Éthique et « droit d’ingérence »

Les frappes aériennes en Libye relancent le débat sur les fondements éthiques du « droit d’ingérence »

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Éthique et « droit d’ingérence »

Publié le 30 mars 2011
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Les frappes aériennes en Libye relancent le débat sur les fondements éthiques du « droit d’ingérence ». Il s’agit d’un sujet qui, plus qu’aucun autre, divise les libéraux. D’un côté, ceux que l’on peut qualifier de « libéraux-conservateurs » qui défendent le concept de « guerre juste » ; de l’autre les « libertariens » qui considèrent que rien ne saurait jamais justifier l’usage public de la contrainte, même dans de telles circonstances.

Par Richard Ebeling (*)

Des événements tels que les révoltes écrasées dans le sang en Libye, les révolutions et les manifestations de masse contre une série de gouvernements tyranniques ou autocratiques du Moyen-Orient, ont été regardés de manière fort bienveillante par les populations occidentales.

Des citoyens ordinaires, longtemps oppressés politiquement par des régimes despotiques ayant bafoué leurs droits individuels et pillé leurs revenus souvent faibles, se sont soulevés contre ce joug. De nombreux citoyens se demandent ce que leurs États peuvent, ou doivent, faire ? Certains vont jusqu’à plaider pour des interventions politiques ou militaires afin d’aider ceux qui semblent aspirer à vivre libre sur leur propre territoire.

Quelle est la position la plus cohérente que peuvent adopter les partisans de la liberté en de telles circonstances ?

La liberté individuelle et le principe de non-intervention sur son propre territoire

En tant que partisan de la liberté individuelle, je considère toute forme d’intervention étatique autre que celles strictement nécessaires à la protection de la vie, de la liberté et de la propriété, comme étant infondée moralement, néfaste politiquement et contre-productive sur le plan économique. Je crois aussi, comme étant partie intégrante de cette philosophie, que nos gouvernements ne doivent pas plus intervenir dans les affaires internes d’autres pays que dans les activités volontaires et pacifiques de leurs citoyens.

Nombreux sont mes concitoyens qui agissent d’une manière que je peux considérer stupide, immorale ou malfaisante. Mais je sais qu’il serait moralement intenable et concrètement inefficace de les forcer à agir conformément à ce que je considère comme étant plus sage ou meilleur pour eux.

Si chaque personne n’est pas respectée comme acteur libre pour ce qui le concerne directement, alors nous courrons le risque de dégénérer en une société où chacun s’ingérerait dans les affaires des autres, brandissant une conception différente de la justice, s’efforçant d’utiliser les moyens de l’État pour influencer ou contraindre ses concitoyens à adopter une autre conception de la vie juste et vertueuse. La société deviendrait alors une guerre de tous contre tous, car les individus partageant des idéaux identiques formeraient des coalitions pour capter une part plus large des votes, pour influencer et contrôler l’État dans la conduite de ses affaires quotidiennes.

Le choix individuel, non la coercition politique, œuvre pour une société plus juste et plus morale

Mais les hommes étant ce qu’ils sont, même ceux qui ne sont au départ que des idéalistes au cœur pur, ne souhaitant utiliser la force publique que pour le bien des autres (selon leur propre conception du bien), ne tardent pas à être aspirés dans un engrenage sans fin. L’usage de la coercition devient un aphrodisiaque, plus puissant que n’importe quelle drogue. De surcroit, jouir d’un pouvoir politique permet aussi d’accéder à un certain confort matériel, pour soi-même et pour tous ceux qui forment une coalition en vue du pouvoir. Peu nombreux sont ceux qui ont su résister à de telles tentations au fil des siècles. Même quand une première génération de gouvernant accédant au pouvoir n’a pas été corrompue par les possibilités d’enrichissement que cela permet, leurs héritiers, en parvenant à leur tour au sommet de l’État, ont eu tendance à moins résister à de telles tentations.

