L’ubérisation n’est pas en train de révolutionner le travail

Une mise en perspective de l’histoire du travail qui montre que l’idée de révolution du travail par l’ubérisation provient d’une mauvaise appréhension de la notion de travail.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
Uber in Beijing By: bfishadow - CC BY 2.0

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

L’ubérisation n’est pas en train de révolutionner le travail

Publié le 21 septembre 2017
- A +

Par Vladimir Vodarevski.

La notion de travail est aujourd’hui remise en question. Avec ce qu’on nomme l’ubérisation, on considère qu’il y a une révolution dans le travail. Aujourd’hui tout un chacun peut proposer ses compétences sur une place de marché via internet.

Cependant, dans un précédent article, nous avons vu que ce qu’on considère comme de nouvelles formes de travail avait déjà existé.

En effet une mise en perspective de l’histoire du travail permet de montrer que, s’il y a évolution, il n’y a pas révolution. C’est surtout une mauvaise appréhension de l’évolution économique, et de ce qu’est le travail depuis la révolution industrielle, qui explique que nous sommes désemparés par l’évolution du travail.

 

Définitions du travail

Pour étudier le travail au cours du temps, il faut une définition du travail qui le permette. En effet, beaucoup de définitions ne considèrent que le travail d’une société industrielle, comme le souligne Dominique Méda :

« Soit l’on accepte cette séquence historique et l’on admet que le travail aujourd’hui c’est le travail moderne, dont les caractéristiques ont été définies au XIXe siècle. Dans ce cas, on ne peut pas faire comme s’il existait, sous les formes historiques, une essence du travail que nous devrions essayer de retrouver. Soit l’on considère que le travail moderne ou abstrait né au XIXe siècle n’est qu’une forme historique particulière qu’a prise le travail et que l’on peut dépasser cette forme historique pour retrouver la vraie essence du travail. » (In Jean Boissonnat, Le travail dans vingt ans, 1995, Odile Jacob, p.328)

Cette citation montre que la notion de travail est souvent limitée au salariat issu de la révolution industrielle. Pourtant, les gens travaillaient avant. Mais chercher ce qu’est le travail, au-delà de sa forme, ne va pas de soi pour beaucoup d’auteurs.

Pour cet article, nous définirons le travail à partir des écrits de Ludwig von Mises dans L’action humaine :

« La mise en œuvre des fonctions physiologiques et des manifestations de la vie de l’homme, comme moyens, est appelé travail.

Le travailleur renonce au loisir et supporte le désagrément du travail, afin de jouir du produit ou de ce que d’autres gens sont disposés à lui donner pour ce produit. L’apport de son travail est pour lui un moyen d’atteindre certaines fins, un prix payé et un coût subi. » (Ludwig von Mises, L’action humaine, 1985, PUF édition originale 1966, p. 137 et 143)

Cette définition permet d’envisager le travail à différentes époques, car elle n’est pas prisonnière d’un système économique. Elle permet d’envisager le travail d’une économie de subsistance comme d’une économie moderne : c’est la mise en œuvre de moyens par l’individu.

C’est le cœur de ce qu’est le travail. Généralement, c’est un arbitrage entre désagrément, ou désutilité du travail, et le produit espéré. Ce produit peut être échangé, pour obtenir un revenu. Le salarié échange une force de travail contre un revenu monétaire.

Mais cette définition du travail, comme mise en œuvre de moyens, permet aussi de considérer l’économie de subsistance : mise en œuvre de moyens, toujours. Cette définition permet aussi d’inclure les cas où l’individu travaille à la fois pour obtenir un produit et pour son plaisir personnel, explicitement :

« Mais il y a des cas où la prestation de travail gratifie immédiatement. Il tire une satisfaction immédiate de son apport de travail. » (Ludwig von Mises, L’action humaine)

 

Les vagues d’Alvin Toffler

Pour proposer une perspective du travail, il faut un découpage historique.

Nous nous appuierons sur la périodisation et le concept de vague d’Alvin Toffler. Selon lui, l’histoire est caractérisée par des vagues, chacune représentant une civilisation différente, basée sur un mode de production de richesse particulier.

Ainsi, la première vague est la civilisation de l’agriculture, la deuxième vague est la civilisation industrielle, et le troisième vague est la civilisation de l’information et des services.

Nous décrirons le travail pour chaque période.

