Jean-Louis Thiériot : « Le culte victimaire fait que l’on n’admet pas que l’homme soit confronté à des lectures qui le choqueront »

Dans cet entretien, Jean-Louis Thiériot revient sur sa proposition de loi visant à protéger l’intégrité des œuvres des réécritures idéologiques et soulève les enjeux importants qui y sont liés.

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02 mai 2023 : Séance publique. Débat sur le bilan de la loi de programmation militaire 2019-2025. Jean-Louis Thiériot à la Tribune

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Jean-Louis Thiériot : « Le culte victimaire fait que l’on n’admet pas que l’homme soit confronté à des lectures qui le choqueront »

Publié le 23 mai 2023
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Baptiste Gauthey s’est entretenu avec Jean-Louis Thiériot, avocat, essayiste, historien et député.

 

Baptste Gauthey : Bonjour Monsieur le Député, vous avez déposé le 10 mai 2023 une proposition de loi visant à protéger l’intégrité des œuvres des réécritures idéologiques. Qu’est-ce qui vous a poussé à déposer cette proposition de loi ?

Jean-Louis Thiériot : C’est le mouvement, qui s’est accéléré dans le monde anglo-saxon, de réécriture d’un certain nombre d’œuvres pour éviter de choquer telle ou telle minorité. Cela a été le cas des œuvres d’Agatha Christie qui ont été réécrites, des œuvres de Roald Dahl, où l’on a modifié un certain nombre de termes. Cela a été le cas avec les œuvres de Ian Fleming où l’on a réécrit des passages. Pour moi, il y a un caractère sacré de l’œuvre littéraire, et l’on ne doit pas les caviarder. Ce n’est pas véritablement arrivé jusqu’en France pour le moment, même si je suis tombé récemment sur la nouvelle édition de L’Histoire de France de Jacques Bainville, qui a été rééditée, et à la phrase « Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race. C’est une nation », la mention de la race a été supprimée, ce qui est complètement contraire à la volonté initiale de Bainville de refuser cette vision raciale qui était celle, notamment, du IIIe Reich. Bainville était dans une perspective de liberté et d’universalisme.

 

BG : Pour protéger les œuvres des réécritures idéologiques donc, que proposez-vous concrètement ?

JLT : L’objectif de cette loi, c’est qu’il ne soit plus possible de modifier une œuvre post mortem. Aujourd’hui, dans le droit de propriété intellectuelle, on distingue un droit patrimonial et un droit moral. Le premier fait référence aux droits d’auteurs, et il est en faveur de l’auteur et de ses ayants droit et s’éteint au moment où l’œuvre tombe dans le domaine public. Le droit moral, lui, est imprescriptible et se transmet aux héritiers. Parmi ce droit moral, il y a le droit à l’intégrité de l’œuvre, à l’intérieur duquel il y a un droit de retrait et de repentir, c’est-à-dire que de son vivant, l’auteur peut décider de ne pas republier un livre qu’il regrette, ou de le modifier. La question ici, c’est : qu’en est-il après la mort de l’auteur ?

Aujourd’hui, la jurisprudence remonte à une décision écrite concernant Les Misérables, en 1964, qui avait dit : « le droit de repentir ne peut plus s’exercer après la mort de l’auteur ». Donc à droit constant, normalement, l’œuvre est protégée. Mais nous ne sommes pas à l’abri des revirements de jurisprudences, et l’on sait parfois que l’on a des décisions jurisprudentielles qui peuvent surprendre. Pensons à la phrase de Giraudoux dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, disant que « le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination » et que « jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité ». Donc je me suis dit qu’il fallait agir, à titre préventif, afin d’éviter un revirement de jurisprudence, mais aussi pour que dans le cas des œuvres où l’on n’a pas pu identifier d’ayant droit, le ministre de la Culture ait la possibilité d’agir en justice et de s’y substituer si une œuvre est caviardée.

 

BG : Certains considèrent qu’au fond, ce n’est pas si grave, voire même plutôt une bonne chose que d’adapter les œuvres à l’époque. Pourquoi est-ce important, selon vous, de garder les œuvres telles qu’elles ont été écrites ?

