Avec The Last Knight of Liberalism, Jörg-Guido Hülsmann comble un manque criant de biographies sur Ludwig von Mises.
Par Alexis Vintray.
Ludwig von Mises, penseur majeur de l’École autrichienne d’économie reste encore mal connu, même parmi les économistes. Rares sont ceux qui connaissent l’originalité de sa pensée, plus rares encore ceux qui connaissent sa vie. On ne peut donc que saluer la sortie d’une biographie qui lui soit consacrée.
Avec The Last Knight of Liberalism [1], Jörg-Guido Hülsmann comble un manque criant : la dernière biographie conséquente de Mises était celle écrite par son élève, Murray Rothbard en 1988, Ludwig von Mises : Scholar, Creator, Hero [2]. Elle se concentrait sur l’œuvre de Mises. En 1976, Margit von Mises, épouse de Ludwig von Mises, avait écrit My Years with Ludwig von Mises [3], qui se focalisait sur les aspects factuels de sa biographie. Rothbard en reprendra d’ailleurs l’essence pour sa biographie factuelle de Mises.
Complétant ces deux courtes biographies, qui ne sont certes pas les seules, Hülsmann réussit à réunir avec talent les deux perspectives, factuelle et intellectuelle, pour faire un ouvrage complet et de référence sur le maître de l’école autrichienne. Cela justifiait pour nous le fait d’ajouter, de manière exceptionnelle, cet ouvrage en anglais à la liste des ouvrages sur lesquels nous souhaitions attirer l’attention du public francophone.
Une biographie complète
La première richesse de ce livre provient en effet de son impressionnante érudition, nourrie de recherches documentaires importantes dans les archives, publiques ou privées.
Armé de cette connaissance approfondie de son sujet, Hülsmann nous restitue avec talent non seulement la vie de l’économiste autrichien, mais surtout le cadre particulier dans lequel les évènements de sa vie prennent sens.
Ainsi, le chapitre inaugural, Roots, décrit avec précision le milieu familial dans lequel naît Ludwig von Mises : la bourgeoisie juive de Galicie, récemment anoblie et germaniste. Autant de points qui permettent d’éclairer la vie de l’homme. La description détaillée du monde intellectuel viennois de la fin du XIXe siècle permet de comprendre avec finesse la formation et les influences que recevra le jeune Ludwig lors de son passage à l’université de Vienne avec des maîtres comme Carl Menger [4].
De même, l’auteur ne se contente ainsi pas de présenter sèchement l’engagement de Mises dans l’armée autrichienne au cours de la Première Guerre mondiale, il développe l’évolution de Mises dans le contexte de la montée des nationalismes à travers l’Europe déchirée. Là encore, cet aspect factuel est mis au service d’une compréhension plus fine du parcours d’un homme qui fut chassé de son pays par les nazis et dut refaire sa vie à Genève puis à New York. C’est aussi un homme en marge du système universitaire que l’auteur nous présente, un homme qui resta Privatdozent [5] en Autriche et s’illustra par son séminaire privé, coupé de l’université, comme plus tard Rothbard ou Hoppe.
À travers cette vie faite de ruptures, c’est la continuité de la pensée qui se dégage, ainsi que toute l’humanité du personnage que l’on ressent. De la fuite à Genève en 1933 à l’émigration aux États-Unis avec la Seconde Guerre mondiale, ce sont autant de déracinements et de changements brutaux pour un homme qui n’eut de cesse de vouloir développer une vision propre de la science économique, quitte à se maintenir à l’écart des grandes traditions intellectuelles. On découvre un homme attachant, convaincu de la justesse de ses idées et qui, dans les moments les plus sombres pour la pensée libérale, ne cessa de défendre les idées auxquelles il croyait, en dernier chevalier du libéralisme, comme le présente avec justesse Hülsmann.
Cette présentation de la vie d’un auteur est d’autant plus utile que, trente ans après sa mort, la vie de Ludwig von Mises restait encore mal connue, même de ses spécialistes. C’est d’ailleurs cette lacune de la connaissance que Hülsmann cite comme motif principal de son livre :
« La principale raison d’écrire une biographie de Mises de nos jours, alors que si peu est connu et que les recherches biographiques sont encore naissantes, c’est d’appréhender un personnage qui, sans le moindre soutien institutionnel significatif, par la seule force de ses idées, inspire, plus de trente ans après sa mort, un mouvement intellectuel qui croît à travers le monde » [6].
Pour restituer les multiples facettes d’un homme qui vécut par la force des choses dans des cultures très différentes, Jörg-Guido Hülsmann était l’homme qu’il fallait. Connaisseur de l’œuvre de Mises, il le rejoint aussi sur le parcours cosmopolite : économiste allemand, il écrit des articles en anglais, français et allemand, enseigne à l’université d’Angers et aux États-Unis et a été fortement influencé par la tradition autrichienne de Mises [7].
