Par Francis Richard.
Un journal intime est une entreprise de lutte contre le désordre. […] Grâce à lui le sismographe intérieur se calme. Les affolements du métronome vital qui explorait le spectre à grands coups paniqués se réduisent à une très légère oscillation.
Une très légère oscillation est le journal intime de Sylvain Tesson des années 2014 à 2017. Je le soupçonne de ne pas l’avoir écrit sur le moment, d’avoir permis au souvenir de sédimenter, d’avoir usé d’un principe géologique : attendre que la matière se soit bonifiée pour passer à l’acte, c’est-à-dire à l’oeuvre, comme le firent en leur temps Otto Dix ou Nicolas de Staël.
La plume libre de Sylvain Tesson
Quoi qu’il en soit c’est un bonheur de lire Sylvain Tesson, que son journal soit décalé ou non dans le temps, parce que sa plume est libre, qu’à de rares exceptions près, il n’a pas l’instinct grégaire, qu’il pense par lui-même, qu’il ne hurle pas avec les loups et qu’il démonte par des analogies subtiles les idées toutes faites, c’est-à-dire faites par d’autres.
Certes il sacrifie à quelques tendances convenues – personne n’est parfait – comme de s’inquiéter de la surpopulation dans l’une de ses prévisions du monde en 2050, d’être sensible à la désinformation du WWF qui, dans une de ses études, s’alarme pour la biodiversité ou de s’affliger avec un guide de Chamonix que la Mer de Glace se meure.
La compagnie des livres
Mais, après son accident d’août 2014, il explique que s’il est maintenant debout c’est parce que dans les nuits d’angoisse, jamais les livres ne [lui] ont à ce point semblé des compagnons et que c’est pourquoi il éprouve une étrange sensation d’entendre les élites politiques se vanter de ne plus jamais lire (la cybergirl Fleur Pellerin, par exemple)…
Mais il fait cette citation sur l’islam :
Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au-dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui.
Il pose la question : Eric Zemmour dans Le Suicide français ? Non, Claude Lévi-Strauss ! Le comité de décret des fatwas n’a pas encore dû lire l’avant-dernier chapitre de Tristes Tropiques.
La France de Hollande
Mais il note, quand la France de Hollande refuse de livrer deux Mistral à la Russie de Poutine, qui s’en offusque : Pour la présidence française l’essentiel n’est pas la sincérité de celui qui fait les promesses mais la fiabilité de celui qui y croit. Il échappe en outre au président russe que la France contribue par sa fermeté à l’élargissement des droits de l’homme.
Il en tire la leçon : La leçon du Mistral donne par exemple au chroniqueur le droit de ne pas livrer son papier si la ligne du journal s’est modifiée. Le droit au médecin de ne plus soigner son patient si la maladie se développe. Le droit de ne pas dire « oui », le jour du mariage, s’il pleut. Le droit de ne pas élever son enfant s’il ne vous ressemble pas.
Il conclut : Bref, le droit de ne pas être fidèle si votre interlocuteur n’est pas conforme.
Se remuscler la carcasse
Dans un tout autre registre il parle de la promenade à heure fixe, pratique de vie imitée de Kant, qui lui a permis de se remuscler la carcasse après l’accident qui l’avait laissé incapable de marcher : monter tous les jours dans les tours de Notre-Dame de Paris, d’où il pouvait voir les nombreuses flèches d’église, plantées comme des banderilles dans les toits :
Je me souvenais d’un récent débat national : nos hommes politiques avaient légiféré pour interdire que l’on dispose des crèches de Noël dans les mairies. Les flèches de la France chrétienne, elles, étaient encore debout. Les arracherait-on un jour pour satisfaire au principe de laïcité ? On faisait l’effort d’oublier que le pays avait des racines. Il restait les croix dans le ciel.
Aphorismes
Sylvain Tesson pratique tout au long de son journal l’aphorisme (Si l’aphorisme est un fragment, peut-on dire que j’ai trouvé des tessons ?). Le lecteur n’a que l’embarras du choix parmi tous ces tessons. Il en élira cependant quelques-uns, pour l’exemple, par affinités (quitte à se fustiger au passage : Internet: au commencement était le Verbe. À la fin était le blog…) :
Ne rien oublier en faisant sa valise et ne pas la prendre en partant.
Longtemps, j’ai lu la première phrase de Proust.
Nager, c’est s’entraîner à voler avant que la mer ne se retire.
Voter est tellement grotesque que les gens s’isolent derrière des rideaux.
Aphorisme : faire pardonner par la brièveté de sa formulation l’inconsistance d’un propos.
Sylvain Tesson, Une très légère oscillation, Éditions des équateurs, 2017, 230 pages.
—
Laisser un commentaire
Créer un compte