Guerre culturelle : la droite américaine tentée par un « divorce national »

La polarisation politique mine le débat public américain, et la surenchère aux radicalités vient autant de la droite que de la gauche.

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Guerre culturelle : la droite américaine tentée par un « divorce national »

Publié le 24 février 2023
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« Nous avons besoin d’un divorce national.

Nous devons séparer les États rouges des États bleus1 et réduire le gouvernement fédéral.

Tous ceux à qui je parle disent ça.

Depuis les questions de culture woke malades et dégoûtantes qu’on nous enfonce dans la gorge jusqu’à la politique traîtresse des Démocrates « America Last », nous sommes finis. »

Ce tweet publié lundi par la sulfureuse élue républicaine tendance Trump Marjorie Taylor Greene a fait le tour de la twittosphère politique américaine, suscitant stupéfaction et indignation, à droite comme à gauche. Pour Robert Garcia, également élu au Congrès sous l’étiquette Démocrate, cet appel à la sécession fait de Me Greene une traîtresse et une insurgée.

De son côté l’élue républicaine Liz Cheney dénonce un manque de loyauté : « Vous avez prêté le serment de soutenir et de défendre la Constitution. La sécession est inconstitutionnelle. Aucun membre du Congrès ne devrait prôner la sécession, Marjorie. »

Pour Luc Laliberté du Journal du Québec, le tweet est dangereux et irresponsable : « […] qu’une élue propose ce « divorce », le jour même où on honore les présidents américains (Presidents’s day), marque une radicalisation déjà perceptible lors de la contestation des résultats de l’élection 2020 et de l’assaut sur le Capitole le 6 janvier 2021. »

La polarisation politique mine le débat public américain et la surenchère aux radicalités vient autant de la droite que de la gauche.

Selon une analyse du Pew Research Center de 2022, le fossé idéologique qui s’est creusé entre la droite et la gauche aux États-Unis n’a jamais été aussi profond depuis 50 ans : « Les Démocrates étant devenus plus progressistes au fil du temps et les Républicains beaucoup plus conservateurs, le « milieu » – où les Républicains modérés à libéraux pouvaient parfois trouver un terrain d’entente avec les Démocrates modérés à conservateurs sur des questions litigieuses – a disparu. »

 

Une crise de régime

Pour E. J. Dionne Jr, de cette intensification de la guerre culturelle, qu’il attribue à la radicalisation du mouvement conservateur depuis les années 1950, découle une crise de régime.

L’aiguillon anti-establishment d’une partie de la droite aurait enfermé le Parti républicain dans une logique d’opposition systématique débouchant sur l’affaiblissement du travail parlementaire, nécessairement bipartisan.

Seulement, cette logique d’obstruction systématique s’est également retrouvée avec l’élection de Donald Trump en 2016, cette fois-ci de la part d’un establishment politico-médiatique progressiste prêt à tout pour discréditer le leader populiste. Pire encore, le discours sécessionniste réprouvé aujourd’hui était célébré dans les colonnes des médias de gauche les plus en vue.

On pouvait lire par exemple dans The New Republic en 2017 une apologie du « Bluexit », c’est-à-dire une déclaration d’indépendance de l’Amérique de Trump :

« Vous voulez organiser la nation autour de votre principe cher des droits des États – l’idée que presque tout, sauf l’armée américaine, la monnaie fiduciaire et l’hymne national, devrait être décidé au niveau local ? Très bien. Nous ne ferons pas officiellement sécession, au sens où l’entend la guerre de Sécession. Nous ferons toujours partie des États-Unis, au moins sur le papier. Mais nous tournerons le dos au gouvernement fédéral de toutes les manières possibles, comme vous nous y incitez depuis des années, et nous consacrerons nos ressources durement gagnées à la construction de nos propres villes et États. »

Dans le Daily Beast  Bonnie Kristian rappelle également qu’un sondage de 2021 relevait qu’environ quatre électeurs de Joe Biden sur dix étaient d’accord avec ceux de Donald Trump pour dire que les États rouges ou bleus devraient partir, et près d’un tiers ont déclaré l’année dernière que leur État se porterait aussi bien ou mieux en dehors de l’Union.

Les esprits ne cessent donc de s’échauffer, et on connaît tous la suite de l’histoire tragicomique : Joe Biden est élu dans un climat que guerre civile au sein d’un Capitol Hill submergé par des trumpistes persuadés d’avoir été floués.

 

Pessimisme radical à droite

Après la défaite retentissante de Donald Trump, une partie de la droite américaine a adopté un ton pessimiste radical sur l’avenir de l’Amérique. Cela s’est traduit par un engouement à sa marge pour les stratégies de sortie d’une société jugée sous domination totale des élites progressistes de Big Tech ou encore de l’idéologie « globaliste ».

