Par Francis Richard
Le roman est un genre littéraire indéfinissable, multiforme, que chaque auteur façonne à son image, que chaque lecteur s’approprie comme il l’entend. Le roman est, au fond, essentiellement, libertaire.
Qu’importe le nombre de pages, le contenu ou la forme, pourvu qu’il comporte une dose de fiction, fût-elle modeste, et qu’il éveille l’intérêt du lecteur par sa richesse humaine. C’est dire son élasticité.
Dans Oona et Salinger, Frédéric Begbeider, se permet ainsi des licences, que seul le genre romanesque autorise. Et il le fait avec beaucoup de sympathie communicative pour ses personnages.
En effet, à partir de quelques documents seulement, l’auteur raconte la brève, et longue, liaison chaste, et sensuelle, entre Oona O’Neill, fille du prix Nobel de littérature (1936), le dramaturge américain Eugene O’Neill, et J.D. Salinger, auteur britannique de nouvelles et du célèbre roman The Catcher in the Rye – L’Attrape-coeurs (1951).
Frédéric Beigbeder a écrit son livre à Guéthary, Pau et Genève, de 2010 à 2014. Il s’agit donc d’une oeuvre qui a mûri pendant quatre ans, en même temps que l’auteur, dont quelques épisodes personnels se mêlent au récit et le fondent.
L’affaire, au sens anglais du terme, entre les deux jeunes gens, se passe principalement entre 1940 et 1945, sur fond de Deuxième Guerre Mondiale. Ils font connaissance à New-York, au Stork Club, en 1940. Elle a quinze ans, lui vingt et un. Elle est entourée de deux riches héritières, Gloria Vanderbilt et Carol Marcus, lui est seul.
Jerry a le coup de foudre pour Oona. Pourtant, lors de cette première rencontre, ils ne se parlent pas vraiment : « De temps en temps, l’un ouvrait la bouche pour commencer une phrase, mais ne la prononçait pas. L’autre essayait à son tour mais rien ne sortait, hormis quelques volutes de Chesterfield. Ils cherchaient des choses à se dire qui ne soient pas des banalités. Ils sentaient qu’il leur fallait être dignes l’un de l’autre. Que parler ensemble devait se mériter. »
Oona ne sait pas aimer mais veut bien se laisser aimer par Jerry. Cela tombe bien : « Jerry a cette vision de l’amour à vingt et un ans, quand il rêve d’Oona la nuit : l’amour est plus beau quand il est impossible, l’amour le plus absolu n’est pas réciproque. Mais le coup de foudre existe, il a lieu tous les jours, à chaque arrêt d’autobus, entre des personnes qui n’osent pas se parler. Les êtres qui s’aiment sont ceux qui ne s’aimeront jamais. »
Pendant le temps que durera leur relation, ils s’embrasseront, se caresseront, dormiront ensemble, mais n’iront jamais plus loin : « Bien que très attirés l’un par l’autre, Jerry et Oona étaient complètement tétanisés sexuellement, parce que personne ne leur avait expliqué comment on faisait l’amour, ni comment sortir de leur abominable blocage énamouré. Trop respectueux, Jerry n’osait pas la brusquer et de son côté, Oona était trop intimidée pour l’encourager (et très effrayée à l’idée de tomber enceinte). »
Le tournant de cette idylle est pris quand Jerry décide de s’engager sous les drapeaux alors qu’il aurait pu échapper, pour raisons de santé, au service militaire obligatoire décrété par Roosevelt : « Lors de sa visite médicale, le médecin des armées lui avait diagnostiqué une insuffisance cardiaque. » En fait, il ne veut pas reprendre l’entreprise de son père… et puis « Salinger, amoureux d’Oona, écrit qu’il faut détruire l’autre avant d’être détruit. Aimer est beaucoup trop dangereux. » .
En fait, Jerry ne se fait pas d’illusion : « Jerry a choisi de partir à la guerre avant d’être tenté de faire souffrir Oona, ou de souffrir à cause d’elle. Il se doutait bien qu’Oona ne l’attendrait pas. Cela ne l’empêcha pas d’être brisé quand elle le remplaça. » Il sera d’autant plus brisé parce qu’elle le remplacera par Charlie Chaplin, qui est âgé de cinquante-quatre ans… et qu’elle épousera à tout juste dix-huit.
Beigbeder fait, à propos de la différence d’âge entre Oona et Charlie, un plaidoyer, qui pourrait bien être pro domo – il s’est remarié cette année avec Lara Micheli de vingt-cinq ans sa cadette (il parle d’elle à la fin du roman) : « Je ne comprends pas pourquoi les hommes mûrs attirés par la chair fraîche choquent certaines personnes alors que c’est le couple idéal prôné par Platon dans Le Banquet. »
En dehors de celles qu’il consacre à la relation d’Oona et de Jerry (les dialogues entre eux sont des morceaux d’anthologie), les plus belles pages du livre de Beigbeder, sont peut-être, même si elles sont dures et cruelles, celles où, se substituant à Jerry (dont la famille Chaplin a refusé de lui donner accès à la correspondance), il raconte épistolairement à Oona la guerre terrible qu’il vit en Europe pendant les années 1944-1945, et dont il sortira à jamais traumatisé, incapable même d’en parler.
- Frédéric Beigbeder, Oona et Salinger, Grasset, 336 pages.
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Frédéric Beigbeder recommande le premier et dernier essai d’Oona comme comédienne, accessible sur YouTube. Il s’agit d’un casting filmé par Eugene Frenke pour The Girl from Leningrad. Elle a dix-sept ans.
Beigbeder commente : « Avouez qu’elle mange littéralement l’écran. La caméra est amoureuse de ses traits enfantins, le réalisateur en bafouille. Il s’adresse à elle comme s’il parlait à une orpheline trouvée au bord de la Volga. Il lui demande de tourner la tête pour voir ses deux profils qui sont exquis. Elle rit, d’un rire embarrassé, timide, mutin et craquant. Elle a une fragilité qui aspire le regard, malgré ce fichu absurde qui cache sa crinière brune de femme fatale. Regardez ses sourcils posés comme deux apostrophes sur son regard pétillant. Écoutez sa voix cristalline quand elle demande, avec la politesse d’une reine : « Shall I turn over here ? » Soudain, l’équipe qui se permet de lui donner des ordres semble une bande de grossiers malotrus. Ils sont tous conscients de l’honneur qu’ils ont de respirer dans le même studio que cet ange radieux et réservé… »
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