La guerre en Ukraine a forcé beaucoup d’analystes en Occident à reconsidérer le réalisme du classique De la guerre de Carl von Clausewitz.
Le célèbre théoricien militaire prussien est connu pour avoir énoncé que :
« La guerre n’est rien d’autre que le prolongement de la politique par d’autres moyens ».
Bien que cette observation puisse sembler étrange et même choquante aux oreilles occidentales modernes, c’est le rôle que la guerre a toujours eu.
Clausewitz servit dans l’armée russe pendant la guerre napoléonienne de 1812 et son influence en Russie se fait sentir jusqu’à ce jour. En effet, l’approche de la Russie à l’égard de la guerre en Ukraine a l’empreinte de Clausewitz dans le sens où l’action militaire est considérée en tant qu’instrument politique au même titre que d’autres instruments à la disposition de l’État, tels que les instruments diplomatiques et économiques.
Cela explique pourquoi la Russie a été mal comprise dans les cercles politiques et intellectuels occidentaux alors que la crise actuelle s’aggravait. Depuis la fin de la guerre froide, les élites occidentales en sont venues à assimiler la guerre à la doctrine militaire particulière des États-Unis, pour laquelle, contrairement à Clausewitz, la guerre ne commence que là où la politique s’arrête, ou pire encore : lorsque la guerre d’agression est le moyen privilégié d’atteindre des fins politiques et commerciales, souvent à l’exclusion de toute diplomatie de bonne foi (les négociations à Rambouillet de 1998 viennent à l’esprit).
Les guerres de Washington au Moyen-Orient en sont des exemples typiques. Les conséquences de ces guerres ont bien sûr été désastreuses pour les États victimes, mais elles ont également été négatives pour les États-Unis, par exemple en termes d’un militarisme accru et d’une explosion de la dette. Les objectifs officiels de ces guerres, tels que la « propagation de la démocratie », n’ont jamais vraiment été atteints. Au lieu de cela, le complexe militaro-industriel a profité massivement de ces guerres, ce qui suggère fortement que les véritables objectifs du gouvernement américain ne sont pas les objectifs officiels.
Pour Clausewitz, écrivant à une époque où le capitalisme de connivence existait à peine, il existe un intérêt fondamental à éviter la guerre, parce qu’elle nuit à tous les partis directement impliqués. Ainsi, dans cette optique, elle devrait toujours être le dernier recours utilisé par les États lorsqu’ils tentent d’atteindre des objectifs politiques, non seulement en raison des pertes en vies humaines et de la destruction de biens qu’elle entraîne, mais aussi en raison de l’incertitude de la guerre pour tous les partis concernés. Comme le dit le vieil adage, il est facile de déclencher une guerre, mais difficile d’y mettre fin.
Lorsque la guerre éclate, elle est donc souvent le résultat d’une erreur de jugement de l’un des belligérants sur ses propres capacités et intentions et celles de son adversaire.
Comme l’écrivait l’historien Carroll Quigley dans son magnum opus, Tragedy and Hope :
« C’est la fonction principale de la guerre : démontrer de manière aussi concluante que possible aux esprits erronés qu’ils se trompent en ce qui concerne les rapports de force. »
Le point de Quigley est que si le perdant d’une guerre avait compris l’issue de celle-ci à l’avance, il aurait fait le nécessaire pour l’éviter s’il était rationnel, même si cela signifie faire des concessions douloureuses vers un rival plus fort. Beaucoup d’exemples historiques viennent à l’esprit qui correspondent à cette description, par exemple l’erreur de jugement de l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale et celui du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale.
Aujourd’hui, la sous-estimation par l’Occident des capacités économiques et militaires de la Russie, et l’obstination du gouvernement ukrainien à poursuivre une campagne perdante à grand coût, en sont également des exemples flagrants.
Étant donné que la décision d’entrer en guerre a des conséquences graves et imprévisibles, elle ne doit pas être prise à la légère, mais à contrecœur.
Ainsi, la sagesse du philosophe George Santayana :
« Se réjouir de la guerre est un mérite chez le soldat, une qualité dangereuse chez le capitaine, et un vrai crime chez l’homme d’État. »
Malheureusement, plusieurs dirigeants occidentaux, du président américain Bush en Afghanistan au Premier ministre britannique Blair en Irak, en passant par le président français Sarkozy en Libye, ont confirmé cette phrase par leur négligence en ce qui concerne les conséquences de leurs actions militaires.
Le manque de pertinence de l’ONU
Typiquement pour un penseur du XIXe siècle, Clausewitz accepte la possibilité que la guerre puisse résoudre des crises politiques, ce qui n’est pas le cas du droit international moderne.
