« Apprendre des expériences étrangères » #5 : L’économie indienne, du retard à une puissance économique montante

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« Apprendre des expériences étrangères » #5 : L’économie indienne, du retard à une puissance économique montante

Publié le 16 août 2024
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L’Inde a connu de profondes réformes économiques au cours des trois dernières décennies, depuis la libéralisation de son économie en 1991. Alors que le monde a accordé une grande attention à la montée en puissance du dragon de l’autre côté de l’Himalaya (la Chine), il est temps de comprendre la renaissance économique de cette Inde ré-émergente, qui façonne le destin d’un sixième de l’humanité et influe sur l’ordre économique mondial, aujourd’hui plus que jamais.

Dr Mohit Anand est professeur de stratégie et de commerce international à l’EMLYON Business School.

Depuis les réformes économiques entamées en 1991, lorsqu’elle a abandonné son modèle économique protectionniste et socialiste, l’Inde est devenue la troisième plus grande économie (derrière la Chine et les États-Unis) en termes de PIB à parité de pouvoir d’achat (PPA).

Elle est l’une des grandes économies à la croissance la plus rapide, avec un taux de croissance du PIB de 6,8 % prévu pour 2024 selon le FMI, dépassant celui de la Chine (4,6 %). Il est important de comprendre le parcours des réformes économiques de l’Inde au cours des dernières décennies, depuis son statut d’économie « à la traîne », au bord de la crise économique, jusqu’à sa transformation en puissance économique de premier plan.

 

Les politiques économiques de l’Inde depuis l’indépendance jusqu’au début des années 1990

Avant la libéralisation économique des années 1990, l’économie indienne a connu deux étapes distinctes depuis l’indépendance (1947).

Il s’agissait des Nehrunomics et des Indiranomics, c’est-à-dire des politiques économiques mises en Å“uvre par le premier Premier ministre indien, Jawaharlal Nehru, puis par Indira Gandhi.

Ces politiques économiques étaient largement axées sur une planification socialiste et centrale, avec un commerce et des investissements étrangers relativement limités. L’économie indienne était davantage tournée vers l’intérieur, largement isolée du monde, avec beaucoup de protectionnisme, non seulement pour les entreprises étrangères, mais aussi pour les entreprises nationales et privées du pays. Indira Gandhi a en outre adopté une politique de nationalisation très proactive dans le cadre de laquelle plusieurs secteurs cruciaux ont été nationalisés, tels que les banques, les assurances, les compagnies aériennes, etc., ainsi qu’un contrôle strict des licences et des réglementations – souvent appelé « licence raj » – qui a étouffé l’entreprise privée dans le pays.

Par conséquent, les principaux secteurs de l’économie étaient contrôlés par l’État et les licences étaient accordées à quelques privilégiés, ce qui a laissé libre cours à la corruption. Mais il faut reconnaître que c’est à cette époque que l’Inde s’est attaquée de manière significative à ses problèmes inhérents liés à l’analphabétisme généralisé, à la pauvreté et aux pénuries alimentaires.

Nehru, par exemple, a mis l’accent sur la création d’institutions universitaires d’élite et sur la construction d’infrastructures telles que des routes, des chemins de fer, des barrages, etc. Indira Gandhi a promu la « révolution verte » pour remédier à l’insécurité alimentaire et aux famines qui ont frappé le pays pendant des années, ainsi que des programmes de réduction de la pauvreté sous son mandat.

 

Crises de la balance des paiements : l’élément déclencheur des réformes économiques en 1991

Les importations ont été fortement restreintes par l’imposition de droits de douane élevés et les licences d’importation ont empêché les produits étrangers d’accéder au marché.

Simultanément, les exportations indiennes étaient également très faibles. Cela résonne avec ces fameux mots d’Indira Gandhi :

« La force d’une nation réside en fin de compte dans ce qu’elle peut faire par elle-même, et non dans ce qu’elle peut emprunter à d’autres ».

Depuis les années 1980, la cause première de la crise économique était l’importance croissante du déséquilibre budgétaire. Les dépenses publiques ont augmenté à un rythme phénoménal, plus rapidement que les recettes de l’État, ce qui a entraîné d’importants déficits budgétaires et courants. Le point de départ des réformes économiques a été la « crise de la balance des paiements » au début de l’année 1991, aggravée par la guerre du Golfe.