Au surplus, la coercition ne peut jamais, en dernier lieu, être un instrument pour rendre les hommes bons et vertueux. La force permet de contrôler le comportement des hommes – on peut leur interdire certaines entreprises pour leur commander la poursuite d’autres actions – sous la menace de l’usage de nombreuses représailles physiques ou psychologiques. Un acte n’est moral ou vertueux que parce qu’il résulte du choix libre d’un individu qui, au moins en principe, aurait pu se comporter de manière différente. La moralité et la vertu sont dans l’esprit et le cœur des hommes, non dans le contrôle de leur conduite au quotidien.

En niant à l’individu sa liberté de choisir sa conduite dans de nombreux domaines de sa vie, l’État déresponsabilise ainsi les hommes quant aux conséquences de leurs actions. Les conditions sont alors réunies pour que se développe une atmosphère d’amoralité : « ce n’est pas de ma responsabilité, j’ai déjà acquitté mes impôts », ou « je ne suis pas redevable de cela, je n’ai fait qu’obéir aux ordres ».

Dans une société libre, le seul moyen approprié pour tenter d’influer sur la conduite d’autres personnes est la raison, l’argumentation par exemple. L’homme contraint porte souvent le ressentiment et la colère dans son cœur, à la fois contre l’autorité qui le contraint et contre lui-même car il n’a pas eu le courage de résister lorsqu’on lui a ordonné de faire ce qu’il ne désirait pas. A contrario, l’homme libre qui change sa conduite parce qu’il en a été convaincu par d’autres, ressent de la gratitude et de la joie parce qu’on lui a montré un objectif plus haut dans la vie, ou parce qu’on lui a montré comment poursuivre avec davantage de succès ses desseins.

Quand d’autres hommes choisissent de changer librement leur comportement, par l’entremise d’arguments ou d’exemples, il est plus probable qu’il y ait alors un réel changement dans leurs cœurs ou leurs esprits. C’est ainsi que le monde, in fine, change réellement – une personne après l’autre.

Les dangers et les effets pervers de l’intervention étrangère

Les hommes et les gouvernements dans d’autres pays ont recouru et recourent encore à de multiples pratiques condamnables. Ils ont tué, blessé, torturé et détruit. Au cours du dernier siècle en particulier, ces exactions ont atteint une ampleur que l’esprit humain peine à se représenter. De semblables méfaits ont choqué notre conscience au point de nous faire douter de l’existence de l’humanité en l’homme. Quand de tels comportements prévalent dans d’autres pays, il a semblé naturel à de nombreux concitoyens de se mobiliser pour « faire quelque chose » – venir en aide pour secourir les victimes ou supprimer la source des maux.

Mais de manière similaire à ce qui se passe sur notre propre territoire, les citoyens dérangés par les actes immoraux des autres se sont tournés vers l’État pour qu’il corrige les comportements déplacés dans d’autres pays. Ils ont demandé à leur propre gouvernement d’intervenir dans les affaires de ces peuples, de s’opposer aux gouvernements et aux hommes commettant des actes condamnables, et de soutenir des hommes plus intègres et plus responsables.

De tels buts ont rarement été atteints ; et même quand les résultats à court-terme ont semblé meilleurs que ce qui prévalait avant, l’intervention étrangère a souvent eu, sur le long terme, des conséquences non désirées : des résultats similaires, voire pires, que ce que l’intervention était censée résoudre.

Même quand des peuples oppressés par un tyran ont été libérées de ce joug, les peuples ainsi libérés se sont souvent tournés contre leur libérateur. Celui-ci affiche en effet sa fierté d’être parvenu à libérer un peuple qui ne pouvait se défaire lui-même de ses chaines. En outre, le gouvernement qui œuvre à la libération n’est souvent pas satisfait par le simple fait d’éliminer un gouvernement ennemi ; pour justifier les sacrifices de son peuple, tant en vies humaines qu’en termes financiers, le libérateur tente souvent d’instaurer un « nouvel ordre » gouvernemental en terre étrangère.

Mais, dans ce pays étranger, un gouvernement honnête signifie souvent tout autre chose. Les coutumes, les traditions et d’autres pratiques sociétales appellent des structures politiques et une organisation de l’autorité parfois très différente de ce que les « conseillers » du gouvernement libérateur envisagent. Irrités ou en colère par le sentiment qu’on veut leur dicter la manière de vivre leur vie, d’organiser leurs affaires dans leur propre pays, les peuples étrangers ne tardent pas à souhaiter que l’ingérence se termine et que les libérateurs rentrent chez eux.