Cependant, sa vision de la guerre semble plus respectueuse de la Charte des Nations Unies que la doctrine militaire agressive pratiquée par certains de ses signataires occidentaux. En effet, les décisions passées du Conseil de Sécurité de l’ONU d’autoriser une intervention militaire n’ont souvent même pas répondu à la condition de Clausewitz pour la guerre, à savoir l’épuisement de tous les autres moyens de résolution des problèmes.
Les autorisations du Conseil de sécurité qui, depuis 1945, ont permis à certains États membres de recourir à la force contre d’autres membres, ont souvent eu des intérêts sous-jacents autres que celui déclaré de « restaurer la paix internationale ». Les interventions militaires approuvées de cette manière ont généralement été désastreuses. Elles ont souvent exacerbé les conflits et entraîné d’énormes souffrances pour les populations civiles.
En tant qu’exemple, les décisions en faveur d’interventions militaires américaines suivantes se sont moquées de l’idéal de paix de l’ONU :
Corée du Nord 1950 : la tristement célèbre action policière des États-Unis approuvée en vertu de l’article 42 de la Charte des Nations Unies, profitant de l’absence du représentant de l’URSS au Conseil de sécurité de l’ONU, conduisant à des millions de victimes.
Vietnam du Sud 1966 : Article 51, l’autodéfense du Vietnam du Sud utilisée comme prétexte pour permettre l’escalade américaine dans la guerre au Vietnam, conduisant à des millions de victimes.
Koweït 1990 : Article 42, qui déclencha trois décennies d’attaques américaines contre l’Irak,
Libye 2011 : Chapitre VII, invoqué alors que la Russie et la Chine ont, en rétrospective, commis l’erreur de s’abstenir, et dont la portée n’a pas été respectée par l’OTAN.
L’ONU a un problème de légitimité et d’objectivité depuis sa création, problème qui s’est aggravé depuis la fin de la guerre froide. Elle a en effet été accusée, souvent à juste titre, d’être un instrument de la politique étrangère des États-Unis, comme le montrent les résolutions mentionnées ci-dessus.
Pire encore, la Charte des Nations Unies et la légitimité juridique du Conseil de sécurité ont tout simplement été ignoré par le gouvernement américain en Serbie en 1999 et en Irak en 2003, créant un dangereux précédent. Aujourd’hui, sur les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, trois d’entre eux sont désormais des adversaires des deux autres, ce qui empêche le Conseil de Sécurité d’apporter une contribution significative au rétablissement de la paix.
Ce qui maintenait la paix, du moins en Europe, entre les deux rivaux géostratégiques et idéologiques de la guerre froide était sans doute davantage la dissuasion nucléaire que l’existence de la Charte de l’ONU, même si les États-Unis et l’URSS ont à plusieurs reprises frôlé l’utilisation de la bombe atomique.
Le rôle de l’ONU dans l’application du droit international est donc aujourd’hui presque inexistant. Son absence pour aider à résoudre le conflit actuel entre la Russie et l’OTAN est flagrante. La Charte des Nations Unies n’est donc qu’un cadre juridique qui fonctionne – de facto et non de jure – tant que tous ses membres les plus puissants y adhèrent dans l’esprit et dans la lettre. En réalité, les relations internationales entre États-nations sont encore dans une large mesure des rapports de force, comme à l’époque de Clausewitz.
Le réalisme complété par le libertarisme
Bien que réaliste dans sa perspective, le point de vue de la guerre moderne présenté ci-dessus ne considère pas la cause fondamentale de la guerre. Il semble inévitable que cela demande de se concentrer sur le rôle de l’État moderne, en tant qu’instigateur de toutes les guerres.
Aussi perspicace soit-il, le réalisme de Clausewitz sur la guerre doit donc être complété par une théorie de l’État moderne.
Le libéralisme est parfaitement placé pour cette tâche puisqu’il identifie l’État comme la cause de la plupart des maux artificiels de la société. En tant que philosophie politique basée sur le principe de droit naturel, le libéralisme ne peut pas moralement accepter une guerre menée par l’État, même si celle-ci est entièrement défensive (si une telle chose existe). Par son existence même, l’État viole le principe de non-agression par son monopole de la violence sur un territoire donné.
En pratique, cependant, même un libertarien devrait préférer le cas de la protection altruiste de la propriété privée par un État dans une guerre défensive contre un autre État, à l’alternative d’une tyrannie imposée de l’extérieur. Cependant, le monde réel offre rarement des choix aussi clairs.