 

La première vague

Une civilisation agricole

Au départ, les hommes étaient des nomades, qui tiraient leur subsistance de la chasse, de la pêche, de la cueillette. Puis est apparue l’agriculture. Ce passage d’une civilisation de nomades chasseurs et cueilleurs à l’agriculture correspond aux effets de la première vague d’Alvin Toffler. L’introduction de l’agriculture est la première grande inflexion dans l’évolution de l’humanité. Toffler la compare à un train d’ondes, qui se sont diffusées progressivement parmi les hommes, et qui ont complètement changé leur mode de vie.

Toffler considère que l’ère de la première vague a débuté aux alentours de l’an 8000 av. J.-C. et qu’elle a été dominante jusqu’à un moment situé entre 1650 et 1750 ap. J.-C., époque de la révolution industrielle. Le Moyen Âge est donc en plein dans cette période, et constitue un exemple intéressant pour étudier le travail de la première vague.

Au Moyen Âge, toute la vie des individus s’organise autour de l’agriculture. L’unité de production, pour utiliser des termes anachroniques mais parlants, et le domaine, qui est l’exploitation agricole de l’époque. C’est la famille qui exploite le domaine, elle regroupe plusieurs générations sous le même toit. C’est aussi dans la maison commune que l’on soigne les malades, que l’on éduque les enfants.

« La cellule sociale élémentaire est la famille. Elle commande la structure du village et du terroir, la répartition du travail et de la consommation. Nous avons déjà repéré dans le paysage rural son empreinte très profonde. L’enclos de la maison rassemble la parenté et la protège ; les annexes la nourrissent ; l’ensemble constitue le lien de toute l’organisation agraire. » (Georges Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, 1962, Abier.)

Le travail de la première vague

Le travail est donc un travail agricole, au sein d’une exploitation familiale. Et la vie s’organise autour de cette exploitation, et de l’Église. Le temps est aussi celui de l’Église qui impose le découpage temporel de la journée, les carillons des églises étant les seuls repères pour connaître le moment de la journée (défini par les prières du moment).

L’Église impose aussi les jours fériés, le dimanche consacré à Dieu, et de nombreuses fêtes. Cette dimension catholique qui règle la vie n’est pas le sujet de cet article, mais il est important de souligner que la vie, et partant le travail, s’organisent autour des travaux agricoles, et donc des saisons, mais aussi de la religion, qui fixe le temps et le repos.

Le travail agricole est la référence, pas le salariat comme aujourd’hui. À tel point que les autres formes de travail ont besoin d’une reconnaissance ou sont méprisées. Ainsi du travail des artisans.

Selon Robert Castel, les règlements qui régissent les corporations des artisans n’ont pas seulement pour but d’organiser le travail et la concurrence. Ils servent aussi à leur donner un statut. Car le travail des artisans est méprisé, mépris hérité de l’économie domaniale et de la hiérarchie des ordres.

La société médiévale est régie par le système des trois ordres, dont deux n’exercent aucune activité manuelle : les oratores (le clergé) qui exercent le service de Dieu, les bellatores (les nobles) qui exercent le service des armes, et les laborantes, qui deviendront le tiers état, ceux que l’on peut qualifier de travailleurs.

Mais ce sont les travailleurs de la terre. Avec le développement des artisans, une reconnaissance devient nécessaire. C’est une des fonctions des corporations. Robert Castel explique que le système des corporations fait entrer l’industrie de l’époque dans l’ordre des choses :

« Sans doute la ville reste-t-elle, quantitativement marginale, mais c’est à partir d’elle que se développent l’artisanat, les échanges commerciaux, l’économie monétaire, les techniques bancaires du capitalisme commercial. Mais même ces innovations se déploient à travers des hiérarchies précises, qui maintiennent, à la ville comme dans le monde rural, la même subordination de chacun à l’ensemble.

L’idiome corporatiste commande ainsi l’accès à ce que l’on pourrait appeler la citoyenneté sociale, le fait d’occuper une place reconnue dans le système des interdépendances hiérarchiques qui constituent l’ordre communautaire. » (Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, 1995, Fayard, p.83, p.131-132)

Ce que montre Robert Castel c’est que le travail agricole au sein du domaine est la référence. D’autres formes de travail existent au Moyen Âge. Mais elles doivent entrer dans la norme. Les artisans sont légitimés par les corporations. Il faut noter que, comme les travailleurs agricoles, leur temps est rythmé par l’Église.

