Mises : quelle leçon tirer de l’économie ?

La praxéologie est une forme particulière de théorie du choix rationnel, ayant comme spécificité, notamment, de ne pas seulement être explicative, mais aussi de comprendre un prescriptivisme d’ordre technique.

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Mises : quelle leçon tirer de l’économie ?

Publié le 8 août 2017
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Par Adrien Faure.

Qu’est-ce qui distingue la praxéologie misésienne des autres théories du choix rationnel ? Dans cette dernière partie de ma réflexion, je me propose d’explorer une possibilité de réponse résidant dans le caractère prescriptif de la praxéologie de Ludwig von Mises.

Une théorie du choix rationnel explicative et prescriptive

En affirmant le caractère totalement subjectif des croyances, des désirs et des préférences des individus, Mises n’entre pas dans le débat concernant la relation entre croyances, désirs et actions.

Il contourne ce débat en affirmant que la fonction de la science de l’action humaine n’est pas d’étudier des états psychologiques (désirs, croyances, préférences, etc.) mais de déterminer quels moyens permettent adéquatement d’atteindre tel ou tel désir (objectif). Il formule une telle position de la façon suivante :

[L’économie] est une science des moyens à mettre en œuvre pour la réalisation de fins choisies, et non pas, assurément, une science du choix des fins. Les décisions ultimes, l’évaluation et le choix des buts, sont au-delà du champ d’une science, quelle qu’elle soit. La science ne dit jamais à l’homme comment il doit agir ; elle montre seulement comment un homme doit agir s’il veut atteindre des objectifs déterminés. 

Une telle définition de la fonction d’une science, comme science des moyens, semble peu commune vis-à-vis de la conception conventionnelle de la science comme ayant seulement une fonction explicative (comprendre et expliquer ce qui se passe).

Le philosophe Alexander Rosenberg affirme lui que les sciences sociales visent à comprendre pourquoi des phénomènes sociaux surviennent, soit en comprenant ce qui les cause (position naturaliste), soit en expliquant ce qu’ils signifient (position interprétationaliste).

A contrario, Mises semble soutenir une définition de la science comme réflexion technique permettant de déterminer quels moyens il faut employer pour parvenir à telles ou telles fins (objectifs).

Dans le même temps, il convient de noter que Mises semble aussi attribuer un caractère explicatif à la praxéologie. Il affirme en ce sens que 

les données de l’Histoire ne seraient qu’une maladroite accumulation de faits sans liens, un monceau de confusion, si elles ne pouvaient être éclairées, distribuées et interprétées par un savoir praxéologique systématique. 

Autrement dit, la praxéologie n’est pas activité d’interprétation historique (c’est-à-dire consistant à rendre intelligible des actions humaines passées), mais elle est, tout comme les sciences naturelles, nécessaire à cette activité.

Ainsi, de la même façon que l’historien qui ne respecte pas la connaissance issue des sciences naturelles (ou ignore cette connaissance) se fourvoie en proposant des explications impossibles (par exemple l’intervention de Dieu ou de forces surnaturelles), l’historien qui ne respecte pas ou ignore la connaissance issue de la praxéologie se fourvoie en proposant des explications impossibles (par exemple un historien rejetant la loi de la division du travail ne comprendra pas le rôle joué par les politiques protectionnistes dans la Grande Dépression et la montée des partis fascistes dans les années 1930). Par conséquent, la praxéologie a bel et bien une portée explicative.

Une singularité de la praxéologie, par rapport aux autres théories du choix rationnel, réside donc dans ce double caractère de théorie explicative et prescriptive. Ceci étant dit, il convient de noter ce qu’implique la nature prescriptive de sa théorie.

Car si le modèle praxéologique de Mises permet de prescrire telle ou telle action, ou schéma d’actions (arrangement institutionnel), comme nécessaires ou souhaitables, alors cela signifie qu’il est normatif et évaluatif.

La question se pose alors de savoir quelle est la différence entre un tel modèle axiomatico-déductif prescriptif et la philosophie politique, branche qui par définition porte sur les arrangements institutionnels souhaitables et sur leur évaluation.