JLT : D’abord parce que j’ai un respect sacré pour l’écrit, peut-être car j’ai écrit moi-même quelques livres. Ce qui est passionnant, c’est la confrontation d’une œuvre, d’une pensée, d’une époque, à notre époque et à notre vision du monde et de l’enrichir de nos lectures, sans anachronismes. Quand vous lisez L’Illiade et l’Odyssée d’Homère, ce sont des textes d’une violence inouïe pour la sensibilité de l’homme contemporain. Mais cette confrontation aboutit à cette réflexion magnifique de Simone Weil dans L’Illiade ou le poème de la force, qui perçoit dans l’Illiade la déshumanisation de l’adversaire, qui ne voit plus l’adversaire que comme une chose. Qui avait vu cela d’une manière formidable ? C’est Primo Levi dans sa description de l’univers concentrationnaire. Plus proche de nous, Sylvain Tesson, dans Un été avec Homère, écrit un très beau passage sur la guerre comme une hydre, comme une « ipséité en soi », c’est-à-dire qui échappe totalement à ceux qui en ont été à l’origine… et c’est ce qu’on voit en Ukraine ! On voit bien que cela fait écho à travers les siècles : lire un texte qui a 2000 ans permet justement de l’enrichir de toutes ces grilles de lecture, c’est ce que le critique Gérard Genette appelait l’intertextualité.

Bon courage à celui qui rédigera une version mise à jour, contemporaine, de L’Illiade !

Mais surtout, c’est un appauvrissement car on ne se confronte pas à l’œuvre. C’est un travers de notre époque : le culte victimaire ou l’on n’admet pas que l’homme soit dans sa vie confronté à des lectures qui le choqueront. Alors que justement, le fait d’être choqué est ce qui permet de se bâtir et d’affronter ses blessures ! Sinon, on se contente de lire des livres pour enfants. La rencontre avec un texte choquant, c’est ce qui peut faire grandir. Dans ses propos sur la résilience, Boris Cyrulnik dit justement que c’est la frustration surmontée qui permet à l’individu d’être résilient.

Enfin, c’est aussi une remise en cause de l’universalisme. C’est réduire l’homme à la minorité à laquelle il appartient. Cette minorité, ça peut être le racisé, l’ex colonisé, ça peut être une minorité sexuelle, ou n’importe qui s’estimant victime. Mais ce n’est ni un titre de noblesse ni une indignité, c’est simplement un malheur d’avoir été victime, et c’est contre cela que l’on se dresse. Tous ces éléments-là exigent que l’on réagisse et que l’on puisse laisser aux générations actuelles et futures la confrontation directe avec les œuvres.

Ça ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas parfois être prudent ! Quand les éditions Fayard ont fait le choix de rééditer Mein Kampf, ça a été fait avec un appareil critique extrêmement développé. Bien évidemment que certaines œuvres scandaleuses ne peuvent être rééditées qu’avec un appareil critique. Mais je crois profondément qu’il faut faire confiance à l’intelligence du lecteur. Je suis un grand défenseur de la liberté. La liberté, c’est de ne pas interdire l’expression d’une idée. Si l’on n’est pas d’accord, on la combat dans le cadre de la délibération démocratique.

Il ne faut pas oublier que ce qui a fait la fierté de la Troisième République, ce furent les grandes lois de libertés, comme la Loi de liberté sur la presse. Cette proposition de loi vise à apporter sa petite pierre pour que ces lois de libertés ne soient pas remises en cause par des jurisprudences qui pourraient être baroques.

 

BG : Pour certains, la littérature joue nécessairement un rôle politique et social puisqu’une œuvre participe à forger l’univers mental du lecteur, à lui construire tout un ensemble de représentations du monde. Pour le dire simplement, la lecture d’une œuvre présentant des stéréotypes sexistes augmenterait les chances d’adopter des comportements sexistes.
Invitée de la matinale de France Culture le 10 mars dernier, Tiphaine Samoyault, directrice d’études à l’EHESS, expliquait ne pas lire volontairement certains mots des textes de Sartre à ses étudiants et s’estimait heureuse de ne pas avoir à enseigner la littérature du XIXe siècle. Elle ajoutait qu’elle considérait légitime de changer des mots dans certaines œuvres (notamment la littérature pour la jeunesse) portant des « valeurs morales et des discriminations réelles », afin de les mettre à jour selon les critères moraux de notre époque, et d’atténuer la « violence discriminatoire » et « l’absence de représentativité » liées à « un mode dominant de représentation ».