Par contre, les salariés de l’époque ne bénéficient pas de cette légitimité par les corporations. Au Moyen Âge, il existe une catégorie de personnes qui louent leur force de travail. Elle constitue le bas de l’échelle sociale.

Ce sont celles qui n’ont rien d’autre que leur force de travail. Ce sont des paysans sans terre ou dont la terre ne peut pas assurer la subsistance. Ces salariés ne sont pas au bas de l’échelle sociale uniquement parce qu’ils n’ont pas de terre.

Mais, surtout, ils ne sont pas intégrés dans l’organisation de la société. Louer son travail est mal vu dans la société médiévale. Robert Castel cite Saint Thomas d’Aquin :

« Les mercenaires qui louent leur travail sont des pauvres car ils attendent de leur labeur leur pain quotidien. » (Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, la, 2, 105, a2, cité in Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, 1995, Fayard, p.78)

Plus loin, Robert Castel explique que ce salariat ne s’intègre pas dans l’ordre social médiéval, et cela jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, malgré l’accroissement du nombre de salariés au cours des siècles :

« Même s’il devient quantitativement de plus en plus important, le salariat reste structurellement périphérique face aux formes légitimées de la division du travail. En deça des métiers reconnus dont l’emboîtement maintient l’ordre social, le salariat se loge dans les zones de plus faible légitimité. » (Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, 1995, Fayard, p.141)

En conclusion, au cours de la première vague, le travail se fait au sein d’une exploitation agricole familiale plus ou moins autarcique. Il est la référence. L’éducation s’effectue au sein de la maison familiale.

Les malades et les anciens sont soignés au sein de la famille élargie. Le salariat non seulement n’est pas une référence, mais il est méprisé. Ce qui n’est pas agricole a besoin d’une légitimation, et louer sa force de travail est mal considéré. C’est la civilisation de la première vague. La seconde vague va introduire un grand changement.

 

La seconde vague

Une civilisation industrielle

Au cours de la civilisation de la première vague, le monde a évolué. Des progrès techniques se sont produits. Les idées et les mentalités ont changé, et a conduit à la révolution industrielle, point de départ de la seconde vague d’Alvin Toffler :

« En commençant par cette observation très simple que l’introduction de l’agriculture a été la première inflexion dans la trajectoire de l’évolution sociale de l’humanité et que la révolution industrielle a constitué la seconde grande percée, ces deux événements considérés sous ce jour apparaissent, non point comme des épisodes ponctuels et indépendants, mais comme une vague transformatrice se déplaçant à une certaine vitesse. » (Alvin et Heidi Toffler, Créer une nouvelle civilisation, 1995, Fayard, p.23)

La deuxième vague est donc une révolution qui transforme la société. Alvin Toffler place l’apparition de la révolution de la deuxième vague entre 1650 et 1750. Cette datation correspond à la révolution industrielle en Angleterre, premier pays à l’avoir connue.

Une production matérielle

Avec la deuxième vague, la production manufacturée se développe et devient majoritaire. Le domaine n’est plus le centre principal de la production économique. Désormais, c’est l’usine, lieu de fabrication de produits manufacturés. De plus en plus de personnes travaillent à l’usine, et vont devenir plus nombreuses que celles qui travaillent la terre :

« Le décollage économique du pays (à partir des années 1830), puis l’accélération de l’exode agricole (au milieu du XIXe siècle) donnent le signal d’une évolution structurelle profonde : sous le Premier Empire, 65 % des actifs sont agricoles, à la fin du Second Empire la moitié, à la veille de la première guerre mondiale moins de 40 %. » (Olivier Marchand et Claude Thélot, Deux siècles de travail en France, 1991, Etudes INSEE, p.13)

Toffler considère également comme caractéristique de la seconde vague la production et la consommation de masse standardisée ; le symbole étant la Ford T, dont on peut choisir la couleur, à condition qu’elle soit noire.

On notera aussi qu’avec l’éclairage artificiel, la production n’est plus tributaire de la lumière du jour et des saisons. Le temps religieux s’efface, sauf pour les jours fériés.

Le travail de la deuxième vague

Durant la deuxième vague, l’individu passe du domaine agricole à l’usine. Au sein de l’usine, il exécute ce qu’on lui demande de faire. Ce qui est rémunéré, c’est sa force de travail. Le salariat, qui était mal vu, devient courant, et même la référence.

