La roche Tarpéienne est effectivement proche du Capitole : l’exemple emblématique de Charles Bedaux

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Thierry Lentz.

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La roche Tarpéienne est effectivement proche du Capitole : l’exemple emblématique de Charles Bedaux

Publié le 25 juillet 2024
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Thierry Lentz écrit, de façon pittoresque, que de temps en temps il fait « escapade hors de sa boîte napoléonienne » (sic). Il est exact que ce maître des études sur le Premier Empire nous avait livré en 2017 un Hitler au Berghof (Perrin, réédition Tempus 2021), en 2011 des Promenades dans La crucifixion de Velasquez (Perrin), plusieurs ouvrages sur l’assassinat du président Kennedy, et s’était même risqué au roman chez Fayard en 2008, avec Tout le monde ment. Dernier objet de la curiosité de Thierry Lentz en date, la biographie saisissante d’un personnage étonnant sous le titre Charles Bedaux Le Magnifique (1886-1944) paru chez Perrin en mai 2024.

 

Il s’agit de la biographie en 265 pages d’un millionnaire, d’un aventurier et d’un « agent triple ». On y retrouve toutes les qualités de l’auteur : curiosité insatiable, courage intellectuel pour braver les fausses certitudes, érudition sans faille, ni complaisance ni hostilité aa priori contre son personnage. L’écriture est légère, précise et aérée. Bref, Lentz, mais ce n’est pas nouveau, possède toutes les qualités de l’universitaire sans les défauts de la pesanteur, du langage obscur, des formules boursouflées et des concepts bourdieusiens pour expliquer les raisons d’agir de son héros. Il serait déplaisant et déplacé pour le futur lecteur que de tout lui dévoiler de cette vie incroyable contée presque à la manière d’un roman à suspens. Quelques éléments suffiront à le convaincre qu’il s’agit de la lecture d’été la plus intelligente qui se puisse imaginer pour ne pas bronzer idiot.

Charles Bedaux est issu d’une famille aisée sans être riche. Ses frères font pour deux d’entre eux des études brillantes, pendant qu’un autre va trouver son « chemin de Moscou » dans le militantisme communiste. Après quelques péripéties croustillantes le menant jusqu’à Pigalle, notre homme, remarquablement doué, travailleur, créatif et vif, doté de toutes les audaces, se révèle être un organisateur de génie doté d’un sens aigu de l’observation. Après quelques essais, il invente aux États-Unis (la chose est d’importance pour la suite) le système B. Nous laissons au lecteur le plaisir de la découverte. Qu’il suffise de savoir que ce dernier évince dans beaucoup d’entreprises le taylorisme et les préconisations de Harrington Emerson.

Le succès du système B est prodigieux. Il fait de Charles Bedaux un homme réellement très riche. Son apogée est l’instrument, mais non la raison, de sa chute vertigineuse. L’instrument, car dès lors qu’il devient un membre éminent de la jet set, il fréquente les gens les plus en vue de son époque. Il devient en particulier si intime avec les Windsor qu’après son abdication, Edward VIII se mariera avec madame Simpson au Château de Candé près de Tours, propriété de Charles Bedaux qui est au sommet de sa puissance et d’une vraie influence dans tous les milieux (on dirait désormais qu’il a un réseau digne d’une toile d’araignée gigantesque). D’ailleurs, Thierry Lentz, dont les jugements sont habituellement très balancés et pondérés – s’efforçant, tel le vrai historien, de comprendre sans juger –, ne peut cacher le mépris absolu et sans réserve qu’il porte envers les Windsor.

L’instrument est donc la richesse qui lui fait approcher des gens qui vont entraîner sa chute (les Windsor étant les primus inter pares). Mais instrument n’est pas raison. La cause de sa chute prochaine réside dans sa certitude qu’il a si bien réussi qu’il se sortira de toutes les situations et pièges. En particulier, il se croit un grand stratège en relations humaines, alors que c’est finalement lui qui va être manipulé. Une malheureuse initiative d’un voyage des Windsor qu’il organise au pays d’Hitler lui vaut un spectaculaire retournement de fortune dans tous les sens du terme. Réputation ternie, mais également début de nombreux déboires dans certaines de ses filiales. Sans compter que dans sa base arrière, le siège américain, un de ses meilleurs amis, qu’il a placé à la tête du tronçon américain de ses affaires, le trahit.

Cependant, il se rétablit de façon spectaculaire, d’abord en aidant l’effort de guerre français pendant la drôle de guerre, puis en Afrique du Nord. Se croyant plus habile dans l’incroyable nœud de vipères qu’était Alger à partir de 1941, il mène un triple jeu en étant l’ami des Français tendance Vichy, des Américains qui suivent de près tout ce qu’il fait pour la production minière, mais aussi des Allemands. S’imaginant en Talleyrand, il bavarde comme un Caillaux à partir de 1916. Il ne trahit pas contrairement à ce qui s’attache désormais à son nom.

La démonstration de Lentz est implacable et, désormais, le fruit de son enquête fera autorité. Il est vrai, malheureusement, que la démarche scientifique n’est pas toujours celle des réseaux sociaux. La légende d’un Charles Bedaux collaborateur a encore de belles années devant elle. Ce n’est pas un traître. C’est un imprudent. Ce n’est pas Judas, c’est un maladroit. Ce n’est pas Machiavel, car il se perd dans ses propres combinaisons. Il croit jouer avec tout le monde et se jouer de tous et chacun, et c’est lui qui se fait jouer. Et triplement, car il est abandonné par Vichy et par les Allemands, tandis que les Américains se chargent de la mise à mort. Comment et pour quels motifs ? Laissons quand même le plaisir de quelques découvertes au futur lecteur.

C’est un livre exemplaire que nous livre Thierry Lentz. Un vrai cadeau. L’érudition est impeccable, le sujet passionnant, le style fluide, la lecture aisée, les chapitres courts, le découpage justifié. Évidemment, ici ou là, des passages sont plus contestables. Certaines phrases peuvent gêner. Ainsi à plusieurs reprises, le profit et les capitalistes sont fustigés parce qu’ils seraient des parasites. L’entrepreneur et le travailleur ont manifestement les sympathies de l’auteur. De même, s’agissant du système B., à suivre Thierry Lentz on finirait par croire que la valeur travail est une théorie vraie, et que le prix est le résultat du nombre d’heures travaillées multiplié par un taux horaire. Évidemment, il n’en est rien puisque le prix est le résultat de l’utilité de la chose, de sa rareté relative, et de l’intensité avec laquelle la chose est plus ou moins demandée.

Mais Thierry Lentz est historien, et non économiste. Ces péchés véniels méritent l’absolution, et ce d’autant plus qu’il nous offre, non pas un livre qui s’ajoute à sa bibliographie impressionnante, mais un ouvrage exemplaire par son sujet, son érudition, son sérieux et son style. En réalité, un grand livre puisqu’il marque un renversement spectaculaire à propos de Charles Bedaux. Rares sont les livres dont on peut dire qu’ils ont renversé l’historiographie dominante. Tel est le cas du Charles Bedaux de Thierry Lentz.

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