Instauré sous l’Ancien régime, cet impôt est aussi impopulaire auprès des consommateurs que nécessaire au fonctionnement des collectivités ultramarines. Sans envisager sa suppression, de nombreux élus appellent à la modernisation du dispositif, qui ne pourra être suivie d’effet que dans le cadre d’une transformation plus générale du modèle économique ultramarin.
En Martinique comme dans tous les territoires ultramarins, le coût de la vie est sensiblement plus élevé qu’au sein de l’Hexagone : +14% en moyenne, et jusqu’à +40% sur les produits alimentaires. De nombreux facteurs concourent à cette situation, parmi lesquels l’éloignement des pôles économiques mondiaux, l’étroitesse des marchés locaux ou encore la forte dépendance de ces territoires aux importations. Alors que la Martinique s’est, à la faveur d’un mouvement social contre la vie chère, de nouveau embrasée à la fin de l’été dernier, une taxe au nom désuet semble cristalliser les critiques : l’octroi de mer.
Une taxe incomprise, qui suscite l’hostilité des populations
« L’octroi de mer, premier coupable » de la vie chère en Outre-mer ? La question est ainsi posée par des sénateurs, auteurs d’un récent rapport consacré au sujet. Publié le 3 avril, le document reconnaît que cette « exception ultramarine (…) figure au premier rang des responsables désignés de la vie chère dans les DROM ». En cause, selon les membres de la haute assemblée, le caractère particulièrement complexe de l’octroi de mer. « La transparence n’est pas là  », regrettent les auteurs du rapport, selon lesquels cette taxe, perçue par les habitants des Outre-mer comme « l’octroi des maires », suscite « incompréhension » et « hostilité ».
Ce sentiment de rejet est en partie justifié, et en partie injustifié. S’il « est incontestable que l’octroi de mer, comme toute taxe (…), augmente les prix », écrivent les élus, celui-ci « ne peut expliquer à lui seul (…) l’écart des prix avec la métropole ». Pesant en moyenne de 4,5 à 5% sur le prix final, l’octroi de mer varie significativement selon les territoires ultramarins : alors que son taux moyen pondéré à l’importation ne dépasse pas 4% à la Réunion, il est de 11,7% en Martinique et tutoie les 15% à Mayotte. Dans leur rapport, les sénateurs appellent donc à la « modernisation » de l’octroi de mer, estimant que « ne pas retirer aux territoires un outil fiscal garant de l’autonomie de gestion » et que « préserver un instrument de protection de la production locale » représentent « deux lignes rouges » à ne pas franchir.
Un impôt ancien à l’effet « boule de neige »
Ces lignes rouges sont, en effet, inscrites dans l’ADN de cet impôt si particulier, qui fut perçu dans la « colonie de Martinique » à partir de l’année 1670. Instauré sous l’Ancien régime, l’octroi de mer taxait alors, et ce pendant des siècles, tous les produits arrivant, depuis la mer, dans les territoires ultramarins. Selon le ministère de l’Économie et des finances, « le principe même de l’octroi de mer est la taxation de biens importés, pour partie non substituables avec des biens produits localement, ou correspondant à une offre locale limitée et ne pouvant satisfaire la demande intérieure ». Dans l’esprit de ses promoteurs, l’octroi de mer vise donc à compenser les « handicaps structurels » des territoires ultramarins, en engendrant une distorsion fiscale qui est censée protéger la production locale de la concurrence extérieure. Or comme cette taxe porte essentiellement sur des produits importés non disponibles localement, son rôle présumé de défense de la production locale est faible voire nul.
Perçu par l’administration des douanes, le produit de l’octroi de mer est distribué aux collectivités territoriales d’Outre-mer, pour lesquelles il représente une part significative de leurs finances. Toujours en Martinique, l’octroi de mer représenterait ainsi près de la moitié (48%) des ressources fiscales des communes de moins de 10 000 habitants, et 37% de celles des communes de plus de 10 000 habitants. Inimaginable, donc, de songer à supprimer une telle manne financière, une option à laquelle se refusent tant le Sénat que l’Association des maires de France (AMF). Dans un rapport publié en octobre 2024, celle-ci estime en effet que « la suppression de cette taxe n’est pas envisageable, car elle pourrait entraîner une augmentation des coûts pour les entreprises et les consommateurs, aggravant ainsi la problématique de la vie chère ».
Le problème demeure donc entier. Lors de son audition devant le Sénat, Nadia Damardji, autrice du rapport commandité par l’AMF, est longuement revenue sur l’effet « boule de neige » de l’octroi de mer : « une fois son montant acquitté, l’octroi de mer cesse d’être considéré comme une taxe et disparaît des livres comptables. (…) L’importateur (…) l’intègre de bonne foi dans son coût de revient. (…) Cette situation entraîne un phénomène d’accumulation, chaque intermédiaire (…) appliquant des marges sur un prix majoré, aboutissant ainsi à une augmentation artificielle du prix final », qui peut atteindre, selon Nadia Damardji, 23 euros sur un bien acheté 100 euros.
 Vers une transformation globale du modèle ultramarin ?
Pour « atténuer l’impact de l’octroi de mer sur la vie chère », les sénateurs suggèrent de le rendre « déductible sur les biens importés sans équivalent local », de réduire le nombre de taux différents (la Martinique dispose ainsi de… onze taux d’octroi de mer différents, de 2% à 50% sur le tabac) et d’abaisser les taux sur les produits de première nécessité. De son côté, le président de l’AMF, David Lisnard, estime qu’ « au-delà de l’octroi de mer, il convient de travailler (…) sur la consolidation et la valorisation de filières de productions locales, (…) et veiller à une véritable concurrence dans toutes les étapes de la fourniture de biens et de services ».
C’est en somme la voie qu’a lui aussi choisi de tracer Manuel Valls. Le ministre d’État chargé des Outre-mer prépare en effet un projet de loi contre la vie chère qu’il espère soumettre au Parlement d’ici l’été. Et Manuel Valls de plaider en faveur d’un « plan de bataille complet et structurel », qui permettra selon lui d’ « enclencher une véritable transformation économique des territoires » ultramarins. Objectif revendiqué par le ministre : « sortir de ce qu’on appelle une économie de comptoir », en favorisant « la production locale et l’autonomie alimentaire ». Héritier direct de l’économie de comptoir vilipendée par l’ancien cacique du Parti socialiste, l’octroi de mer bénéficiera-t-il de ce salutaire aggiornamento ?
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