Le travail de la deuxième vague évolue vers l’OST, l’organisation scientifique du travail, aussi appelée taylorisme. Dans ce type d’organisation, un bureau des méthodes définit tous les gestes que doit exécuter l’ouvrier. Le processus de fabrication est découpé en gestes simples ; l’individu est un simple exécutant. Il vend uniquement sa force de travail.

On notera que l’OST existe aussi dans les bureaux : la bureaucratie, avant d’être un qualificatif péjoratif, est l’application du taylorisme au travail administratif. Même processus : le travail est découpé en actions simples.

On peut noter également qu’avec l’éclairage, le travail s’affranchit du temps de l’Église (mais pas du dimanche, fête du Seigneur). Il s’affranchit aussi des saisons. C’est ainsi que le temps, chronométré, devient la mesure du travail. Le travail devient le labeur exercé dans un certain laps de temps. Le temps devient la mesure du travail.

Le fordisme est le parangon de la deuxième vague : le taylorisme adapté à une production de masse.

La diffusion de la deuxième vague

Le salariat était méprisé durant la première vague. Il devient la référence de la deuxième vague. Ainsi, avec le salariat apparaît aussi la distinction entre travail et temps de loisir :

« La révolution française entreprend ainsi la plus grande mutation qui se puisse imaginer. Pendant plus de mille ans, le loisir, pour une bonne part d’essence religieuse, a fait partie de la vie même de la profession ; la journée elle-même comptait des temps hors travail : office religieux, célébration des fêtes des saints, vêpres, complies, etc.

Une autre manière de travailler s’accompagne d’une autre manière de pratiquer les loisirs. Dans le nouveau mode de vie créé par la société industrielle, le temps libre, le divertissement seront de plus en plus séparés des activités professionnelles. » (Bénigno Cacérès, Loisirs et travail du Moyen Âge à nos jours, 1973, Seuil, p.133 et p.151)

Le salariat devient aussi une référence légale :

« Or, le temps juridique du travail tel que le représente encore pour l’essentiel le droit du travail français et tel qu’il imprègne encore la société française a au moins trois fonctions dans la régulation légale de la relation d’emploi et du marché du travail ; il est la référence de base des règles de rémunération du travail : le SMIC est un salaire horaire ; il détermine les conditions d’engagement du salarié à l’égard de son employeur et les règles d’organisation de ses repos ; il fonde enfin, depuis l’avènement d’un chômage structurel massif, les politiques de partage du travail qui sont avant tout, jusqu’à ce jour, des politiques de partage du travail au sens actuel du droit. » (Jean Boissonnat, Le travail dans vingt ans, 1995, Odile Jacob, p.92)

Plus encore, le salariat est une référence pour l’éducation nationale. Celle-ci est organisée comme une bureaucratie. Un organisme central, le bureau des méthodes, définit les programmes que des professeurs enseignent aux élèves.

La hiérarchie est semblable à celle de l’industrie, et même les élèves font partie de cette hiérarchie : ils obéissent au professeur. De plus, l’éducation est standardisée, comme les produits des usines. C’est une éducation de masse.

Le salariat est aussi la référence à tout le système social élaboré par la société de la deuxième vague. Des systèmes d’assurances maladie étatisés s’organisent sur la base du salariat, de même que les caisses de retraite étatisées.

Tout est construit autour du salariat, même si ce dernier ne concerne pas tout le monde. Ainsi, en 1936, il concerne 62 % de la population active ; 38 % des actifs ne sont donc pas salariés ; et parmi eux, certains ont un statut particulier.

À partir d’un certain niveau de responsabilité le salarié ne compte plus son temps. Il apparaît davantage comme quelqu’un dont on attend un résultat plutôt qu’une durée de travail. Ses congés sont limités.

Mais il s’inscrit dans le schéma du salariat classique par son appartenance à une caisse maladie et une caisse de retraite comme celles des salariés. A contrario, les indépendants, comme les petits commerçants, doivent préparer leur retraite.

La société a donc non seulement adopté une définition du travail, une conception du travail, mais s’est largement organisée autour de cette conception.

 

La civilisation de la troisième vague

La théorie des vagues d’Alvin Toffler vise à montrer que le monde vit aujourd’hui une transformation de la même ampleur que les deux précédentes vagues, et qu’il entre dans la civilisation de la troisième vague.

Cela signifie que le même phénomène s’étant déjà produit deux fois se reproduit : les bases de l’ancienne civilisation s’effacent, remplacées par une nouvelle. Comme précédemment, les valeurs de la société changent, le monde est remodelé sur tous les plans : production, travail, famille, éducation.