La praxéologie fait-elle partie de la philosophie politique ? Mais dans ce cas, si on considère que la science et la philosophie sont deux activités distinctes, cela ne remet-il pas en question le caractère scientifique de la praxéologie ? Plus largement, les théories du choix rationnel, dans la mesure où elles sont prescriptives et évaluatives, sont-elles vraiment scientifiques ? La science peut-elle être prescriptive et évaluative ?

Prescriptivisme technique versus prescriptivisme moral

La réponse aux questions susmentionnées réside selon moi dans la double distinction entre, d’une part, des sciences purement explicatives et des sciences explicatives et prescriptives, et, d’autre part, des prescriptions techniques et des prescriptions morales (éthiques).

En effet, il convient de noter qu’il existe des sciences purement explicatives, comme l’histoire, l’anthropologie et l’ethnologie, mais aussi comme les sciences naturelles, et des sciences explicatives et prescriptives, qui permettent donc de prescrire des recommandations en termes de politique publique (d’arrangements institutionnels souhaitables), comme la science économique ou la science politique.

Deuxièmement, les prescriptions de la praxéologie sont des prescriptions d’ordre technique, comme celles d’un économiste ou d’un politologue : elles portent sur l’adéquation des moyens pour réaliser des buts donnés, et non sur la détermination des buts eux-mêmes et sur la désirabilité de ces buts. Voici comment Mises parle de ce prescriptivisme technique et non moral :

Il est certain que le gouvernement a le pouvoir de décréter des prix-plafond et d’emprisonner ou d’exécuter ceux qui achètent et vendent à des prix plus élevés. Mais la question est de savoir si une telle politique peut ou non atteindre les objectifs que le gouvernement s’est fixés en l’adoptant. Cela est un problème purement praxéologique et économique. (…) La question est : comment fonctionne un système interventionniste ? Peut-il produire les résultats que les gens, en y recourant, veulent obtenir ? 

Ainsi, Mises présente la praxéologie comme axiologiquement et moralement neutre, mais néanmoins apte à prescrire des recommandations en termes de politique publique, pour peu qu’on lui indique des objectifs (des fins) à réaliser.

À l’opposé, il existe un prescriptivisme éthique qui concernent la détermination des buts et des fins que les individus ou les sociétés se fixent ou devraient se fixer1.

Il est toutefois à noter que Mises, en tant que conséquentialiste libéral et non en tant que praxéologue, considère que le but d’un modèle de société moralement valable étant de favoriser le bien-être de tout individu, il existe en conséquence, sur le plan éthique, une justification pour un système de marché libre et d’égalité en droits entre les individus (c’est-à-dire qu’il existe une justification morale en faveur du libéralisme).

Et c’est, selon lui, la conjonction entre un prescriptivisme moral adéquat (c’est-à-dire, d’après lui, la philosophie morale libérale) et la praxéologie, prescriptivisme technique capable de prescrire quels moyens sont adaptés pour atteindre quelles fins, qui permet le progrès des sociétés humaines. Comme il le dit :

Les formidables progrès des méthodes technologiques de production, et l’augmentation qui s’ensuivit dans la richesse et le bien-être, n’ont été possibles que grâce à l’application prolongée de ces politiques libérales qui ont été la mise en pratique des enseignements de la science économique. 

Par conséquent, on peut noter que les arrangements institutionnels adoptés par une société ne peuvent, selon Mises, avoir des effets bénéfiques pour la société, de sont point de vue conséquentialiste égalitaire libéral, que s’ils (1) prennent en compte la praxéologie comme une source de connaissances valables et (2) respectent des positions morales adéquates (c’est-à-dire libérales).

En effet, si x sait que politique publique P permet d’atteindre A, où A est une amélioration du niveau de vie de la population, alors c’est seulement si x pense que A est moralement désirable que P est validé comme étant une politique publique désirable.

