Ce jour où l’argent disparut

Abolir l’argent ? C’est possible ! Lénine l’a fait. Mais comment s’y est-il pris ? Visite guidée de la mesure économique la plus crétine de toute l’histoire humaine.

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Ce jour où l’argent disparut

Publié le 18 mars 2013
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Abolir l’argent ? C’est possible ! Lénine l’a fait. Mais comment s’y est-il pris ? Visite guidée de la mesure économique la plus crétine de toute l’histoire humaine.

Par Pascal Avot.

Lénine au début des années 1920

Des innombrables livres écrits sur l’étrange période léniniste de l’histoire soviétique, le plus riche est sans doute La Révolution russe de Richard Pipes. Profus, intelligent, très informé, cet imposant ouvrage paru en 1990 est le seul à narrer dans le détail une des mesures les plus funestes et les plus grotesques de toute l’histoire de l’économie mondiale : la création volontaire et méthodique d’une inflation absolue.

Retour sur un n’importe quoi aux dimensions cyclopéennes.

 

Un contexte peu reluisant

1918. Lénine est au pouvoir depuis un an et cela suffit largement pour que la Russie sombre dans un chaos d’un genre inédit.

Guerre civile, terreur, famine, volontarisme aveugle, paranoïa et langue de bois se superposent pour former un type de société jamais vu sur Terre. Lénine rate tout ce qu’il entreprend mais il l’entreprend avec une telle détermination, une telle rage, qu’il parvient encore à contrôler l’essentiel de la pyramide bureaucratique : la sanguinaire Tchéka, l’armée, le parti et l’idéologie.

Il invente le communisme réel sur le tas, dans l’action, sans se soucier des conséquences et avec une impeccable sincérité. Rencontrant échec cuisant sur échec cuisant dans tous les domaines de son action, il maximise sans cesse ses propres mesures, punissant la réalité qui lui résiste. Il cherche frénétiquement à forcer le passage vers le monde à venir et appelle ses troupes à faire preuve de toujours plus de brutalité.

Il réprime la confusion qu’il crée : là est sa seule activité réelle, le reste étant langue de bois. L’ordre bolchévique est un désordre qui va crescendo, aiguillonné par des lois irrationnelles. « Une anarchie tyrannique », dit Alain Besançon.

 

Pas d’argent, pas de pauvres

L’économie n’existe plus que sous la forme de réquisitions à la baïonnette et de marché noir misérable, de désagrégation de l’industrie et de désespoir paysan.

Une poignée de théoriciens communistes russes – Boukharine, Larine, Osinsky, Preobrajensky et Chaïanov – se met en tête d’abolir l’argent. Ils sont de cette génération d’intellectuels-aventuriers arrogants et bavards, grouillant dans le sillage de Lénine, presque tous fils de bourgeois abhorrant leur milieu d’origine, inventeurs de thèses sans queue ni tête greffées sur l’échafaudage marxiste.

Ils brûlent de transformer l’Univers à coups d’ordonnances, de censure et de rétorsion. Nihilistes se prenant pour des scientifiques, ils ont toutes les prétentions et sont disposés à toutes les violences administratives pour parvenir à leurs fins, réaliser leurs fantasmes conceptuels, inscrire leurs noms au fronton de l’infini anti-réactionnaire. On peut les trouver comiques.

L’ennui est qu’ils sont aux commandes et décident : l’abolition de l’argent aura bel et bien lieu. Le Commissaire soviétique aux Finances déclare :

« Les finances ne doivent pas exister dans un pays socialiste ».

 

Éloge de l’inflation maximum

Comment s’y prendre ?

La bande d’intellectuels du Kremlin sait pertinemment que dire au peuple  « Débarrassez-vous du peu d’argent qui vous reste ! » ne suffira pas. Le peuple n’est pas fiable, il n’a pas assez à manger, il a peur, il est imprévisible, parfois même réactionnaire. La solution doit venir d’en haut et être inarrêtable.