La présentation d’une pensée iconoclaste
Ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage de Hülsmann mais aussi sa faiblesse, nous y reviendrons, c’est la combinaison de cet aspect factuel avec la présentation de la pensée originale de Mises et de sa genèse. Qu’on soit en désaccord ou en accord avec ce dernier sur tout ou partie de sa philosophie, on ne peut en nier l’originalité profonde ainsi que la recherche de mise en cohérence de tout un système fondé sur l’individualisme méthodologique, la praxéologie et la conception subjective de la valeur [8].
Hülsmann réussit à restituer fidèlement la pensée de Mises et sa genèse en reprenant de façon chronologique ses ouvrages majeurs : Théorie de la monnaie et du crédit, Le calcul économique en économie socialiste, L’Action Humaine, etc. L’auteur dégage ainsi clairement ce que Mises a apporté à la connaissance : une démonstration de l’impossibilité même du socialisme planificateur qui reste encore aujourd’hui d’actualité, une réflexion sur le système bancaire organisé autour des banques centrales, enfin une refondation originale de la méthodologie économique qui est au fondement de la tradition autrichienne aujourd’hui encore.
Prenons l’exemple de l’analyse du calcul économique dans une économie socialiste, qui établit la notoriété de Mises, au point qu’il fut présenté alors comme « le plus grand esprit en vie d’Autriche » [9].
Mises alla bien plus loin que les critiques d’alors et montra que la planification était tout bonnement « impossible », en théorie comme en pratique [10] : dans une économie primitive et figée, il y aura une échelle de correspondance simple et relativement durable entre les différents biens : une stère de rondins équivaudra à tant de blé, etc. Dans les sociétés modernes, la production de nouveaux produits, la disparition de ceux qui sont obsolètes, le progrès technique, tout cela fait varier les valeurs de chacun des biens. Dès lors, le choix d’une méthode de production plutôt que d’une autre par un entrepreneur est fait par des calculs sur les valeurs respectives de chacune des solutions. Le mécanisme des prix transmet cette valeur et permet la coordination de l’ensemble des efforts individuels dans une relative harmonie. La collectivisation des moyens de production dans les mains d’une autorité planificatrice unique fait disparaître les échanges et les prix libres, et donc cet outil indispensable du calcul économique. Privé de tout moyen de connaître la valeur relative des différents biens, le planificateur central en est réduit à décider de façon aveugle et, en un mot, « irrationnelle ». On ne peut dès lors parler d’ « économie » planifiée, la planification est impossible. Certes, le planificateur pourra toujours décider une répartition arbitraire mais elle ne sera fondée sur rien de rationnel, comme l’illustrera l’économie soviétique : des clous d’une tonne au lieu d’une tonne de clous, des chaussures mais toutes de la même pointure, etc.
Face à cette critique de Mises qui frappe au fondement de la théorie planificatrice censée être plus efficace que l’anarchie du marché, les zélateurs d’un système planifié, Oskar Lange et Fred M. Taylor au premier chef, ne trouvèrent jamais de parade et eurent comme seule réponse que la planification pouvait mimer le marché et répliquer ces prix. Parade bien faible comme le montra plus tard Friedrich Hayek [11]. La critique de la planification fut enrichie par de nombreux auteurs comme Mickael Polanyi [12], John Jewkes [13] ou évidemment Hayek [14] pour ne citer qu’eux. L’argument de Mises reste cependant, comme le montre Hülsmann, d’une force inégalée.
Les autres étapes du développement de la pensée de Mises sont également développées avec précision.
Ainsi, la présentation de la méthodologie de l’école autrichienne, faite avec grande clarté par Hülsmann, se révèle être un des moments les plus réussis du livre (p.759 et suivantes pour Nationalökonomie, p.883 et suivantes pour Human Action) ; lors de sa parution en 1949, L’Action humaine, traité d’économie connut un grand succès, qui, dans le mouvement libéral américain n’aura d’équivalent dans la décennie suivante qu’avec Atlas Shrugged d’Ayn Rand (1957).
Malgré ce succès, les spécificités méthodologiques des autrichiens restent méconnus et cette présentation était nécessaire pour combler ce manque. Rien ne vaut pour cela la lecture des chapitres concernés, mais détaillons brièvement un point important : parmi les critiques régulièrement portées contre les libéraux figure celle de la mathématisation à outrance de l’économie, avec la promotion d’un homo oeconomicus qui a bien peu à voir avec la réalité de l’action humaine [15].