Trop souvent, les réactions passionnelles provoquées par l’impression de se faire dicter une politique par un pays étranger favorise les démagogues et les tyrans en herbe qui entendent profiter du ressentiment anti-étranger pour parvenir au pouvoir. Les forces militaires et les conseillers civils du gouvernement libérateur ne tardent pas à devenir la cible de ceux qu’ils avaient libérés des méfaits et des injustices du passé.

Chez lui, le gouvernement interventionniste se trouve souvent, tôt ou tard, à la tête d’une « maison divisée » quant aux justifications de l’intervention et à sa continuation. Parfois, l’intervention ne fait même pas consensus à son début. Les citoyens, dans la mesure où ils s’intéressent aux événements internationaux, prennent différentes position dès lors qu’il s’agit de savoir qui il faudrait soutenir en terre étrangère, qui est l’oppresseur et qui a besoin d’être libéré. Si la politique interventionniste est décidée, alors une partie du pays s’y oppose dès le début, a l’impression qu’une part de ses richesses et que des vies humaines sont engagées à tort du « mauvais côté ». Si l’intervention est massivement soutenue, alors les voix dissonantes sont tues dans un premier temps.

Mais si l’intervention n’est pas brève et le succès indiscutable, alors des pensées plus contrastées émergeront chez un nombre croissant de personnes. L’intervention était-elle la meilleure chose à entreprendre ? Ne sommes-nous pas en train de devenir l’ennemi du peuple dont nous voulions nous rapprocher ? Ne sommes-nous pas en train de faire empirer la situation dans ce pays ? Le sacrifice en hommes et en argent – pour eux et pour nous – ne doit-il pas cesser ?

Même si l’intervention semble avoir été un succès – parce que les buts affichés semblent avoir été atteints rapidement, avec un sacrifice minimal en hommes et en argent, et parce que les soldats sont rentrés au pays – le gouvernement interventionniste laisse souvent derrière lui, dans le pays qu’il quitte, une situation qui ne tarde pas à ressembler à ce qui prévalait avant.

Pourquoi est-ce ainsi ? Parce que renverser l’ordre politique existant pour en imposer un nouveau ne change pas les idées, les croyances, les coutumes et les traditions du peuple. Le comportement apparent de certaines personnes pourra être affecté temporairement, mais leur vision de ce qui est bon ou mauvais, juste ou injuste, toutes ces choses essentielles qui résident dans les cœurs et les esprits ne sont pas changées sous la contrainte. La seule alternative pour le gouvernement interventionniste est alors de rester dans le pays étranger pour imposer une contrainte permanente, ce qui aggrave souvent les problèmes au lieu de les résoudre.

Faire triompher la liberté au-delà des frontières : pour des solutions privées

Dès lors, quel comportement adopter face aux comportements condamnables d’autres États ? Pour un partisan de la liberté, la solution est la dépolitisation, la privatisation de l’intervention étrangère. Dans notre vie privée, il y a de nombreux amis, voisins, ou des membres de notre famille que nous aimons et que nous souhaitons aider ; nous désirons les épauler afin qu’ils traversent des épreuves ou des moments difficiles, nous souhaitons aussi les aider à fonder leur vie sur des principes plus sains, afin que les problèmes qu’ils ont affronté dans le passé ne se présentent plus à eux.

Ce but que nous nous fixons dépasse parfois nos moyens, et c’est pourquoi nous formons des associations volontaires, des organisations et des clubs afin de rassembler nos efforts avec ceux qui partagent des objectifs similaires et croient aux mêmes méthodes d’action pacifique. D’autres préfèrent agir seuls pour porter assistance à leurs concitoyens ; d’autres enfin constituent d’autres associations car, bien qu’ils partagent les mêmes desseins, ils pensent que d’autres moyens sont préférables pour les atteindre. D’autres personnes dans la société choisissent aussi de ne pas s’engager dans ce type d’activité, car ils préfèrent allouer leur temps, leur argent et leurs efforts pour réaliser d’autres objectifs.

