Grèce antique : la plus belle invention moderne

Pour quelle Grèce part-on ? Sur le dernier essai de François Hartog.

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Grèce antique : la plus belle invention moderne

Publié le 11 juillet 2015
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Par Jean Sénié.

François Hartog Partir pour la GrèceFrançois Hartog est l’auteur d’une œuvre bicéphale. Spécialiste de l’altérité dans la Grèce ancienne1, il a par la suite soulevé la question de la part de l’autre dans la construction identitaire2. Parallèlement, ou plutôt concomitamment, il s’est intéressé à l’historiographie de cette Grèce qui constituait son objet d’étude3, réflexion qu’il a ensuite élargie à l’historiographie en général4. Son dernier livre, un recueil de différents textes, jusqu’alors éparpillés entre préfaces, revues et chapitres d’ouvrages, s’inscrit à la croisée des deux tendances de son œuvre. Le beau titre retenu par l’éditeur, Partir pour la Grèce, indique d’emblée qu’il ne s’agit pas simplement d’aller en Grèce, à la manière d’un simple touriste, mais d’opérer un travail sur soi-même pour partir vers cet autre que serait la Grèce. De ce fait, le livre pose une question d’une actualité cruciale tout en étant d’une intemporalité pérenne, à savoir : pour quelle Grèce part-on ? Si l’on accepte même qu’il puisse y avoir une Grèce pour laquelle partir.

La Grèce comme Autre

La préface de l’ouvrage développe une passionnante réflexion sur ce qui fait pour François Hartog « l’armature intellectuelle de l’Europe ». Il explique que des binômes conceptuels Grecs-Barbares, Grecs-Barbares plus Romains, Païens et Chrétiens, Anciens et Modernes ont établi un « pouvoir structurant, configurant » et que « ce sont là autant d’approximations pour tenter d’approcher ce qui, encore une fois, a rendu possible l’Europe, et a peut-être constitué le ressort de sa singularité par rapport à Byzance, à l’Islam, ou aux civilisations asiatiques »5.

Il faut se garder de voir dans ces propos une quelconque tentative de rapatrier dans les sciences humaines le « miracle grec » contre lequel Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Detienne et d’autres à leur suite se sont inscrits en faux. En revanche, à partir d’une expérience de construction identitaire fondée sur le passage par l’altérité, François Hartog montre combien la Grèce a été utile dans la formation de générations d’Européens. C’est une manière subtile de congédier le stérile débat sur les racines grecques de l’Europe pour le reformuler de manière convaincante. La question n’est pas tant celle de la mise en dépôt d’un fonds exceptionnel qui constituerait un hapax historique que celle des usages de la « Grèce ». À cet égard, le titre de l’ouvrage, une fois sa démarche saisie, ne peut manquer de faire penser à l’exclamation du poème Vents de Saint-John Perse : « Partir ! Partir ! Parole de vivant ».

Cette vision qui s’inscrit dans une généalogie revendiquée, comme l’attestent les portraits de Pierre Vidal-Naquet et de Jean-Pierre Vernant dans le dernier chapitre du livre, propose donc une image fort différente de ceux qui continuent de voir dans la Grèce un héritage à saisir tel quel. C’est, par exemple, la vision de Jean-François Mattéi telle qu’exposée dans son livre Le Procès de l’Europe6. Il n’en demeure pas moins que les pages de François Hartog sur l’héritage non pas en tant que dépôt mais en tant qu’action menée par un héritier, au-delà de l’indéniable émotion qu’elles suscitent, apparaissent aussi comme une voix plus féconde7.

La Grèce dont nous héritons

Hasard des calendriers, le livre de François Hartog paraît au même moment que les débats qui ont enflammé l’actualité sur la réforme du collège et notamment sur la place qui serait désormais attribuée aux études classiques, c’est-à-dire au Latin et au Grec. De manière concrète, François Hartog rejoint la position de Paul Veyne pour dire qu’il vaudrait mieux une école spécialisée dans la formation de spécialistes qu’un vague saupoudrage de connaissances. Position qui peut se comprendre quand on remarque les faibles notions acquises après la fin du collège ou du lycée.

Toutefois, l’historien pousse plus avant sa réflexion en expliquant que ces études classiques sont à la fois moins et plus que ce qu’on en dit. Comme il l’affirme dans un entretien publié dans le Monde des livres : « En revanche, sommes-nous capables de construire et de formuler un rapport significatif, pertinent, à la Grèce ? Si on n’y parvient pas, il reste aux études classiques à devenir une spécialité parmi d’autres. Avec tout de même une responsabilité supplémentaire : si un jour ceux qui nous succèdent estiment que, pour eux, il est important d’établir une relation pertinente avec ce monde lointain (et avec toute la part antique de la culture occidentale), il faut que nous leur en laissions les moyens, que nous ne laissions pas tomber le domaine en déshérence. »8

Ainsi, la réponse de François Hartog est nuancée. Oui il faut garder l’enseignement des lettres classiques mais à condition que celles-ci parviennent à se renouveler pour rester signifiantes, pour servir d’éclairage. Par ailleurs, reconnaissons que l’antiquisant est conscient qu’il faut toujours garder un fond de spécialiste pour pouvoir réactualiser les textes anciens et continuer de les rendre accessibles. Si cette réponse est séduisante, sa réalisation concrète apparaît comme plus problématique, peut-être en raison d’une trop grande exigence. Néanmoins, à l’image de ce livre passionnant, les questions soulevées par François Hartog sont de celles qui forcent le lecteur à sortir de son sommeil pour partir à la recherche de réponses. À ce titre-là, prendre la direction de la Grèce n’est peut-être pas la plus mauvaise idée.

Sur le web

  1. Hartog François, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980.
  2. Id., Mémoire d’Ulysse : récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996.
  3. Id., Le XIXe siècle et l’histoire. Le cas Fustel de Coulanges, Paris, PUF, 1988 ; Id., Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade, 2005.
  4. Id., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2002. On rappellera qu’il est l’inventeur du concept de présentisme qui est un « régime d’historicité », soit une certaine forme d’articulation entre le passé, le présent et le futur. Cette étape correspond à une survalorisation du présent au détriment du futur et du passé, ce qui se traduit concrètement par une mise en avant de la mémoire au détriment de l’histoire ainsi que par un appel toujours plus présent à vivre dans l’instant.
  5. Id., Partir pour la Grèce, Paris, Gallimard, 2015, p. 43.
  6. Mattéi Jean-François, Le Procès de l’Europe, Paris, PUF, 2011.
  7. Hartog François, Partir pour la Grèce, Paris, Gallimard, 2015, p. 276.
  8. François Hartog : « La cité grecque peut trouver ou retrouver une pertinence comme utopie », Le Monde des livres, 09/04/2015.
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  • Votre style me rappelle celui de certains critiques des années 70-80 … obscurum per obscurius … pour finalement de rien dire, ou presque. Les idées claires, sans mots alambiqués, s’il vous plaît ! Foi d’agrégé de lettres classiques ! …

  • Les commentaires sont fermés.

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