En cela, le discours sur la partition du pays fait partie d’une galaxie d’autres discours droitiers sur l’exit, comme l’explique James Pogue dans un article récent de Vanity Fair :

« Des survivalistes riches et bien connectés, ainsi que des habitants de l’arrière-pays, se sont déplacés vers l’ouest, beaucoup d’entre eux étant au moins indirectement impliqués dans le domaine de pensée en ligne connu sous le nom de droite dissidente. Des cadres de la technologie et des investisseurs en cryptomonnaies créent des groupes secrets pour aider les gens à « sortir » (exit) – un terme qui a pris une signification presque mystique dans certains cercles récemment – de notre société libérale, de nos vies dominées par la technologie et de notre système fragile. Et il y a des plans plus ambitieux pour des mouvements sécessionnistes entiers utilisant la cryptographie et des organisations autonomes décentralisées pour construire des mini sociétés entières, souvent sur le modèle de ce que Balaji Srinivasan, l’ancien associé d’Andreessen Horowitz, appelle un État réseau. »

Décentraliser et dématérialiser jusqu’à la partition pour protéger les libertés individuelles, faire vivre de nouveaux micro-États pour contrebalancer la puissance d’un État fédéral jugé aliénant, tous les chemins de la droite américaine ramènent donc à une idée libertarienne ancienne, celle de la sécession-libération.

 

La sécession libertarienne

Le Parti libertarien s’est emparé du débat sur le divorce national pour rappeler que selon lui, la sécession comme droit opposable à un gouvernement tyrannique est directement inspirée de la déclaration d’indépendance des États-Unis.

Pour ces défenseurs américains intransigeants de la liberté individuelle, les États fédérés peuvent tout à fait reprendre leur indépendance du gouvernement fédéral, si celui-ci n’assure plus les buts que l’Union se proposait de défendre, à savoir les droits naturels « à la vie, à la liberté, et à la poursuite du bonheur », pour reprendre les termes mêmes de la déclaration.

Murray Rothbard (1926-1995), le théoricien anarchocapitaliste qui inspire directement l’actuelle direction du parti, va plus loin encore.

Dans un texte publié dans un ouvrage collectif de 1998 intitulé Secession, State and Liberty (sous la direction de David Gordon), il explique que chaque groupe ou chaque nationalité devrait avoir le droit de se séparer de n’importe quel État-nation ou de joindre n’importe quel autre s’il accepte :

« Un des buts des libertariens devrait être de transformer tous les États-nations en entités nationales dont les liens peuvent être qualifiés de juste, dans le même sens que la propriété privée peut être qualifiée de juste, ce qui revient à décomposer les États-nations coercitifs pour en faire d’authentiques nations, c’est-à-dire des nations consenties ».

En résumé la sécession est d’abord individuelle, c’est une mesure protectrice des droits, et elle consacre la liberté de choisir ses loyautés sociales et politiques.

Les défenseurs libertariens de la sécession aujourd’hui se veulent rassurants. Leur idéal n’est pas de provoquer la guerre civile mais au contraire de la prévenir. La séparation est une réponse pacifique à une Union qui enchaîne ensemble des populations qui ne se supportent plus.

Reste à savoir si à l’extrême droite, les différentes sectes apocalyptiques, milices antigouvernementales, groupes suprémacistes et à gauche, les fédéralistes, c’est-à-dire les nationalistes les plus lincolniens pourront se satisfaire d’un simple divorce par consentement mutuel… Marjorie Taylor Greene ne nous le dit pas.

  1. Le rouge renvoie aux États gouvernés par les Républicains, le bleu aux Démocrates.
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  • Les Etats Unis, au lieu de faire la guerre – qu’elle soit économique ou militaire – au monde entier
    y compris à leurs soi-disant alliés, devraient en priorité se concentrer sur leurs problèmes intérieurs
    qui sont gigantesques, à l’échelle du pays. L’Amérique prêche a démocratie – y compris donc par la force – mais l’Amérique est elle encore une démocratie ? Quand on apprend que les cartes d’identité ne sont pas demandées pour voter, que les urnes se baladent en dehors des bureaux de vote, et qu’un président battu prétend que les élections sont truquées, on peut en douter.

  • Si les Européens savaient faire autre chose que se regarder le nombril, ils profiteraient de cette crise pour enfoncer (discrètement) un coin dans cette fissure au sein du roc Américain, et en tireraient un grand profit. Mais ne vous inquiétez pas, les Chinois comprendront avant nous, et sauront bien mieux que nous tirer profit des divisions Américaines.

  • « Des cadres de la technologie et des investisseurs en cryptomonnaies créent des groupes secrets pour aider les gens à « sortir » (exit) […] de notre société libérale. »
    « libérale » n’est pas la bonne traduction de « liberal ». Dans l’article interminable de Vanity Fair, est écrit « liberal society » donc « société gauchiste ». Le terme en anglais U.S n’a pas le sens français. Aux USA, il englobe tout ce qui est de gauche, du socialisme au communisme. Aucun libéralisme dans ce terme. Fans le même article, est pointe du doigt le néo libéralisme qui pour le coup a le même sens et sert aussi de bouc émissaire au socialo communisme qui ronge les USA et pourit la vie des Américains ( et la notre évidemment depuis trop longtemps.)

  • La sécession est totalement constitutionnelle, car les USA sont une union, en bonne entente, entre états. Si des états sont pas content ils peuvent se barrer.

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