Nos amis ont une idée géniale : déclencher une inflation telle que la monnaie perdra toute valeur. Inutile de détruire le papier-monnaie lui-même si l’on détruit ce qu’il signifie : il ne sera plus que déchet et abandonné.

Mais pourquoi abolir l’argent, demanderez-vous ? Le bolchévisme apporte une réponse évidente à cette question : s’il n’y a plus d’argent, il n’y a plus de riches donc il n’y a plus de pauvres. L’inégalité disparaît de facto. Pour l’intellectuel proche de Lénine, l’argent est le côté obscur de la Force, l’hostie empoisonnée de la domination économique et financière. L’abolir est le climax du rêve collectiviste.

Larine est chargé de la mise en œuvre du projet. Il doit faire marcher la planche à billets jusque qu’à évaporation définitive de leur valeur. Le 15 mai 1918, alors que l’inflation naturelle de la Russie soviétique, fruit de la guerre mondiale et de la Révolution, atteint déjà des sommets, la Banque du peuple est autorisée à émettre autant d’argent qu’elle estime nécessaire. Entendez : en avant toute.

« Dès lors », raconte Richard Pipes, « l’impression de papier-monnaie devient l’industrie la plus importante du pays ». À la fin de l’année, elle emploie plus de 13 000 ouvriers. On manque de papier et d’encre : on est obligé d’en faire venir de l’étranger, quitte à puiser dans les réserves d’or ! 60 % des dépenses budgétaires de l’État sont absorbés par l’impression de billets dans la deuxième moitié de 1919. Le surréalisme communiste bat son plein.

 

Montagnes russes

Et mécaniquement, ça marche.

Larine arrive à ses fins. Les chiffres donnent envie de se frotter les yeux. Selon un historien de l’économie cité par Pipes, du 1er janvier 1917 au premier janvier 1923, « la quantité d’argent augmente 200.000 fois et les prix des denrées 200 millions de fois ».

Larine et ses collègues exultent. Il n’est guère besoin d’exposer à un public libéral les effets d’une telle apocalypse monétaire sur la vie matérielle et morale quotidienne des Russes : la faim, la peur, le désespoir, les ventres gonflés, les yeux exorbités, les guenilles, les personnes errantes sur les quais de gare, les coupe-gorges partout, les bandes armées, le cannibalisme. Le tableau est encore plus sombre si l’on considère que cette République Inflationniste du Léninistan est mordue jusqu’au sang par la guerre civile et terrorise sans compter tout ce qui se présente.

On compte les dégâts en centaines de milliers de morts, en régions entières dévastées, englouties par l’aberration. La Russie passe tout près de la désintégration. On a aujourd’hui mille fois tort d’imaginer que les formes pures du totalitarisme se trouvent chez Staline et Hitler. Lénine ne préfigure pas le totalitarisme, il l’instaure et l’installe. Staline le perfectionnera avec un soin maniaque, Hitler l’équipera d’une rage new look, mais le père de l’idéologie toute-puissante et des réseaux de voies ferrées menant à des lieux d’extermination est bien Vladimir Illich Oulianov. La « réforme antimonétaire » de Larine fait tant de morts qu’elle est un crime contre l’humanité et elle en dit aussi long sur le soviétisme que les fosses communes.

 

Un nihilisme économique

Le peuple russe mit plus de 70 ans à sortir du cataclysme de cette première période de l’aventure soviétique dans laquelle l’expérimentation ultra-inflationniste de Larine s’imbrique idéalement pour la bêtise de ses principes, la toxicité de ses intentions, le caractère monumental de son application et les tragédies innombrables qu’elle engendre.

Si toute l’histoire de l’URSS et toute l’histoire du communisme mondial à compter de 1917 peuvent être lues comme une variation sur le thème du léninisme, on peut envisager la quasi-abolition de l’argent par Larine comme un symbole de l’authentique politique de gauche. La volonté sauvage d’arracher sa valeur à la monnaie illustre impeccablement cette idée : le socialisme est un nihilisme économique, et il n’est compétent que dans la destruction.