Personne n’est obligé de prendre soin ou d’aider les autres, de même que personne n’est obligé d’accepter une méthode particulière d’assistance comme étant préférable aux autres. De telles associations volontaires sont un des piliers essentiels de la société civile. Dans une société libre, elles sont la solution privée à ce que l’on nomme « problèmes sociaux ».

De même, la dépolitisation ou la privatisation de l’intervention étrangère appelle une approche analogue à celle qui prévaut dès lors qu’il s’agit de régler des « problèmes sociaux » par des associations volontaires. Ceux qui sont touchés par la détresse et les épreuves subies par d’autres peuples et qui désirent leur porter assistance doivent pouvoir former des associations visant à rassembler des ressources pour les aider. Mais à l’inverse, ceux qui ne partagent pas les mêmes préoccupations, ou qui préfèrent apporter d’autres réponses aux mêmes problèmes, ne doivent pas être forcés de contribuer à une telle aide s’ils ne le souhaitent pas.

Si un régime oppresseur domine dans un pays étranger, ou si une population est menacée ou agressée par un État, chaque citoyen dans une société libre doit pouvoir apporter son aide sur une base volontaire. Cette aide peut prendre la forme d’une contribution financière ou de services personnels. Une personne peut proposer de se battre aux côtés des « défenseurs de la liberté » qui résistent à la tyrannie imposée par leur gouvernement, ou elle peut offrir ses services à l’armée d’un pays étranger afin de repousser un agresseur. Elle peut choisir de faire cela gratuitement ou en l’échange d’une rémunération. Elle peut constituer des associations ou des entreprises afin de rassembler des ressources financières pour acheter des armements, des médicaments, des denrées alimentaires ou des vêtements. Elle peut convaincre d’autres personnes dans son pays de la justesse de sa cause, et leur demander de la rejoindre afin de faire gagner la liberté dans d’autres pays.

L’importance des principes, plus que des expédients, même pour la « bonne cause »

Le comportement le plus incohérent pour une personne qui entend défendre la liberté dans d’autres pays est de supprimer par là même la liberté de ses propres concitoyens afin de poursuivre ses objectifs. Il est facile de répondre que la seule chose qui est exigée est une infime violation de la liberté, par comparaison avec le retour à la liberté d’un si grand nombre d’autres individus. Mais est-ce si différent des arguments sans cesses ressassés, selon lesquels de petites violations de la liberté sont nécessaires pour nourrir les nécessiteux, loger les sans-abris, aider les plus indigents, etc. ?

Une fois que les principes de la liberté ont été écornés, quel que soit le bien-fondé de la cause qui justifie une telle violation, alors toutes les autres atteintes à ce principe ne tardent pas à devenir une question d’appréciation pragmatique. En effet, s’il est raisonnable ou méritoire d’enfreindre la liberté de quelques individus pour une cause importante, alors il devient possible de poursuivre ces atteintes un peu plus loin, ou pour une autre cause. Y aurait-il à cela une objection valable ? Si nous sacrifions une part de notre liberté individuelle pour un intervenir dans un pays X, alors il est certain que l’on peut renouveler l’expérience avec plus de force dans un pays Y, pour porter secours à un autre peuple nécessiteux. Où cet engrenage peut-il s’arrêter ? Et le jugement de quelle personne doit prévaloir dès lors qu’il s’agit de prendre une décision ?

Le devoir fondamental d’un État est la protection de la vie, de la liberté et de la propriété de ses citoyens sur son propre territoire. Si l’État poursuit ses menées au-delà de ces quelques prérogatives, il ne peut le faire qu’en accaparant le patrimoine, les revenus et les ressources de certains individus pour les redistribuer à d’autres par une ingérence coercitive. Soit nous choisissons l’égale protection des droits individuels pour tous, soit nous privilégions une société où les privilèges des uns sont financés par l’appropriation des ressources des autres. C’est le choix majeur concernant le rôle de l’État, que ce soit dans les affaires domestiques ou étrangères. Il n’y a pas de troisième alternative.

(*) Richard Ebeling est un professeur libertarien américain, ancien Président de FEE (The Foundation for Economic Education). La version originale de ce texte a été publiée sur le blog In Defense of Capitalisme en date du 14 mars 2011. Traduction de Guillaume Vuillemey originellement publiée sur le site de l’Institut Turgot.

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