Le libre-échange, c’est-à-dire le commerce totalement libre d’intervention d’agences étatiques nationales ou supranationales, est le principal moteur de paix entre les nations. Les nations ouvertes et commerçantes ont un intérêt intrinsèque à avoir des relations pacifiques les unes avec les autres, et sont donc naturellement réticentes à la guerre. Le protectionnisme et la tendance à l’autarcie sont à la fois causes et conséquences de frictions entre États, qui peuvent dégénérer en conflits militaires. Cela n’est pas étonnant puisque l’État moderne, en tant que partie prenante de par son interventionnisme dans la société, est dans une logique de concurrence face aux autres États-nations.
En effet, dans toute société la paix et la prospérité sont inversement corrélées à la taille et à la force de l’État. Dans un monde composé d’États-Nations, cela conduit à une conclusion en opposition complète avec le mondialisme politique. C’est-à-dire qu’il faudrait autant d’États que possible – pourquoi pas jusqu’au niveau municipal – afin de rendre chacun d’entre eux aussi faible et limité que possible.
Les concepts de sécession et d’autodétermination sont donc clés pour les libertariens, car elles mènent a une multiplication du nombre d’États. La guerre devient moins probable car plus les États sont petits et faibles, et plus ils sont semblables en taille. L’histoire montre le danger évident d’États si puissants qu’ils considèrent avoir des intérêts géopolitiques loin de leurs frontières. L’extrême exemple est bien sur les États-Unis, qui considèrent le monde entier comme faisant partie de leur sphère d’influence.
En conclusion, il devrait être clair qu’il n’existe pas de contradiction entre avoir une vision réaliste du monde et une vision fondée sur des principes politiques. Avoir une approche réaliste des relations internationales n’empêche pas de reconnaître également l’importance des principes libertariens en matière de guerre et d’État. En effet, ce n’est que lorsque les peuples commenceront à rejeter massivement les interventions étatiques, tant à l’étranger qu’à l’intérieur de leurs nations, que la possibilité d’une paix entre États sera possible.
On ne peut qu’être d’accord avec l’auteur.
La « fenêtre de paix mondiale » qui s’était crée avec l’ouverture relative de la Russie et de la Chine a été systématiquement sabotée par les interventionistes de tous poils…
Aujourd’hui, Assange est en taule, une guerre imbécile ravage l’Europe, financée par l’inflation monétaire et les verts sauvent la planète en imposant la pauvreté (pardon la sobriété energétique) aux braves gens qui malheureusement ne lisent pas ce site.
Suivons le conseil de Ernst Jünger et allons nous promener en forêt…
Retour du poutiniste de service sur Contrepoints.
Mauvaise lecture de Clausewitz :
« The war has demonstrated how modern tools can disperse military power among millions of people. The democratized nature of this conflict is not without precedent. In ‘On War’, the famed military theorist Carl von Clausewitz told a similar tale from the nineteenth century. According to Clausewitz, when Austria and Prussia prepared to fight against France in the French Revolutionary Wars, they assumed it would simply be a matter of their armies versus France’s.
They did not think they would be fighting against the whole of France’s population. But the French people were enthusiastic participants in the wars, and so Austria and Prussia faced the “utmost peril,” Clausewitz wrote, as the “the full weight of the nation was thrown into the balance.”
The trap that Prussia and Austria fell into—simply measuring the balance of traditional forces—is the same one that contributed to the general belief that Russia would overtake Ukraine in a matter of days. But Russia hasn’t, in no small part because Ukraine has used general purpose technologies, developed by private sector firms, to expand both what it can do in war and who can do it. It has proved that a growing number of actors can acquire useful military technology. It has shown that states can fight in new arenas, with the help of civilian institutions and ordinary individuals. It has given itself more opportunities to succeed on what would otherwise be a lopsided battlefield. And in Ukraine’s fight for its own democracy, it has managed to democratize warfighting itself, setting a new precedent for twenty-first century warfare. »
https://www.foreignaffairs.com/ukraine/how-ukraine-remaking-war?
Lorsque vous citez Foreign Affairs, évidemment, comme les journalistes, porte-voix de M. Biden, vous soutenez l’Ukraine et vous tirez à boulets rouges sur Poutine. Si vous lisez le Washington Post, c’est la même chose, ce qui est logique puisque les USA aident militairement l’Ukraine.
Oui, heureusement, comme toutes les démocraties libérales.
Je me borne à analyser un court passage de l’article relatif à la Guerre de Corée :
« En tant qu’exemple, les décisions en faveur d’interventions militaires américaines suivantes se sont moquées de l’idéal de paix de l’ONU :
Corée du Nord 1950 : la tristement célèbre action policière des États-Unis approuvée en vertu de l’article 42 de la Charte des Nations Unies, profitant de l’absence du représentant de l’URSS au Conseil de sécurité de l’ONU, conduisant à des millions de victimes. »
Si on ne connaît pas l’origine et le déroulement de la Guerre de Corée (1950-1953), on comprend que les États-Unis sont responsables de son déclenchement dans le cadre d’un interventionnisme tous azimuts et en appliquant des procédés diplomatiques tortueux prenant au dépourvu l’URSS afin qu’elle ne puisse s’opposer à cette guerre !