En conséquence, la facture des importations de pétrole de l’Inde a gonflé, les exportations se sont effondrées, le crédit s’est asséché, et les investisseurs ont retiré leur argent. Les réserves de change du pays ont alors chuté à un niveau tel que le gouvernement n’était plus en mesure d’assurer le service de sa dette extérieure. Pour obtenir un prêt d’urgence du FMI afin d’éviter un défaut de paiement et une faillite, l’Inde n’avait d’autre choix que de mener des réformes structurelles pour résoudre les problèmes systémiques de son économie. C’est ainsi qu’ont débuté les réformes économiques qui ont permis à l’Inde d’éviter la crise économique, mais qui l’ont également conduite sur la voie de la relance économique.

 

Les politiques économiques de l’Inde après 1991

Jusqu’aux années 1990, l’économie a connu une croissance d’environ 4 %, souvent appelée « taux de croissance hindou » pour les raisons expliquées ci-dessus.

La crise de la balance des paiements a été le point de basculement qui a conduit le ministre des Finances de l’époque, M. Manmohan Singh, qui est ensuite devenu Premier ministre de l’Inde de 2004 à 2014, à entreprendre une série de réformes économiques connues sous le nom de « Manmohanomics ».

Il s’est concentré sur les trois principaux leviers de réforme appelés LPG.

La libéralisation : le recours aux forces du marché et à la concurrence comme principal moyen d’accroître l’efficacité. Cela s’est fait en réduisant le contrôle de l’État sur l’activité économique et en réduisant les restrictions telles que les droits de douane, la déréglementation des marchés, etc.

La privatisation : importance du secteur privé en tant que moteur principal de la croissance, désinvestissement des entreprises publiques et réduction du monopole du gouvernement dans plusieurs secteurs.

La mondialisation : ouverture de l’économie au commerce international, aux investissements étrangers et à la technologie, et connexion aux marchés financiers mondiaux.

Le gouvernement a entrepris plusieurs réformes budgétaires, monétaires, fiscales et industrielles afin de stimuler davantage la compétitivité de l’industrie nationale. Ainsi, l’emploi et la productivité s’en trouvèrent améliorés.

Par exemple, les réformes du commerce et du taux de change se sont concentrées sur la réduction des droits de douane, la moyenne pondérée des droits d’importation étant passée de plus de 80 % en 1991 à environ 18 % en 2021. En 1991, le taux de change fixe a été dévalué de 20 % pour atteindre un niveau plus raisonnable, c’est-à-dire déterminé par le marché.

Les réformes ont également encouragé la participation nationale et privée à l’économie, en mettant l’accent sur le développement d’infrastructures telles que l’électricité, les routes, les télécommunications, les ports, les aéroports, etc. La libéralisation industrielle intérieure fut mise en Å“uvre bien plus tôt que la libéralisation extérieure. Tous ces facteurs ont stimulé la participation privée à l’économie, accru les échanges commerciaux et les investissements étrangers, favorisé l’arrivée de nouveaux acteurs qui ont renforcé la concurrence, l’efficacité et la productivité dans plusieurs secteurs et contribué à augmenter l’emploi, les revenus et les dépenses. L’économie se présentant sous un jour favorable, le gouvernement a encore appuyé sur les leviers LPG pour stimuler la croissance.

Ce cercle vertueux a permis au pays de sortir 200 à 250 millions de personnes de la pauvreté absolue au cours des trois dernières décennies. Le PIB a été multiplié par près de 15, passant de 270 milliards de dollars en 1991 à près de 4 000 milliards de dollars en 2024, ce qui fait de l’Inde la cinquième économie mondiale en termes de PIB nominal.

 

Les réformes économiques de l’Inde au cours de la dernière décennie

Manmohan Singh est souvent considéré comme le père des réformes économiques de l’Inde, qui ont commencé au début des années 1990.