L’économie post-industrielle

L’économie post-industrielle de la troisième vague, est plus complexe à décrire. Le changement de production entre la première et la deuxième vague était simple à expliquer : passage d’une production agricole à une production manufacturée.

La description de la production de la troisième vague est moins simple. On peut dire qu’elle possède quatre caractéristiques : elle est démassifiée, c’est une économie de l’information, une économie des services, une économie de l’immatériel.

La production s’est considérablement diversifiée. Il existe toujours des produits de masse standardisés, mais des produits plus individualisés se sont développés. Toffler l’illustre avec le domaine de l’automobile, où avec la multitude d’options et de couleurs, chaque voiture devient personnalisée. La démassification signifie aussi que les producteurs peuvent chercher à atteindre une clientèle plus ciblée.

L’expression économie de l’information est souvent utilisée pour qualifier l’économie post-industrielle. Les technologies de l’information sont de plus en plus utilisées dans la production.

L’information est une matière première que les outils informatiques permettent de manipuler comme des objets, et faire voyager plus vite que des objets. L’information, c’est aussi le savoir, qui devient de plus important dans la production. Alvin Toffler l’appelle le substitut final :

« Du fait qu’il réduit les besoins en matières premières, en travail, en temps, en espace et en capital, le savoir devient le substitut final : la ressource décisive de l’économie avancée. » (Alvin et Geidi Toffler, Créer une nouvelle civilisation, 1995, Fayard, p.53)

Les services sont également une caractéristique essentielle de la troisième vague. On dit souvent que nous sommes passés d’une économie industrielle à une économie de services, la production de services ayant largement dépassé la production de biens. Selon Alvin Toffler, le premier signe du déclin de la deuxième vague et de l’apparition de la troisième vague se situe en 1956, première année où les cols blancs et les employés des services se retrouvent plus nombreux que les cols bleus et les ouvriers d’usine aux États-Unis. On notera que les services participent aussi à la démassification de l’économie.

Ils sont très divers, et individualisés le plus souvent. Même si des économies d’échelle existe, ainsi que la standardisation, un produit d’assurance peut par exemple être standardisé. Ainsi, même dans les services il y a toujours une caractéristique de la deuxième vague.

Deux éléments sont donc immatériels : l’information et les services. L’immatériel est une caractéristique de la production de la troisième vague, et il est présent de bien des façons.

Par exemple, quand on achète une paire de baskets de marque, on achète la marque, le fait que ces chaussures soient portées par tel sportif.

William Bridges cite la remarque d’un fabricant de kayaks :

« S’introduisant sur le marché bas de gamme avec un produit de qualité exceptionnelle, Farrow gardait à l’esprit un objectif fondamental : « Je ne vends pas des kayaks, je vends l’expérience passionnante de faire du kayak ». (Inc., cité par William Bridges, La conquête du travail, 1995, Fayard, p.239)

Ces caractéristiques de la production de la troisième vague se retrouvent mélangées dans les produits : une machine industrielle est vendue avec un contrat de service, la maintenance par exemple. Pour fabriquer un bien matériel, il faut y intégrer du savoir. Mais les produits standardisés produits en masse existent toujours. La production s’est diversifiée au cours de la troisième vague.

Le travail de la troisième vague

Le travail de la troisième vague suit la diversification de la production, avec la même difficulté pour le décrire. On peut résumer en disant que le travail a deux caractéristiques : il intègre davantage de caractéristiques humaines, il s’apparente à une mission.

Le travail post- industriel intègre la connaissance, avec davantage de métiers intellectuels. Par exemple, le travail sur signes se développe : l’individu manipule des signes, de l’information, et non des objets matériels. Cependant, cette vision du travail de la troisième vague est aussi réductrice.

La caractéristique de la troisième vague est la fin de l’organisation scientifique du travail. Dans ce type d’organisation, l’individu est simple exécutant. Le bureau des méthodes définit les gestes simples à effectuer et combien de fois accomplir ce geste dans une journée.

C’est un travail de machine. Avec la troisième vague, les fonctions, même peu qualifiées, font appel à des capacités humaines. L’accueil par exemple, ou encore les services. Il faut s’adapter, ne serait-ce qu’un minimum, à une situation. Même le travail en usine a changé.