Conclusion de ma réflexion sur la praxéologie de Ludwig von Mises

Dans cette réflexion en quatre épisodes, j’ai cherché à montrer comment est construite la science de l’action humaine de Ludwig von Mises en mettant en évidence la structure et l’articulation de ses différentes parties, ainsi que les justifications proposées par l’auteur de ses différentes composantes.

Par ailleurs, j’ai essayé de cerner la nature méthodologique de ce système misesien en reprenant les deux catégories proposées par le philosophe des sciences Alexander Rosenberg, naturalisme et interprétationalisme.

En comparant la méthode de Mises aux théories du choix rationnel, je suis parvenu à la conclusion que la praxéologie misesienne est une forme particulière de théorie du choix rationnel, ayant comme spécificité, notamment, de ne pas seulement être explicative, mais aussi de comprendre un prescriptivisme d’ordre technique.

Cette enquête permet ainsi de mettre en évidence trois types différents de méthodologies employées dans les sciences sociales.

Il y a la méthode des sciences naturelles, l’hypothético-déductivisme, la méthode de l’interprétationalisme historique (histoire, anthropologie, ethnologie, etc.) et la méthode de l’axiomatico-déductiviste explicatif (praxéologie, théorie du choix rationnel, théorie des jeux, etc.).

Au sein de cette dernière méthode, on peut distinguer entre un axiomatico-déductiviste purement explicatif et un interprétationalisme axiomatico-déductiviste explicatif et prescriptif (la praxéologie de Mises notamment), le prescriptivisme de ce dernier étant un prescriptivisme technique et non moral.

En guise de conclusion, j’aimerais enfin soulever un aspect que je trouve curieux à propos de ces questions méthodologiques : il semblerait qu’il existe une certaine parenté méthodologique entre les méthodes axiomatico-déductivistes employées dans les sciences sociales et l’axiomatico-déductivisme qui est généralement employée dans les divers champs de la philosophie.

En effet, l’activité du philosophe, activité d’étude (de définition notamment) des concepts2, N°6, Automne 2014.] (des Formes, dirait Platon), prend la forme de constructions discursives et argumentatives posant des axiomes et dérivant des déductions par implication logique3. L’étendue de cette parenté méthodologique, et ce qu’elle implique, est toutefois une question pour une autre réflexion.

  1.  À noter que cette distinction entre ce qui est d’ordre technique et ce qui est d’ordre éthique (ou politique) a été défendue par Isaiah Berlin et critiquée par Kenneth Arrow et son théorème de l’impossibilité, ainsi que par James Johnson qui assimile philosophie politique et science politique.
  2.  HUMBERT-DROZ Steve, « C’est quoi ça  »philosophie » ? » in I-philo [https://phileasunige.files.wordpress.com/2015/03/iphilo6.pdf
  3. Sans oublier en outre que la philosophie et la praxéologie emploient toutes deux des exemples et des expériences de pensée.
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  • En fait c’est le libéralisme classique qui est proposé : l’étude de la praxis n’est

    certes pas de considérer des états psychologiques mais d’être en mesure de

    soutenir une réflexion technique et cela indépendamment du caractère signifié

    comme explicatif de la praxéologie , lequel d’un point de vue scientifique ne

    permet pas en fait de résoudre la question fondamentale de savoir si on peut

    percer la nature de la nature de l’homme en général et de l’homme-machine

    en particulier , s’agissant d’économie ; car la réflexion technique dont il s’agit

    prétend se baser sur le choix rationnel et atteindre un statut de science

    prescriptive et évaluative , et en même temps la praxéologie comme source de

    connaissances axiomatiques doit respecter les positions libérales , mais cette

    théorie qui se veut explicative et prescriptive par son adhésion à ces arrangements

    institutionnels (choix politique ) reste fort éloignée de la distinction entre individu

    et société du point de vue du choix , autrement dit l’individu confronté à son

    environnement peut il avoir le choix ? En réalité , si on parle de choix pour l’individu,

    on doit parler de choix sociologiques qui viennent de la société à l’instar de choix

    relevant de la morale que l’on peut aussi qualifier de morale sociologique; la question

    fondamentale de l’homme comme produit de son environnement reste pendante.

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