(D’après les données et le récit de Richard Pipes, in La Révolution russe, Presses Universitaires de France, pp. 626-637)

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  • Excellent article

  • Très bon rappel historique, merci.

    Cependant, auriez-vous l’amabilité de corriger le titre: cet accent circonflexe signe d’un subjonctif qui n’a pas lieu d’être et qui fait mal aux yeux?

  • Bravo et merci de m’avoir fait découvrir Richard Pipes que je vais lire

  • Vous pourriez ajouter Anne Applebaum dans votre bibliothèque
    l’histoire du Goulag (excellent) ainsi que les anciens maoïstes comme Courtois.

  •  » le socialisme est un nihilisme économique, et il n’est compétent que dans la destruction. »

    Rien que pour cette phrase, l’article est excellent. Alors le reste…

    • « Vous pourriez ajouter Anne Applebaum dans votre bibliothèque »

      Oui, bien sûr. Et si vous avez aimé son livre sur le Goulag, lancez-vous dans l’Archipel du Goulag c’est l’Himalaya du genre. Le livre dissident le plus influent de tous les temps, un chef-d’œuvre littéraire, un exploit en termes d’investigation, de compilation et de démonstration.

  • On pourrait ajouter à l’article un petit mot sur l’affaire des emprunts russes qui, plus d’un siècle plus tard, n’est toujours pas close.

    • Pas mal de le rappeler, ma famille avait prêté 8 M de francs or à l’État Russe (Électricité de Moscou), prêt garantit par l’État Russe ET Français, nous avons été remboursé il y a de cela 10 ans maintenant, 1000 euros :). Soit ils ont un problème de monnaie courante/constante soit ça sent la mauvaise foi…

  • C’est tellement bien écrit que ça donne la chair de poule.
    Je crois avoir lu il y a très longtemps Richard Pipes en anglais et pas en entier, merci d’avoir rappelé qu’il a été traduit en français, c’est inespéré. Ca figurera en bonne place dans ma bibliothèque.

  • Jamais entendu parler à l’Ecole. Pourquoi ne suis-je pas surpris ?

    • « Jamais entendu parler à l’Ecole. » Le délire de Larine est très peu étudié. Cela tient, entre autres, au fait que l’économie du totalitarisme est peu étudiée. Communisme et nazisme sont le plus souvent abordés sous les angles politique, policier, militaire, propagandiste, philosophique, et très rarement sous l’angle économique. C’est compréhensible, car l’économie totalitaire est une anti-économie. Mais c’est regrettable, car elle nous en apprend autant sur le totalitarisme que les déportations et les exécutions.

      • « ça donne la chair de poule. » On devrait toujours avoir la chair de poule, quand on entend parler de Lénine. Il est en quelque sorte la cellule-souche du Mal au XXème siècle. Non seulement Staline, Mao et Pol Pot, mais également Hitler, sont impossibles sans lui.

  • Très intéressant. Dans mon ignorance, j’en étais resté à Gidéon Gono se vantant de pouvoir imprimer des billets plus vite qu’ils ne pourraient se déprécier.

    • « se vantant de pouvoir imprimer des billets plus vite qu’ils ne pourraient se déprécier »

      Excellent ! Larine et ses camarades se vantaient d’avoir battu l’inflation de la Révolution française – je cite – « par 40 contre 1 ». C’est beau, l’esprit de compétition.

      • il me semble que sous la revolution francaise, ce sont les montagnards qui ont ( plus ou moins ) maintenu le cours des assignats , par dirigisme ( sous la terreur, refuser d’etre payé en assignat pouvait etre passible de la guillotine ), et que c’est leurs successeurs, les thermidoriens, qui ont laissés filer le cour vers l’infini, par ideologie liberale. ces derniers, ne peuvent evidemment pas etre assimillés aux bolcheviques russes..

  • Courtois est un bon historien, mais pas aussi profond que Besançon. Jetez-vous sur « Les Origines Intellectuelles du Léninisme », vous m’en direz des nouvelles : c’est, à mon avis, le livre le plus important sur Lénine.