La biographie de Hülsmann permet de répondre à cette critique fondée sur une mauvaise compréhension du libéralisme, en présentant une spécificité de l’École autrichienne : le refus de la mathématisation de l’économie. Comme Mises l’écrivit dans L’Action humaine :
« La méthode mathématique doit être rejetée, et pas seulement en raison de sa stérilité. C’est une méthode entièrement fautive, partant de postulats faux et conduisant à des déductions fallacieuses. Ses syllogismes ne sont pas seulement stériles ; ils détournent l’esprit de l’étude des problèmes réels [..]. En fait, ils décrivent seulement un état de choses hypothétique et irréalisable. [..] En fait, ils rendent confus et embrouillé ce qui est traité de façon satisfaisante dans les manuels d’arithmétique et de comptabilité. »
Comme cet exemple nous l’a montré, la biographie de Mises que nous donne Hülsmann, c’est non seulement une occasion de comprendre l’École autrichienne mais aussi de retrouver le véritable libéralisme par-delà les idées reçues propagées en France. Dans un contexte marqué par la montée en puissance des doctrines étatistes et où le libéralisme classique du XIXe siècle s’affaiblissait progressivement, Mises a su en restituer les fondements et lutter pour le retour en grâce des idées libérales à travers le Colloque Walter Lippmann ou la Société du Mont-Pèlerin. Il a été le dernier chevalier du libéralisme, il a aussi été l’un des premiers chevaliers de son renouveau.
Limites
Cette présentation serait incomplète si nous n’abordions pas plusieurs limites de l’ouvrage de Hülsmann.
La conciliation d’une perspective factuelle très détaillée et d’une perspective intellectuelle qui est lisible par un néophyte est problématique : Hülsmann a cherché à écrire un ouvrage qui intéresse et le spécialiste, et le néophyte. On peut craindre que seul le premier aura le courage d’aller au bout de l’ouvrage de plus de mille pages. En outre, le second trouvera probablement trop détaillés les rappels sur les fondements principaux de la pensée de Mises.
On aurait également aimé une meilleure mise en perspective de la pensée de Mises avec celle d’autres membres de l’École autrichienne, comme Friedrich Hayek. Si Mises est probablement celui qui a fait la théorisation la plus complète des fondamentaux de cette école, certaines de ses positions n’ont pas fait l’unanimité parmi ses disciples et le livre aurait gagné à exposer ces différents ou du moins les prolongements ultérieurs de l’école autrichienne. Dans la même veine, les différences entre l’approche autrichienne de Mises du libéralisme et l’approche néo-libérale (dans le sens originel du terme) ou ordolibérale auraient pu être complétées, même si l’auteur les évoque en parlant principalement de la Société du Mont-Pèlerin [16].
Pour résumer cela en d’autres mots, on peut regretter que l’ouvrage de Jörg-Guido Hülsmann ne réserve qu’une part trop faible à une critique de l’œuvre de Mises ou de ses divergences avec le reste des libéraux. Par exemple, le rôle de Pierson dans la genèse des idées sur le calcul économique en régime socialiste est évacué bien rapidement en notes de bas de page. Cet aspect par trop positif du livre ne rebutera pas le lecteur qui connaît Mises mais risque de faire douter le lecteur qui découvre Mises, et qui est pourtant celui qu’il faut le plus convaincre !
Notes :
[1] Jorg-Guido Hülsmann, Mises : The Last Knight of Liberalism, 2007, Ludwig von Mises Institute, Auburn:Alabama, 1160 pages
[2] Murray Rothbard, Ludwig von Mises : Scholar, Creator and Hero, 1988, Ludwig von Mises Institute, Auburn:Alabama, 60 pages
[3] Margit von Mises, My Years with Ludwig von Mises, 1976, Arlington House Publishers, New Rochelle, New York, 191 pages
[4] p.101 et suivantes
[5] Professeur non rémunéré dans le système universitaire germanique
[6] p. xiv
[7] Pour une présentation plus détaillée de l’auteur, on se réfèrera à la page qui lui est dédiée sur Wikibéral
[8] Pour en savoir plus, voir l’article Wikibéral
[9] Hülsmann, p.406
[10] Hülsmann, p.373 et suivantes
[11] Pour une critique de Lange par Hayek, voir par exemple « Two Pages of Fiction : The Impossibility of Socialist Calculation », Economic Affairs, Avril 1982, pp.135-142
[12] Mickael Polanyi, La Logique de la liberté
[13] John Jewkes, Ordeal Planning, 1946
[14] Friedrich Hayek, La Route de la servitude, 1945
[15] Sur cette critique, on pourra lire « Qu’est ce que le libéralisme ? » de Gérard Dréan in Sociétal, n°59, 1er trimestre 2008
[16] Hüslmann, p.874-880 et p.1003-1011
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