Cette volonté de s’attaquer aux œuvres culturelles et symboliques, ne témoignerait-elle pas d’une dimension totalitaire propre au projet politique du wokisme, qui consiste à s’immiscer jusque dans l’intimité de l’inconscience des individus afin de forger un homme nouveau débarrassé des stéréotypes sur le genre ou la race par exemple ?

JLT : Quand je vous écoute, je me dis : c’est George Orwell ! C’est exactement la définition du monde totalitaire : on censure avec la « cancel culture », on annule des pans de notre culture, on ne fait pas confiance à la liberté de l’individu. « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé » écrivait Orwell, c’est exactement ce que cette chercheuse essaye de faire. C’était ce qu’avait fait Pol Pot en détruisant des bibliothèques au Cambodge, avec cette volonté de construire un homme nouveau, et je reviens à Homère et à la phrase de Péguy : « Homère est nouveau ce matin et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui ». On ne changera pas l’homme, mais ceux qui ont eu ce projet-là sont exactement entrés dans la matrice totalitaire. Je suis un grand lecteur d’Hannah Arendt, et lorsqu’elle parle de la réduction des champs intellectuels par les régimes totalitaires, c’est exactement ce qui arrive.

C’est la raison pour laquelle je suis vent debout contre la déconstruction des patrimoines culturels de l’Occident, qui est un procédé absolument liberticide. Si on veut lutter contre les stéréotypes de tout genre, on luttera par des nouveaux chefs-d’œuvre ! Cette universitaire, plutôt que de censurer Madame Bovary, ferait mieux d’écrire un nouveau chef-d’œuvre qui fasse réfléchir les individus. Cette loi participe modestement à défendre la liberté. Car c’est bien cela, le wokisme, c’est la déconstruction des valeurs, des références, des racines culturelles. Derrière la déconstruction, il y a forcément quelque chose à reconstruire. Et cette reconstruction est une matrice totalitaire d’idéologue au petit pied.

Récemment, une activiste du climat, Camille Étienne, a expliqué au micro de France Inter, qu’aujourd’hui il suffisait de 3,5 % de la population pour bousculer un ordre établi, et qu’il fallait faire le deuil de l’illusion d’un consensus. La traduction, c’est que c’est à une minorité de diriger le monde. Hé bien moi je crois en la démocratie, je crois en l’universel, je ne veux pas que ce soit les minorités qui dirigent le monde, ces gens sont des adversaires de la démocratie et nous devons les combattre.

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  • Coquille : on N’admet pas…

  • Merci beaucoup Monsieur Thiériot, halte au nivellement intellectuel idéologique, vive le débat contradictoire constructif !

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    Gerard Couvert
    23 mai 2023 at 7 h 58 min

    Inviolabilité tout simplement, c’est-à-dire le respect de la volonté de l’auteur et aussi de l’évolution. Comment la mesurer si au fur et à mesure du temps on adapte à la pensée du jour. Faut-il réécrire le « petit livre rouge », voir « Mein Kampf » ? Au fond on assiste à la suite de l’américanisation de la pensée occidentale en privilégiant un peu plus les flux, le mouvement au détriment du patrimoine, de l’ancré ; cela à commencé par la bande lorsque les règles comptables ont été modifiées (haut du bilan). Songeons qu’aux États-Unis l’age moyen des maisons est à peine supérieur à 20 ans. Et puisque nous parlons de bâti n’est-il pas temps de faire comme en Italie : interdiction de toucher un bâtiment de plus de 100 ans … c’est là que les libéraux changeront d’avis sur le respect de l’Art du passé.

  • Presque parfait!
    Sauf que j’aurais bien retouché (caviardé?) le dernier paragraphe, mais c’est interdit.