En priant les lecteurs qui connaissent les causes et le déclenchement de la Guerre de Corée, je rappelle les faits suivants en précisant que 72 ans après son commencement (25 juin 1950), on sait beaucoup plus de choses qu’il y a quelques décennies, notamment en raison de l’ouverture de très nombreuses archives russes dans les années 1990. En bref :
– occupée au nord par l’URSS et au sud par les États-Unis, l’infortunée Corée – qui, contrairement au Japon militariste et criminel, n’a jamais agressé aucun de ses voisins – a été divisée de plus en plus fortement à partir de 1945 ;
– chacun des régimes mis en place [dictature communiste de KIM Il-sung au nord, régime autoritaire de Syngman RHEE au sud succédant à 3 ans d’administration militaire étasunienne ayant pris fin le 15 août 1948] prétendant réunifier la Corée sous son autorité et, en gros, se montrait favorable à des élections pour en décider lorsque les circonstances lui donnait des chances de succès :
– dès 1945, des actes hostiles entre le nord et le sud se sont multipliés, notamment sous la forme de soulèvements dans le sud (grève générale en 1946, soulèvement dans l’île de Cheju du 03 avril 1948 àmai 1949, …) provoqués ou soutenus par le régime communiste de KIM Il-sung ;
– invoquant la situation souvent chaotique du sud et l’impopularité de son régime politique autocratique et corrompu, confiant dans la supériorité militaire du nord, KIM Il-sung a plusieurs fois demandé à Staline l’autorisation d’envahir le sud, ce qui nécessitait un soutien constant de l’URSS ;
– au moment du déclenchement de la Guerre de Corée, le 25 juin 1950, voici les forces en présence :
. Corée du nord : 7 divisions [entre 70’000 et 105’000 hommes], 150 chars de combat T-34, 1’700 pièces d’artillerie, 200 avions de combat et d’importantes réserves ;
. Corée du sud : à peine 38’000 hommes répartis en 4 faibles divisions dépourvues de matériel lourd ; les forces étasuniennes étaient faibles mais il y avait environ 80’000 militaires étasuniens au Japon au titre de l’occupation de ce pays (qui dura jusqu’en 1951) mais assez peu équipés d’armes lourdes.
En résumé, même si le gouvernement de la Corée du sud n’hésitait pas à provoquer ou soutenir des actions hostiles à l’égard du nord, il ne préparait pas de guerre d’invasion ou de réunification, tout simplement parce qu’il n’en avait absolument pas les moyens. La Guerre de Corée fut préparée et déclenchée par le régime communiste du nord après qu’il ait obtenu l’autorisation de Staline et de Mao Tsé-tung.
Quant au vote du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant l’agression communiste, les États-Unis, profitèrent tout simplement de l’absence du représentant soviétique Iakov Malik (qui pratiquait la politique dite du « siège vide », pour dénoncer le refus des États-Unis d’admettre la Chine communiste au Conseil en lieu et place de Taïwan) : ce fut une bévue des Russes, pas encore pleinement familiarisés avec le fonctionnement des organes de l’ONU, erreur qu’ils ne répétèrent pas, comme on le constate en recensant les nombreux vétos soviétiques au sein du Conseil de Sécurité.
Assimiler les origines et le déclenchement de la Guerre de Corée à ceux de l’invasion de l’Irak en 2003 [laquelle fut délibérément voulue par les États-Unis sur la base d’une argumentation pour le moins tendancieuse] est inepte et mensonger. À vouloir trop prouver en assimilant des conflit de nature très différente, l’article perd en crédibilité. Oui, comme pour toute grande puissance dans l’Histoire, il existe une tradition impérialiste étasunienne (manipulation des régimes d’Amérique centrale, interventions directes ou indirectes au Proche et au Moyen-Orient, politique d’affaiblissement et de démantèlement de la Russie depuis 1991, …). Mais il ne faut pas affirmer n’importe quoi, passant ainsi de l’argumentation à la propagande grossière. En outre, s’agissant d’un article destiné à être lu par des non-spécialistes, on doit veiller particulièrement à présenter clairement et honnêtement les données essentielles, faute de quoi on donne dans la malhonnêteté intellectuelle.
Tout à fait. Un site « libéral » qui prend la défense des communistes des années 1950, on aura tout vu. Les libertariens sont complètement à côté de leurs pompes.
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