Rendre compte économiquement du politique. Tel est le projet de The Calculus of Consent. Logical Foundations of Constitutionnal Democracy (Le Calcul du consentement. Fondations logiques de la démocratie constitutionnelle), un ouvrage de James Buchanan (né en 1919) et de Gordon Tullock (né en 1922) publié en 1962.
The Calculus participe au développement d’un nouveau champ d’analyse, le « choix public » (public choice). Ce dernier associe plusieurs traditions : d’abord, une tradition de mathématiques politiques, qui, de Condorcet à Kenneth Arrow et Duncan Black, formalise les difficultés et les paradoxes des procédures de vote ; ensuite, des recherches d’économie et de finances publiques, qui s’intéressent aux justifications économiques et aux modalités de financement des dépenses publiques ; enfin, une tradition politique et constitutionnelle typiquement américaine qui, depuis James Madison et Le Fédéraliste (1787), tente de résoudre le problème du pouvoir au sein de la communauté politique, par la création d’un jeu d’oppositions équilibré entre les différents intérêts particuliers.
Intérêts individuels, calcul et politique
Buchanan et Tullock cherchent à « analyser le calcul d’individus rationnels confrontés à un choix constitutionnel ». La première partie de l’ouvrage expose les deux piliers méthodologiques de l’analyse : l’individualisme méthodologique, d’une part, l’extension de la théorie économique de l’action au comportement politique, d’autre part. Qu’il agisse dans la sphère économique (comportement de marché) ou dans la sphère politique (comportement de vote), « l’individu maximise son utilité ».
Avec ces hypothèses, il devient possible, dans une deuxième partie, d’analyser le choix constitutionnel. Au stade constitutionnel (sorte de contrat social), les individus déterminent unanimement l’étendue et les modalités des règles de décision qui régiront la vie en société (unanimité, majorité simple ou qualifiée, etc.). C’est à ce stade que l’individu calcule rationnellement : il choisit les règles qui réduiront au minimum à l’avenir les coûts qu’il subira du fait de la coopération sociale. Toute décision imposée à l’individu (le vote d’un impôt par exemple) lui fait, en effet, subir des « coûts externes ». L’individu peut les éviter en exigeant des seuils élevés d’adoption des décisions publiques (l’unanimité lui assurant par exemple qu’il ne subira pas ces coûts). Mais, dans le même temps, augmenter le nombre de suffrages requis pour obtenir un accord a aussi un coût. L’idée est donc qu’il existe, entre la majorité simple et l’unanimité, une règle de décision optimale, qui réduit au minimum la somme de ces deux coûts anticipés pour l’individu. Cette construction simple fournit un cadre pour expliquer économiquement l’existence des différentes règles de votes.
La troisième partie de l’ouvrage précise en quoi consistent ces coûts. Le coût d’obtention de l’accord peut, par exemple, être un coût de marchandage des voix manquantes. Il existe, selon Buchanan et Tullock, un véritable marché du vote. Un électeur peut ainsi obtenir des votes favorables de la part d’autres électeurs en leur promettant de voter avec eux lors d’élections postérieures (logrolling). L’approche économique du politique est alors bouclée : partie d’une théorie économique de l’action politique, elle conçoit finalement la coordination politique comme un marché.
La dernière partie tire les conclusions politiques de l’analyse et montre que la démocratie constitutionnelle est justifiée économiquement, car elle tend à « émerger […] du calcul rationnel des individus ».
Une analyse positive et normative du politique
Le premier apport du Calculus est bien entendu l’extension revendiquée de l’analyse économique au domaine du politique. Il a d’abord marqué les développements positifs (relatifs à l’explication économique de l’organisation constitutionnelle) du choix public (public choice) en fournissant un certain nombre de résultats dignes d’intérêt : il est rationnel d’avoir une Constitution ; les règles de majorité ou le bicaméralisme sont économiquement justifiés. Certes, le Calculus ne s’intéresse qu’à la démocratie directe, à l’heure où dominent les régimes représentatifs. Mais il est possible de résoudre cette difficulté au sein même du cadre théorique proposé, en introduisant un agent économique autre que l’électeur (le représentant, un politicien-entrepreneur) et en théorisant son comportement, qui peut être une source possible d’inefficacité (manipulation de l’information, par exemple).
Par ailleurs, le versant normatif de l’analyse s’appuie sur une certaine représentation de l’individu et du politique. D’une part, le critère de rationalité de l’individu retenu (réduction au minimum des coûts attendus) par Buchanan et Tullock est discutable. Si l’on compare la situation du choix constitutionnel à « la position originelle sous voile d’ignorance » de la théorie de la justice de John Rawls, il est clair que, dans les deux cas, l’individu est supposé agir rationnellement face à l’incertain. Il choisit pourtant des règles de vie en société radicalement différentes. D’autre part, l’intérêt exclusif porté à la rationalité individuelle empêche d’évaluer les procédures de choix en termes de rationalité collective, comme le font remarquer les théoriciens du choix social parmi lesquels Amartya Sen. Enfin, Buchanan et Tullock remarquent eux-mêmes que le rôle fondateur accordé à l’unanimité témoigne d’une représentation particulière de la société : une société relativement homogène et qui n’est pas traversée par des conflits irréductibles d’intérêts et de pouvoir.
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