Quelle que soit la formation politique au pouvoir, le consensus était de poursuivre la libéralisation de l’économie et la déréglementation de divers secteurs afin d’accroître la compétitivité et la productivité. Depuis 2014, le gouvernement actuel du Premier ministre Modi a poursuivi le processus de vastes réformes économiques. L’abrogation de 1400 lois archaïques et de 39 000 obligations au cours des dix dernières années en est un bon exemple. Les investissements dans les infrastructures, l’énergie et le secteur logistique ont été massivement encouragés. Ces dernières années, l’impôt sur les sociétés a été ramené de 30 % à 25 %, les investissements étrangers ont augmenté, et le commerce a connu un essor, l’Inde ayant conclu des accords de libre-échange avec l’Australie et les Émirats arabes unis, et des négociations commerciales étant en cours avec l’Union européenne, le Royaume-Uni et le Canada.

Le gouvernement a identifié cinq facteurs essentiels pour que les entreprises prospèrent en Inde : la démographie, la demande, la démocratie, la déréglementation et la numérisation.

En outre, le gouvernement actuel a lancé plusieurs programmes phares visant à créer d’immenses opportunités en Inde. Une attention particulière a été accordée à quatre domaines spécifiques.

Le « programme d’inclusion financière » dans le cadre duquel plus de 520 millions d’Indiens ont ouvert un compte bancaire sans frais leur donnant accès aux services bancaires – ce qui en fait le plus grand programme d’inclusion financière au monde.

Le programme « Inde numérique », qui vise à doter tous les citoyens d’une culture numérique et à mettre l’internet et la gouvernance électronique à la portée de toutes les couches de la société. L’idée est d’utiliser l’information, la communication et la technologie (TIC) pour faire des progrès en termes de services publics, de gouvernance et de combler les lacunes des programmes gouvernementaux. La numérisation de la gouvernance par la mise en place d’une infrastructure publique numérique (IPN) pour 1,4 milliard de personnes, grâce à laquelle les citoyens peuvent accéder en ligne aux services et documents gouvernementaux essentiels, vise à résoudre les problèmes liés à l’inclusion, à la transparence et à la responsabilité. Tout cela contribue à rendre les services publics plus facilement accessibles à une plus grande partie de la population, tout en gardant un Å“il sur la transparence et la corruption.

L’accent est mis sur le secteur manufacturier grâce à l’initiative Make in India, qui vise à promouvoir le pays en tant que destination mondiale privilégiée pour la fabrication et à attirer les investissements et le savoir-faire.

L’initiative « Start-up India » vise à créer un écosystème solide pour favoriser l’innovation et les jeunes pousses dans le pays, afin de stimuler une croissance économique durable et de créer des possibilités d’emploi à grande échelle. L’Inde possède actuellement le troisième plus grand écosystème de start-up et de licornes au monde. Outre une économie informelle importante, l’Inde connaît une explosion de l’écosystème des start-ups sous l’impulsion d’une jeunesse inspirée, entrepreneuriale et nombreuse. Cela entraînera inévitablement une augmentation du nombre d’entreprises dans le pays et créera des emplois dont le besoin se fait cruellement sentir.

Après les récentes élections générales en Inde qui ont donné un troisième mandat sans précédent au président sortant Narendra Modi, l’accent doit également être mis sur la transformation urgente du pays vers les énergies vertes et renouvelables afin de diversifier son panier énergétique en s’éloignant des hydrocarbures, qui sont également sa principale source d’importation.

L’ampleur du potentiel économique du pays signifie que sa demande en énergie sera énorme. Troisième pays consommateur d’énergie, il est déjà le quatrième au monde en termes de capacité installée d’énergies renouvelables. Les décideurs politiques doivent accélérer l’adoption de l’énergie solaire, éolienne et nucléaire et des molécules vertes, afin de réduire l’utilisation des combustibles fossiles et leur impact désastreux sur l’environnement et la pollution. Un rapport du Forum économique mondial de 2021 prévoit 50 millions de nouveaux emplois nets dans l’« économie verte » en Inde, ce qui signifie plus de consommateurs et 1000 milliards de dollars d’opportunités économiques d’ici à 2030.

 

Les défis à venir

Alors que l’Inde s’achemine vers son essor économique, plusieurs défis pèsent sur son économie.

Le premier d’entre eux est la lutte contre le chômage, qui est passé de 7,4 % en mars 2024 à 8,1 % en avril 2024 (selon les projections du CMIE). Les jeunes Indiens continuent d’être aux prises avec des taux de chômage galopants, près de 83 % de la population sans emploi appartenant à ce groupe démographique, selon le rapport de l’Organisation internationale du travail. Au cours du dernier trimestre 2023, le taux de chômage des 20-24 ans a même atteint 44,49 %. Selon le McKinsey Global Institute, l’Inde doit stimuler son taux de croissance de l’emploi et créer 90 millions d’emplois non agricoles entre 2023 et 2030 afin d’accroître la productivité et la croissance économique. Le taux d’emploi net doit augmenter de 1,5 % par an entre 2023 et 2030 pour atteindre une croissance du PIB de 8 à 8,5 % au cours de la même période.

Un autre défi majeur pour les décideurs politiques est de ne pas accentuer les grandes différences entre les riches et les pauvres. Le rapport World Inequality Lab 2024 suggère qu’en 2022-2023, la part des revenus et des richesses des 1 % les plus riches (22,6 % et 40,1 %) est à son plus haut niveau historique. La part des revenus des 1 % les plus riches en Inde est l’une des plus élevées au monde, plus élevée que celle de l’Afrique du Sud, du Brésil et des États-Unis. Le gouvernement doit combler le fossé entre les riches et les pauvres, entre le marché urbain et le marché rural et entre les secteurs organisés (formels) et non organisés (informels) de l’économie.

Une autre question cruciale est de mener à bien les réformes du travail et de la terre. Plus de quatre ans après l’adoption par l’Inde d’une législation visant à rationaliser le droit du travail, les changements ne sont toujours pas entrés en vigueur en raison de la résistance de certains États. Le gouvernement Modi, qui dispose désormais d’un mandat plus important, doit s’efforcer de simplifier et de moderniser le droit du travail en étroite collaboration avec les gouvernements des États, comme le prévoient les réformes du travail de 2019 et 2020. Cela permettra à terme de stimuler la croissance économique et l’emploi, et de supprimer les lois obsolètes qui ne sont plus adaptées à une économie en pleine mutation.

Dans le même ordre d’idées, les réformes foncières doivent être accélérées afin de faciliter l’acquisition de terrains, indispensable au développement des infrastructures et des corridors industriels. Cependant, c’est plus facile à dire qu’à faire, car on estime qu’environ 44 % de la main-d’Å“uvre indienne travaille dans l’agriculture, ce qui rend la propriété foncière et toute loi s’y rapportant extrêmement sensibles. En 2021, après des mois de manifestations d’agriculteurs, le gouvernement a dû retirer trois lois agricoles qui comprenaient la légalisation de l’agriculture contractuelle, car des groupes d’agriculteurs s’y opposaient, estimant qu’elle entraînerait la perte de la propriété foncière.

L’Inde est une économie principalement axée sur la demande intérieure. La consommation et les investissements contribuent à 70 % de l’activité économique. Avec l’amélioration du scénario économique et la reprise de l’économie indienne après le choc de la pandémie de Covid-19, plusieurs investissements et développements ont été réalisés dans divers secteurs de l’économie. Selon l’IBEF, l’attrait de l’Inde en tant que destination pour les investissements s’est renforcé et est plus durable malgré la période actuelle d’imprévisibilité mondiale et de volatilité géopolitique. L’Inde doit mettre en Å“uvre des politiques axées sur la croissance, que ce soit en termes de main-d’Å“uvre, d’investissements étrangers (IDE) ou de réformes fiscales, afin d’accélérer encore l’économie.

En conclusion, l’Inde s’est imposée comme l’économie à la croissance la plus rapide – parmi les grandes économies mondiales – et devrait devenir une puissance économique de premier plan dans les 10 à 15 prochaines années, grâce à sa démocratie solide, sa démographie favorable et son tissu socioculturel dynamique qui favorise la libre pensée, l’esprit d’entreprise et la créativité. Le moment est venu pour elle d’occuper le devant de la scène dans l’ordre économique mondial.

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