  • Légiferer, légiférer, toujours cette vision autoritaire d’une question.
    Au lieu de laisser faire le marché, laisser en vente le livre caviardé et le texte d’origine. Aux acheteurs de décider.

    • Complètement d’ accord. Toutefois il faut que le lecteur sache quel est le texte d’ origine et celui qui est caviardé. Un peu comme les aliments… s’ ils sont des OGM ou pas. Sinon il arrivera le jour ou seule sera en vente la version caviardée, sans pouvoir distinguer quel a été l’ original.

    • Je suis comme vous, et je déplore la diarrhée législative française. Malheureusement, si il n’existe pas une loi qui exigera le maintien du texte d’origine avec une disposition égale à celle du texte caviardé, les censeurs bien-pensants feront disparaître tous les textes d’origine. Il faudra mettre bien en évidence sur la couverture que c’est un texte caviardé. Je pense d’ailleurs que très rapidement les textes caviardés ne se vendront plus.
      Déjà, les statues antiques ont été censurées pour faire disparaître les attributs sexuels, bientôt les peintures seront retouchées ou cachées…

      • Avatar
        LasciatemiCantare
        25 mai 2023 at 13 h 49 min

        Il me semble que le droit moral, perpétuel, confère déjà ce type de protection : à confirmer, mais il est illégal de vendre sous le titre et l’auteur « Dom Juan de Molière » une « libre inspiration » narrant les aventures d’un homme-soja déconstruit.

  • Novilangue? Orwell.
    Le lecteur doit être libre de lire ce que bon lui semble : c’ est cela la vrai Liberté, et vivre en démocratie. Qu’ on puisse lire Le Capital ainsi que Mein Kampf. Le fait de lire quoi que se soit, ne fait pas de chacun de nous un suivant de telle ou telle idéologie. Sinon on arrivera à Fahrenheit 451 ! Brûlons tous les livres pour apporter la paix d’ esprit et le bonheur aux hommes. Ou comme Pol Pot qui à détruit toute l’ intellectualité, les « transformant » en paysans.
    Que ces nouveaux censeurs créent leurs propres oeuvres. Nous verrons leur succès… ou pas, et laissons en paix les auteurs et leurs oeuvres finies.

  • Qu’est-ce que c’est cette vraie folie rétrograde de vouloir chercher à ne pas heurter la sensibilité des minorités dans les œuvres littéraires ? Est-ce que les minorités ont le droit, je dis bien : le droit, d’heurter la sensibilité de la majorité pour qui une oeuvre littéraire doit rester une oeuvre littéraire.

  • Entièrement d’accord avec JL Thiériot (un des rares chez LR qui semble capable de réfléchir sur des sujets de fond).
    Une erreur toutefois. Bainville, dans son Histoire de France, ne refusait pas les conceptions du IIIème Reich : celui-ci n’existait pas encore en 1924.

  • Superficiellement je suis d’accord avec ce député : par rejet total de toutes censures idéologiques, et par principe : une œuvre d’art appartient à son auteur, et non à son lecteur : mais je suis encore plus opposé à tous ce que Philippe Murray appelait « envie de pénal » et indigestion législative : ma devise : « Laissez faire – laissez aller » : le marché jugera, ces livres caviardés n’ont aucun avenir commercial, laissez les faire faillite : moins de loi et mieux le monde se comporte

  • « Bon courage à celui qui rédigera une version mise à jour, contemporaine, de L’Illiade ! »
    Chiche ? Pensez que la Notion d Oxymore apparaîtra lorsque la partie « re ecrivante « du Gauchisme islamisant s attaquera a la re écriture des Sourates ou addtihs du Quran ! ???

  • Ainsi l’ouvrage pourrait indiquer en une de couverture œuvre modifiée le …(date) non conforme à l ´original et pour l’authentique original.

  • Cette loi va poser un gros problème : il va être impossible de réécrire l’histoire.
    Allons nous ainsi revenir à ses fondamentaux ?
    Pas sûr que cette loi passe : elle va poser de gros problèmes à la gauche et à l’éducation nationale.

  • Les commentaires sont fermés.

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