Dans une usine automobile, sur la même chaîne, peuvent-être fabriqués des véhicules différents, basés sur la même plateforme technique. Le travail de l’opérateur s’en trouve enrichi, il ne monte pas les mêmes pièces selon le véhicule et selon les options. C’est un petit changement, mais un changement de philosophie par rapport à l’organisation scientifique du travail.

Quand le travail était régi par l’organisation scientifique, l’ouvrier exécutait une tâche simple un certain nombre de fois durant un laps de temps. Avec la troisième vague, le travail s’apparente davantage à une mission.

Il faut remplir une tâche, comme l’accueil, ou le ménage. On va regarder si le ménage est bien fait, et pas le temps qui y est consacré. Ceci est encore plus vrai pour les travaux intellectuels, comme celui de graphiste par exemple.

Le travail est envisagé comme prestation de service. Il est frappant de constater que des auteurs très différents l’envisagent ; qu’il s’agisse de Jean Boissonnat dans Le travail dans vingt ans :

« Il faut noter aussi une évolution importante de la relation à l’entreprise. À côté des relations d’emploi classiques fondées sur le droit du travail émergent d’autres formes de contrats. L’atomisation de l’entreprise entraîne son éclatement économique et juridique tout en maintenant une dépendance technique. Ainsi, un contrat de type commercial tend à se substituer au contrat de travail ; dès lors, il n’y a plus d’employeur et d’employé mais deux parties qui négocient, en principe à égalité, un contrat régissant leurs relations. » (Jean Boissonnat, Le travail dans vingt ans, 1995, Odile Jacob, p.79)

Ou encore de William Bridges :

« Dès lors que l’organisation confie de plus en plus de ses fonctions de soutien, voire une partie de ses opérations clés, à des prestataires de services extérieurs, elle laisse pénétrer les forces du marché en son sein. Les salariés se voient comparer aux fournisseurs et parfois mis en concurrence avec eux. » (William Bridges, La conquête de travail, 1995, Village Mondial, p.90)

William Bridges souligne que les entreprises ont externalisé beaucoup de fonctions. Celles-ci peuvent être rendues en interne, externalisées à une autre entreprise, ou carrément sous-traitées à travailleur indépendant.

Ce travail en tant que mission sonne le glas du temps comme mesure du travail.

 

Sommes-nous face à une révolution du travail ?

Ce qui frappe dans le passage de la deuxième à la troisième vague, c’est que l’évolution n’est pas aussi radicale que le passage de la première à le seconde vague. La production, comme le travail, se sont simplement diversifiés. Le changement n’est pas aussi radical que le passage de la production agricole à la production manufacturée.

En fait, Toffler, comme beaucoup, s’attache à un changement technique. Ainsi, on considère qu’une révolution industrielle a changé les méthodes de production. Mais, en économie, la véritable révolution n’est pas industrielle. Le changement, c’est le passage d’une économie largement autarcique à une économie basée sur l’échange.

La plupart des gens proposaient leur force de travail. Le contrat de louage était ce que l’on connaissait. On l’a adapté à la civilisation industrielle. Et la production était une production de biens matériels. Cette production évolue en fonction de l’imagination humaine. C’est le propre de l’échange. Et le travail évolue de concert. Il n’y a pas de révolution. Simplement une évolution. On constate une diversification du travail. Les termes de l’échange se multiplient avec l’imagination humaine.

Le salariat est une une prestation de service. C’est ainsi que même le salarié doit penser et agir comme un entrepreneur. Il doit choisir une formation, saisir les opportunités d’emplois, choisir une nouvelle formation pour évoluer. William Bridges, dans La conquête du travail, parle de Me inc. ce qui peut se traduire par « Entreprise moi ».

Cependant, on a confiné la notion de travail à celle de salariat industriel. C’est là l’intérêt de l’approche de Toffler, qui s’attache aussi aux référentiels de la société. Même s’il existait d’autres formes de travail, on a décidé qu’il serait industriel. On nous enseigne que le travail c’est le salariat industriel.

On nous conditionne à le penser. Un système social étatique a été construit autour du salariat industriel. À tel point que les définitions du travail sont des définitions du salariat industriel. Nous pouvons revenir au début de cet article, et à la définition du travail.

Dans Le travail dans vingt ans, l’interrogation portait sur la définition du travail : est-ce qu’il y a une définition universelle, ou le travail est-il le salariat industriel ? Parce qu’on a du mal à envisager une autre forme de travail.