    En revanche, méfiez-vous de Carrère d’Encausse. Elle est historienne, mais pas suffisamment philosophe pour pénétrer les profondeurs de l’âme bolchévique. C’est une kremlinologue plus qu’une soviétologue, et une russophile qui oublie parfois de se méfier de sa passion. Pipes, Besançon, Malia, Werth, Courtois, lui sont supérieurs.

    Vous trouverez ici une très belle émission, où est évoquée l’affaire du train blindé conduisant Lénine vers la Russie, sous l’impulsion des Allemands :

  • « il n’est compétent que dans la destruction. »

    En matière de gestion des camps de concentration, le Goulag n’est pas un modèle d’efficacité. Pendant la grande purge de 1937-1938, les camps ont été submergés de déportés au point que beaucoup arrivaient à se faire la belle sans problème.

    Sinon, je ne connaissais pas cet épisode de l’abolition de la monnaie par l’inflation.

    • « le Goulag n’est pas un modèle d’efficacité »

      En réalité, le totalitarisme n’est jamais un modèle d’efficacité. La mise en œuvre de la Shoah est la source de dysfonctionnements sans nombre dans le système nazi.

      « se faire la belle sans problème »

      Non, pas « sans problème ». Parvenir à échapper à la surveillance, creuser un tunnel, se cacher dans le purin, courir dans les bois, bref, s’évader, certains y arrivaient. Mais « sans problème », jamais. Une fois dehors, il fallait survivre sans se faire repérer. Dans les groupes de trois évadés, il est arrivé que deux se liguent pour manger le troisième (cf. l’Archipel du Goulag).

      • « mais pouvait-ils faire autrement ? »

        C’est une question qui ne relève pas de l’histoire, mais de la métaphysique. Ma réponse est alors : non, car il étaient rendus fous et aveugles par l’idéologie. Mais cela ne les excuse en rien. Même pas en rêve.

  • Citer Pipes (ou Malia) comme références sur l’histoire de la Révolution russe relève d’une méconnaissance profonde de l’historiographie sur le sujet. Tous deux sont symptomatiques d’une interprétation réductive, réactionnaire et très peu convaincante, qui ne valent définitivement pas de perdre de temps à les lire. Comme excellente histoire de la RR, mieux vaut privilégier l’étude d’Orlando Figes (malgré le portrait des Bolchéviques qui souffre des stéréotypes les plus risibles et éculés), qui s’inscrit dans une perspective de groupes sociaux et dans le temps long (seconde moitié du XIX à la mort de Lénine en 1924), ou éventuellement (très intéressante mais tout de même bien datée) celle de Marc Ferro.

    • « Tous deux sont symptomatiques d’une interprétation réductive, réactionnaire »

      Ahahahahahahah. Une interprétation « réactionnaire » du totalitarisme. J’adore. Il faudra quand même que vous nous expliquiez ce que cela signifie.

      « qui s’inscrit dans une perspective de groupes sociaux et dans le temps long »

      J’adore aussi. Ça ne veut rien dire, c’est beau, on se croirait dans une stratégie marketing pour EDF.

      • P.Avot, avez vous un ouvrage portant sur la période bolchevique à conseiller ?
        je dois avouer que cet article m’a donné envie d’en apprendre plus !

  • La France reste un des rares pays où on a encore des partis communistes puissants, voir tout court. En France on peut toujours se dire communiste, stalinien etc dans les médias, et la foule applaudi. La France, se dernier pays sovietique en occident… j’exagère.. vraiment ?

    • Non, on voit moults « intellectuels » se targuer d’être d’ancien maoïste, léniniste, trotskyste toute honte bue. C’est affligeant et révoltant.

  • C’est édifiant.

  • ce texte est un vomi viscérale de haine, sans arguments ni fondements.
    si on remplace Lénine par l’Amérique ça marche aussi bien, voir par mon chien ou mon ex.

  • Les commentaires sont fermés.

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