La Somalie, bouleversements et réorganisation

Après avoir été un pion dans les intrigues internationales, la Somalie s’organise aujourd’hui sans État centralisé fonctionnel depuis la chute de la dictature communiste.

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Jeune Somalien-Samenwerkende Hupog... (CC BY-SA 2.0)

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La Somalie, bouleversements et réorganisation

Publié le 7 septembre 2015
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Par Brian Doherty
Un article de Reason

Jeune Somalien-Samenwerkende Hupog... (CC BY-SA 2.0)
Jeune Somalien-Samenwerkende Hupog… (CC BY-SA 2.0)

Pour la plupart des Américains, évoquer la Somalie amène de perturbantes images de pirates et de seigneurs de guerre, de sécheresses et de famines, d’anarchie et d’hélicoptères américains abattus. Pour ceux débattant de politique, cette nation de la Corne de l’Afrique est un puissant talisman : son nom est utilisé pour prendre le dessus sur tout argumentaire libéral plaidant pour une réduction voire, Dieu nous en protège, une disparition de l’État.

Établie en 1960 à partir d’anciens territoires coloniaux britanniques et italiens (territoires unis durant des siècles par la langue et un sentiment général d’identité nationale, avec un système compliqué de divisions claniques), la Somalie existe sans État moderne centralisé fonctionnel depuis la chute de la dictature communiste de Siyaad Barre en 1991.

Tandis que l’allégeance de Barre passait de l’URSS aux États-Unis pendant la Guerre Froide, sa politique intérieure menait le pays sur les rails d’une centralisation impitoyablement inefficace, du népotisme et de l’inflation. Il fit d’ailleurs tout son possible pour démolir toute source de pouvoir indépendante de l’État et a laissé un pays littéralement inondé par les armes de ses anciens mécènes. Enfin, l’armée et l’administration engloutissaient 90% des dépenses de l’État sous son règne, tandis que les services économiques et sociaux en contrôlaient moins de 1%.

Shaul Shay est un ancien directeur adjoint du Conseil de sécurité national d’Israël et directeur de recherche à l’Institut International pour la recherche sur le Terrorisme. Son nouveau livre, Somalia in Transition Since 2006 (La Somalie en transition depuis 2006), présente un point de vue bureaucratique sur la Somalie et se lit comme un livre blanc oublié à une conférence de ministres, de sous-secrétaires et d’universitaires et expédié là grâce à l’argent des contribuables. Il développe, tel un vrai rapport des Nations Unies sur la Somalie, d’une manière qui donne le vertige, les « approches sur le long terme pour le développement institutionnel incluant un soutien pour l’expansion de la capacité à formuler des stratégies, ce qui impliquera la mise à disposition d’une assistance technique pour développer, formuler et mettre en place des politiques. »

Le livre de Shay traite de guerre, de diplomatie, de conférences internationales et de tentatives ratées pour faire de la Somalie un État occidental moderne. Alors qu’il exprime à peine ses propres opinions, son livre, surtout lorsqu’il est combiné avec des recherches sur la Somalie situées en dehors de son champ d’analyse, montre que le pays a plus été victime que bénéficiaire des tentatives de l’Occident pour remédier à ses problèmes.

Shay consacre plusieurs centaines de pages à la sinistre et déconcertante histoire militaire et politique récente du pays. Pour résumer en quelques lignes : après la chute de Barre, des chefs de guerre, dans l’espoir de se constituer en un véritable gouvernement national, se sont battus, ont pillé et racketté le pays. Les Nations Unies et les États-Unis sont intervenus mais ont fini par abandonner à partir du milieu des années 1990.

Le début du 21ème siècle a apporté une période de paix relative, perturbée par trois tentatives séparées de créer un « véritable » État soutenu internationalement, tentatives qui ont en pratique plutôt exacerbé le conflit. Alors que la population, principalement rurale, essayait de vivre sa vie, un conglomérat disparate de milices généralement islamiques apparaissait, disparaissait, réapparaissait puis disparaissait à nouveau, celles-ci luttant aussi bien les unes contre les autres que contre les inefficaces aspirants à créer un État national.

À partir de 2006, une coalition de tribunaux islamiques (connue sous le nom d’Union des Tribunaux Islamiques ou UTI) domina Mogadiscio, la capitale symbolique de la Somalie. Cette coalition imposa des versions strictes de la Charia partout où cela était possible. Bien qu’elle ait gagné l’estime du peuple somalien pour avoir réduit à la fois le nombre de points de contrôle pratiquant le racket et la quantité de milices se battant, elle devint la cible de la colère américaine. Fin 2006, une invasion télécommandée par les États-Unis et menée par l’Ethiopie, éternelle ennemie de la Somalie, ramena le chaos dans de nombreuses régions du pays avec, pour résultats, 10 000 morts civils, 1 million de réfugiés ainsi que 3 millions de personnes nécessitant une aide alimentaire d’urgence.

Guerres, catastrophes naturelles, absence d’État… Mais comment les Somaliens ont-ils fait pour vivre ? Shay ne répond ni même ne pose cette question. On peut en effet imaginer que ce à quoi ressemble une société sans escadrons d’experts techniques ne mérite même pas sa considération.

D’autres chercheurs se sont intéressés aux Somaliens qui ne sont ni des combattants ni des bureaucrates et ils ont été fascinés par ce phénomène de zone sans État existant dans le monde moderne. Certains des plus célèbres de ces chercheurs montraient d’ailleurs un penchant libéral mais même ces derniers, tels les économistes Peter Leeson de la George Mason University et Benjamin Powell de la Texas Tech University, dépendent de données et d’analyses faites par des spécialistes non libéraux ou issues de sources standards internationales.

Dans un article de 2007 pour le Journal of Comparative Economics, Leeson a examiné 18 indicateurs de développement pour la Somalie. Il a constaté que « 14 de ces indicateurs montrent sans ambiguïté une amélioration du pays depuis qu’il est une anarchie. L’espérance de vie est plus grande aujourd’hui que durant les dernières années d’existence de l’État, la mortalité infantile a diminué de 24%, la mortalité maternelle a chuté de plus de 30%, le taux de nourrissons avec un faible poids à la naissance a été réduit de plus de 15%, l’accès aux établissements de santé a augmenté de plus de 25%, celui aux installations sanitaires a grimpé de 8%, l’extrême pauvreté a chuté de 20%… Parallèlement à cela, la prévalence de télévisions, de radios et de téléphones a été multipliée entre 3 et 25 fois. » 

La Somalie restait néanmoins, sans le moindre doute, une nation désespérément pauvre et sous-développée. L’accès à l’eau potable ne s’était pas amélioré et les taux d’alphabétisation des adultes et de scolarisation avaient chuté. Une étude des données officielles montre d’ailleurs que le Produit Intérieur Brut (PIB) du pays s’effondre dans les dix années suivant la disparition de l’État somalien, même si Leeson estimait ces chiffres ambigus car très certainement modifiés à la hausse durant la période où Barre était au pouvoir.

Le pays n’a cependant pas complètement régressé. Sur de nombreux aspects, il a fait plus que se maintenir, comparé à ses voisins étatisés. Comme le note Leeson, « sur la majorité des indicateurs et sur une même période, la Somalie s’est beaucoup plus améliorée que ses voisins, laissant supposer que l’effondrement de l’État a permis un plus grand développement du pays. La Somalie s’est même améliorée sur un certain nombre de points sur lesquels ses voisins empiraient. » Et s’il est vrai que les macro-statistiques nationales en provenance de Somalie comme de la majorité des pays d’Afrique sub-saharienne ne sont pas connues pour leur grande fiabilité, elles restent néanmoins ce que nous avons de plus fiable pour avoir une connaissance d’ensemble de la situation.

Moutons-Spiterman(CC BY-ND 2.0)
Moutons-Spiterman(CC BY-ND 2.0)

Ainsi, par exemple, le commerce du bétail somalien a prospéré durant la première décennie sans État. S’appuyant sur les données relevées et présentées par Peter Little dans son livre Somalia: Economy without State (la Somalie : une économie sans État) publié en 2003, Leeson écrit : « Entre 1989 et 2000, la valeur et le volume du commerce du bétail [de la Somalie vers le Kenya] a augmenté respectivement de 250 et 218% ». La Somalie est parvenue à développer un système monétaire fonctionnel grâce à un combiné entre argent datant de la période Barre, fausse-monnaie basée sur cette dernière et dollars U.S. De nombreuses multinationales continuent d’ailleurs de faire du business avec le pays. Apparemment, le commerce, la technologie et les institutions tribales font bien plus pour le bien des Somaliens qu’un aréopage d’administrateurs à Mogadishu.

Un article datant de 2012 et rédigé par l’International Crisis Group concluait d’ailleurs que « la communauté internationale avait fait une grande erreur en reconnaissant le [Gouvernement Fédéral de Transition] comme l’État national représentant tous les Somaliens. Le parlement est en effet auto-choisi par ceux qui avaient les moyens ou les bons contacts pour pouvoir participer aux incessantes conférences de paix à Arta, Mbagathi et Djibouti ayant mené à la création des trois derniers États de transition du pays. Beaucoup de législateurs n’ont que peu de liens, voire aucun, avec le peuple qu’ils prétendent représenter. Le président, lui, a été « élu » par cette institution non représentative. L’État a échoué à gagner la confiance de la majorité des Somaliens. »

Ken Menkhaus, un chercheur somalien à l’Université Davison que l’on ne peut qualifier d’anarchiste, nota habilement dans un article publié dans la revue International Security en 2007 que, dans le pire des cas, la Somalie « anarchiste » avait imité l’anarchie existante, développant des systèmes bottom-up de « protection et d’accès aux ressources […] à travers une combinaison de compensations financières en cas de crimes de sang (diyya), de droit coutumier (xeer), de négociation (shir) et de menace d’usage de la force. Il est d’ailleurs fascinant de constater que ces systèmes rappellent les pratiques de sécurité collective, de régimes internationaux, de diplomatie et de recours à la guerre, principaux outils utilisés par les États modernes pour gérer leur propre environnement anarchique. » Cependant, explique-t-il, « ces vastes mécanismes intensifs et extensifs utilisés pour à la fois gérer les conflits et offrir un modeste niveau de protection aux autochtones dans un contexte d’effondrement de l’État sont pratiquement invisibles pour les observateurs extérieurs, généralement concernés exclusivement par la structure en réalité la moins à même d’instaurer un État de droit dans le pays, à savoir l’État central. »

Les Somaliens ont donc des pratiques juridiques et culturelles qui fonctionnent de manière correcte et qui s’avèrent étonnamment proches des systèmes d’arbitrage privés proposés par les auteurs anarcho-capitalistes Murray Rothbard et David Friedman. Ce système légal, connu sous le nom de xeer, proscrit généralement uniquement l’agression physique directe envers les personnes ou leurs biens. Le xeer est construit entièrement autour de la compensation de la victime, connue sous le nom de diyya, et non autour d’un système de punition ou d’emprisonnement. Les groupes de parentés (kinship groups) ont  un système très sophistiqué d’assurance de groupe, employé à réparer les coûteuses mauvaises conduites de leurs proches. À noter que, dans une approche moins rothbardienne, les Somaliens, essentiellement nomades et ruraux, ne reconnaissent pas la propriété individuelle de biens immobiliers.

Le système légal de l’UTI, lui, tend à faire un syncrétisme non uniforme entre la Charia et le xeer, la Charia s’appliquant plutôt à la famille, au mariage, à l’héritage et aux affaires strictement civiles. Quelques cas de punitions physiques sévères inspirées par la Charia ont été recensées à Mogadiscio quand l’UTI dominait la ville. Cependant, et comme le notait Hanno Brankamp en 2013 dans une présentation sur les pratiques de l’UTI à l’intention du magazine Think Africa Press : « contrairement à la croyance populaire et à l’intuition terminologique, les tribunaux islamiques n’ont pas été capables d’établir de systèmes faisant que la Charia serait systématiquement, voire exclusivement appliquée. » En effet, le Droit clanique « assura que le pouvoir légal de la loi islamique demeure limité ».

André le Sage, un politologue à la National Defense University, écrivait en 2005 que « le xeer est le plus important des systèmes judiciaires somaliens, plus particulièrement dans les zones rurales qui sont généralement loin des systèmes judiciaires plus formels, et est celui qui est le plus efficacement imposé. » Puisque ces différents systèmes judiciaires ont maintenu « une parcelle de paix et de sécurité dans différentes parties du pays » ajoutait-il « imposer un système unique à toute la Somalie ébranlerait ceux qui fonctionnent localement et l’aide de « l’État de droit » pourrait, dans ces circonstances, créer plus de conflits en minant les structures qui soutiennent la paix locale et les dispositions de sécurité. »

Il s’agit ici de quelques éléments culturels qui ont permis à la Somalie de voir ses indicateurs de développement suivre le rythme de ceux de ses voisins. Ce qui a pesé sur la Somalie depuis la Guerre Froide jusqu’à la Guerre contre le Terrorisme par contre, c’est d’être traitée comme un pion dans les intrigues des grandes puissances. Ainsi, les diverses ingérences étrangères ont donné naissance à de nouvelles ingérences : l’invasion par l’Éthiopie en 2006 pour renverser l’UTI a permis la montée en puissance du groupe islamiste radical Al Shabaab, allié à Al Qaeda, menant ainsi à une nouvelle invasion en 2009, de la part du Kenya cette fois-ci. Ces deux pays agirent d’ailleurs avec la coopération active des États-Unis. En 1992, un fonctionnaire du Département d’État expliquait même que la mission des États-Unis en Somalie était « essentiellement de recréer un pays ». Ayant peut-être compris que c’est un objectif voué à l’échec, Washington utilise maintenant la Somalie pour y mener une guerre de drones et pour y installer des camps de prisonniers et de torture situés hors de tout cadre juridique.

Comme la dernière tentative d’imposer un État national piétine à cause de chamailleries fratricides, l’Associated Press rapportait en novembre dernier de sources somaliennes que les États-Unis menaçaient de retirer ses aides à l’État en gestation si l’actuel président et son Premier ministre n’étaient pas capables de travailler ensemble efficacement. Les aides existantes incluent notamment « 58 millions de dollars […] d’assistance au développement pour cette année fiscale ainsi que 271 millions de dollars supplémentaires sous forme de soutien militaire pour l’armée nationale somalienne et pour les troupes de l’Union Africaine stationnées en Somalie ».

Un large ensemble d’études sur la Somalie, et dont la majorité est neutre d’un point de vue idéologique, nous montre donc une histoire intéressante et même encourageante sur une société avec un système clanique peu courant mais solide de résolution de conflits et d’approvisionnement en ressources qui a permis que la vie quotidienne continue, même sans État somalien. Même la menace de la piraterie somalienne a quasiment disparu, comparée à son apogée au début de cette décennie. Cependant, et malgré le luxe de détails sur les milices, les conférences et les combats que l’on peut trouver dans Somalia in Transition Since 2006, le livre de Shay n’évoque pas du tout ce pan de l’histoire du pays.

En effet, et malgré la quantité d’informations qu’il apporte sur les sujets que Shay a choisi de couvrir, les faiblesses de ce livre sont les mêmes que celles de tous les points de vue simplifiés américains et internationaux portés sur la Somalie : tous voient les bureaucrates et les chefs militaires comme étant d’une importance capitale, ignorant ainsi ce qu’est la vie des gens tentant de survivre, de travailler, de coexister et même de prospérer.

Traduction : Raphaël C. pour Contrepoints de « Somalia lived while its governement died ».

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