Cependant, comme l’écrit William Bridges :

« Car, comme nous l’avons déjà signalé dans la préface, l’emploi salarié, loin d’être une composante éternelle de l’existence humaine, est une création historique. » (William Bridges, La conquête du travail, 1995, Viullage Mondial, p.24)

Pourquoi le salariat industriel est-il devenu une référence malgré les différentes formes de travail est une question intéressante, mais ce n’est pas le sujet ici. Ce que nous retiendrons, c’est que le fait d’être confiné idéologiquement, et par l’appareil social étatique, dans le salariat industriel, explique que nous soyons si désemparés aujourd’hui.

L’analyse économique, la plupart du temps, reste bloquée par la définition du travail industriel. Mais chacun d’entre nous est aussi conditionné par la définition du salariat industriel. Ce qui explique les difficultés à s’adapter.

 

Et UBER dans tout ça ?

Cet article ne cite jusqu’à présent pas une seule fois la société UBER, ou le terme ubérisation. Et pourtant, l’évolution du travail est aujourd’hui généralement liée aux places de marché sur internet, qui permettent à tout un chacun de proposer ses compétences.

En fait, vous constaterez que les références bibliographiques ont plus de vingt ans. Ce qui est logique : la matière de l’article provient d’un mémoire que j’ai écrit il y a vingt ans, au cours de mes études à l’université. Uber n’existait pas à l’époque. On notera également que Le choc du futur d’Alvin Toffler est paru en 1970 aux États-Unis.

La problématique de l’évolution du travail dépasse l’ubérisation. Nous avons vu que le travail est une prestation de service. C’est un service que propose un individu. Il évolue bien sûr en fonction des possibilités offertes par la technologie. La problématique de l’évolution du travail précède Uber. La technologie influe le travail, l’économie, mais elle n’est pas forcément la cause des évolutions. Et évolution n’est pas révolution.

 

Conclusion

On s’interroge beaucoup aujourd’hui sur l’évolution du travail. La montée des formes atypiques de travail a forgé le néologisme d’ubérisation. On considère que c’est la technologie qui provoque l’évolution. On évoque même une révolution.

Pourtant, même si la technologie influe sur les possibilités humaines, elle n’explique pas l’évolution du travail. Cette évolution se comprend si on envisage le travail pour ce qu’il est dès l’origine : une prestation de service. La révolution industrielle est en fait le passage à une économie basée sur l’échange. L’individu échange des objets, une force de travail, et toutes sortes de prestations.

Mais on a fait du salariat industriel une référence. Une réglementation du travail a été construite autour de ce concept. On nous a enseigné que c’était le travail. Même si ce dernier avait d’autres formes, même dans le monde industriel. Ce qui explique pourquoi nous sommes aussi désemparés aujourd’hui.

Sur le web

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

La rupture conventionnelle est un dispositif de rupture du contrat de travail d’un commun accord entre l’employeur et le salarié. Contrairement à la démission, elle permet au salarié de bénéficier des allocations chômage.

Voici 5 raisons de conserver tel quel ce dispositif.

 

Sa remise en cause serait un acte de défiance envers le dialogue social

La rupture conventionnelle est issue de la négociation entre partenaires sociaux : sa création a été prévue par l’accord national interprofessionnel de 2008 (signé par l’e... Poursuivre la lecture

2
Sauvegarder cet article

Un article de Philbert Carbon.

 

L’Insee dresse un portrait des multinationales françaises dans une note récente. Par firme multinationale française, l’institut désigne un groupe de sociétés (hors services non marchands et filiales bancaires) dont le centre de décision est situé en France et qui contrôle au moins une filiale à l’étranger.

 

Les multinationales françaises réalisent plus de la moitié de leur chiffre d’affaires à l’étranger

En 2021 (année sur laquelle porte la note), elles contrôlaient 51 00... Poursuivre la lecture

Un article de Bertrand Nouel

Qu’est-ce que la « trappe à bas salaires » ? C’est le fait d’encourager l’embauche de salariés peu productifs (peu compétents, peu expérimentés…) en abaissant, jusqu’à les supprimer, les cotisations et charges patronales qui seraient normalement prélevées sur le salaire brut. On a « en même temps » complété la rémunération des mêmes salariés avec la « prime d’activité », qui est à la charge de la CAF. Ces exonérations et ce complément n’existent que pour les bas salaires : au niveau du smic et en dégressivi... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles