Situ t’imagines

Le milieu post-situ ne fut sans doute pas pire qu’un autre. Le problème est que justement il véhicula les mêmes tares que n’importe quel autre milieu, alors même qu’il prétendait les abolir

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Situ t’imagines

Publié le 7 août 2011
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philosophie« Parce qu’elle veut la réalisation de l’art, parce qu’elle ne trouve sa vérité que dans la vie même, la théorie situationniste – lorsqu’elle en vient à se séparer de la vie pratique, précisément sur les exigences fondamentales qu’elle énonce, n’est plus qu’une idéologie supplémentaire », soulignait froidement Daniel Denevert. Vingt ans plus tard, un autre « pro-situ » signa un lucide mais terrible bilan de ces années.

Lorsque, adolescents dans les années soixante-dix, nous découvrîmes l’Internationale situationniste, nous y trouvâmes ce que nous cherchions au travers d’une révolte encore intuitive et confuse : une critique générale de la société qui ne soit pas séparée de nos aspirations individuelles.

La révolution n’était pas un au-delà mystique impliquant renoncement et sacrifice du présent, mais une exigence immédiate de liberté, une volonté de transformer la vie quotidienne, de balayer pèle-mêle la famille, les chefs, le couple, les rôles. la guerre sociale n’était plus circonscrite à une mythique classe ouvrière opposée à d’infâmes capitalistes et pervertie par de traîtreux staliniens, mais s’étendait à tous les aspects de la vie, jusqu’en nous-mêmes, où la prison du caractère tentait de nous rattacher au Vieux Monde et à ses habitudes. Les gauchistes parlaient de pouvoir lycéen, de dialogue avec les professeurs, d’accès pour tous à la culture ; nous profitions des grèves pour saccager le lycée, cracher sur les profs, balayer la culture comme savoir congelé, comme connaissance sans emploi. les manifestations étaient le prétexte à de joyeux pillages et bagarres avec les flics. L’ennui était proclamé contre-révolutionnaire. un peu plus tard, tandis que les gauchistes retrouvaient le chemin du pouvoir (certains s’étaient brièvement déguisés en ouvrier pour tenter de les convertir à leur apostolat), nous cherchâmes tous les moyens de ne pas travailler, mettant à profit les failles de l’abondance marchande et les bienfaits de l’État-providence. Ce temps libéré nous permettait, outre de nous promener, d’armer nos idées par d’abondantes lectures et d’interminables discussions nocturnes : Marx avait rompu avec Lénine, les anarchistes n’étaient plus moralistes, Rimbaud et les surréalistes avaient déserté les manuels scolaires, Reich passait du divan au comptoir, Hegel et Lukács abusaient les assedic. Le résultat provisoire de cette effervescence apparaissait parfois dans un tract, une affiche ou une brochure, chacun tentant de s’emparer du stylo comme du pavé, puisque la théorie n’étant plus séparée de la vie, elle devait, à l’égal de la poésie, être faite par tous.

Ces ambitieuses dispositions n’allèrent pas sans effets pervers malheureux. Le plus regrettable fut sans doute celui de nous aveugler sur nos propres capacités. À l’échelle de la société, cette volonté de faire de nos désirs des réalités nous amena souvent à les prendre pour telles, d’où un triomphalisme délirant pour tout autre que nous-mêmes dans nos appréciations des luttes du moment.

Mais c’est à l’échelle des groupes et des individus que cet état d’esprit eut le plus d’effets néfastes. De nouveaux rôles, de nouvelles hiérarchies occultes se reconstituèrent, d’autant plus fortes qu’elles n’avaient pas d’existence déclarée. De nouveaux devoir-être s’imposèrent sournoisement : savoir écrire, ne pas être jaloux, vivre dans l’illégalité… Des rassemblements fondés en principe sur l’autonomie des participants se transformèrent en véritables sectes, bannissant l’esprit critique, favorisant le mimétisme. Toute critique y était perçue comme une remise en cause de la cohésion du groupe, comme une irruption de l’ennemi.

Il faut noter ici la place démesurée que prirent les mots, en particulier les mots consacrés par l’écriture, au sein de regroupements qui pouvaient difficilement se payer d’autre chose, les luttes réelles se faisant plutôt rares. À défaut de la rue, l’avenir du monde se régla bientôt dans les arrières-salles de bistrot, où radicalité rimait souvent avec ébriété. Mais s’il paraît que dans les « bacchanales de la vérité, personne ne reste sobre », là (presque) personne ne restait vrai. Ce petit monde trouvait ses papes chez les grandes gueules et les meilleures plumes, ses lieutenants chez les plus serviles et son troupeau chez les plus effacés. Le mépris et l’arrogance vis-à-vis de tous ceux qui pensaient autrement, cette « situ-vantardise » déjà répandue au temps de l’IS, renforçait ce sentiment d’appartenir à une élite qui avait tout compris. Le contestataire, lui, était généralement exclu à l’unanimité, selon les règles de la démocratie directe. la simplicité et la légèreté ayant été bannies tandis que la rupture était érigée en stratégie, la moindre brouille se transformait en affrontement historique, et donnait lieu à dix lettres d’insultes. Des mais d’enfance se perdirent à jamais. C’était l’époque où vous pouviez partager votre table avec quelqu’un un jour et le voir changer de trottoir le lendemain, parce qu’il avait eu vent d’un pet avec un camarade au-dessus de tout soupçon, ou parce que vous aviez écrit un texte qui ne plaisait pas. Vous auriez pu croire que ce genre de désagrément vous était réservé et en tirer quelques conclusions culpabilisatrices ou même paranoïaques, si une mésaventure similaire n’arrivait pas un peu plus tard à chacun ou presque de ces éphémères et intransigeants compagnons. Cette suffisance se renforçait naturellement au fur et à mesure qu’elle se coupait du monde réel. Aux yeux du sectateur, les autres ont toujours tort. Bannissant le jugement d’un monde extérieur toujours plus assimilé à la décomposition ou à l’impuissance, se repliant sur un cercle de plus en plus étroit, le sectateur est son propre juge, et lorsque l’histoire le rattrape parce que ses révoltes sont défaites, il remplace son triomphalisme sans limites de jadis par un pessimisme absolu. Mais ce pessimisme n’est pas un signe de lucidité. Il lui permet seulement de continuer à tourner dans la nuit de sa belle et historique solitude, tandis que le feu du temps le consume.

Le milieu post-situ ne fut sans doute pas pire qu’un autre. Le problème est que justement il véhicula les mêmes tares que n’importe quel autre milieu, alors même qu’il prétendait les abolir. La contradiction entre ses prétentions et cette réalité inavouée et inavouable n’en fut que plus grotesque.

—-

Texte paru dans Mordicus, n°11, hiver 1993-1994, et reproduit par Laurent Chollet dans Les situationnistes, L’utopie incarnée, 2004

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