces terminologies culinaires qui donnent la dimension innovante à un ventre mou, comme sur les recettes créatives qui ne réussissent pas à effacer la dimension patrimoniale des recettes traditionnelles. Pour exemple cette célèbre réplique de « Bronzés font du ski »
– Qu’est-ce que c’est que la « crêpe Gigi » ?
– C’est un crêpe au sarrasin saisie dessus-dessous parsemée de pétales de roses tièdes.
– Je vais vous prendre un crêpe au sucre.
– On ne fait pas cela ici monsieur !
– Vous avez de la pâte, vous avez du sucre ? Avec la pâte vous faites une crêpe et vous mettez du sucre dessus !
Il n’y a rien de mieux que l’authenticité ! Mais existe-t-elle réellement ?
- Epoque à laquelle se codifient universellement les savoir-faire de flambages via la création des premiers référentiels de formations hôtelières ↩
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