Guerre en Ukraine : comment éviter l’escalade et l’enlisement

Force est de constater que ni la Russie ni l’Ukraine ne semblent très intéressés par un retour à la table des négociations.

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Guerre en Ukraine : comment éviter l’escalade et l’enlisement

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 2 juin 2022
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Par Arnaud Klein.

Après 3 mois de guerre en Ukraine et d’omniprésence médiatique, les récents appels à une médiation et des négociations de paix font écho à celles entreprises dès les premières semaines du conflit. Pourtant, force est de constater que ni la Russie ni l’Ukraine ne semblent très intéressés par un retour à la table des négociations.

Pour comprendre cela, il faut bien différencier ces deux phases :

Lors de la première, les tentatives initiales étaient soit de bonne foi comme Emmanuel Macron et d’autres chefs d’Etat (dans les limites d’altruisme d’un homme politique) juste avant et juste après le début de « l’opération spéciale » dans leurs nombreux appels à Vladimir Poutine, ou simplement de posture comme dans le cas de la délégation russe à Minsk. Face à eux, la délégation ukrainienne n’était alors pas prête non plus à faire des concessions considérables mais avait un intérêt à cette date de tenter d’obtenir un cessez-le-feu.

Nous sommes maintenant dans la seconde phase et c’est un peu plus compliqué. D’un côté, la Russie tient une part importante du territoire ukrainien. Elle tient d’ailleurs davantage de territoires que ce qu’elle prétend officiellement vouloir (la reconnaissance de la Crimée comme territoire russe et de l’indépendance des « républiques » de Donetsk et Louhansk). Il lui manque une bonne part de l’oblast de Donetsk mais elle a conquis la quasi-totalité de celui de Louhansk et Kherson ainsi que la majorité de celui de Zaporijjia, lui fournissant ainsi son lien terrestre avec la Crimée. En revanche, l’armée russe perd du terrain autour de Kharkiv après avoir échoué à Kiev et ses avancées dans le Donbass se font au prix de lourdes pertes.

 

L’humanitaire et la stratégie

L’Ukraine est donc encouragée par ses succès malgré l’avantage stratégique considérable de la Russie et elle compte sur le soutien des Occidentaux pour l’aider à combattre, jusqu’à renverser la vapeur. La Russie, quant à elle, est déterminée à pousser jusqu’à satisfaire ses objectifs : la possibilité du maintien de ses relations avec l’Europe est désormais enterrée et elle doit absolument obtenir des résultats pour maintenir le régime au Kremlin et la stature mondiale de ce dernier. L’idée même d’une paix durable semble distante et diffuse.

Les efforts et propositions de paix des pays occidentaux résultent donc bien plus de leurs objectifs et enjeux propres : si cela ne signifie pas forcément qu’ils ignorent les souffrances des Ukrainiens, ce n’est pas ce qui motive leur action. En proposant de céder du territoire à la Russie, bien peu de cas est fait de ce que souhaitent vraiment les Ukrainiens : leur souveraineté, qui se verrait sacrifiée pour un semblant de stabilité politique et économique en Europe. Après les déclarations d’Henry Kissinger, la proposition en quatre points de l’Italie et des réactions agressives à ces derniers comparant ces tentatives à celles de Chamberlain et Daladier en 19381, il est bon de s’interroger sur les intérêts réels de chacun, sans se laisser berner ni par l’élan médiatique en soutien à l’Ukraine, ni par un jugement trop hâtif de « collabos »2 nous menant à notre perte.

Il y a globalement deux approches, fort différentes mais pas forcément contradictoires : humanitaire, intrinsèquement liée aux vies humaines mais aussi à la situation économique et l’approche stratégique, qu’elle soit militaire ou politique. C’est tout naturellement dans la première que s’inscrivent des démarches telles que celle du Pape François. Qu’elle soit juste ou non, la guerre est inévitablement source d’horreur et de désolation. Les pertes de chaque camp se chiffrent depuis bien longtemps en milliers ou dizaines de milliers de morts, auxquels s’ajoutent probablement au moins trois fois plus de blessés.

Depuis le retrait des troupes russes autour de Kyiv, les crimes commis à Boucha sont devenus le symbole d’une fracture qui semble irréparable entre la Russie et l’Ukraine. Huit millions d’Ukrainiens ont dû quitter leur foyer pour trouver un refuge temporaire vers l’ouest du pays ou à l’étranger et même un arrêt des combats ne permettrait pas un retour à une vie normale :  les dégâts sur l’infrastructure ukrainienne sont estimés à plus de 100 milliards de dollars, l’Ukraine perd 7 milliards de dollars par mois et s’attend à une contraction de 50 % de son PIB.

Côté russe les pertes civiles sont forcément quasi nulles (sauf si l’on considère les habitants des « républiques » séparatistes de Donetsk et Lougansk comme étant du côté russe, qui ne sont pas complètement épargnés) et l’impact économique moins dramatique mais tout de même important : le rouble tient bon malgré les sanctions grâce aux ventes d’hydrocarbures et à l’action de la banque fédérale russe, mais les réserves de celle-ci baissent de plus de un milliard de dollar par jour et l’isolement du pays bloque l’accès à de nombreux produits. Si les sanctions n’ont manifestement pas à ce stade causé l’écroulement de l’économie et du régime russe, les perspectives du citoyen russe se sont dramatiquement réduites.

 

La réalité géopolitique et la paix en Ukraine

Si l’on pouvait se contenter de ce prisme, si la souffrance des peuples était seulement un argument suffisant, la meilleure solution ne ferait aucun doute : un cessez-le-feu le plus vite possible pour mettre fin à la violence. Hélas, la réalité géopolitique révèle l’obstacle à cette idée : un gel des « frontières » actuelles permettrait de fait à la Russie d’acter sa conquête d’environ 100 000 km² de territoire ukrainien (sans même compter la Crimée et les territoires séparatistes pré-invasion), soit plus de trois fois la taille de la Belgique.

Après une telle agression et la découverte des crimes commis par l’armée russe, difficile de lui accorder une telle « récompense » pour son action, quels que soient les avantages. Alors, quelles sont réellement les options ? C’est le sens de la proposition italienne : en accordant de façon officielle certains territoires à la Russie, il s’agit de limiter leur étendue, celle-ci risquant d’augmenter et la situation de se complexifier si les préparatifs d’indépendance ou d’annexion de la «République Populaire de Kherson » s’accélèrent.

En l’état, l’Ukraine ne veut pas en entendre parler. Avec l’aide de l’Occident et de l’OTAN, elle compte bien reconquérir ces terres dévastées. Mais est-ce même possible ? L’armée ukrainienne peut-elle survivre face à l’armée russe jusque-là ? Parviendra-t-elle à user et briser l’armée russe une fois celle-ci passée sur la défensive ? Malgré les lourdes pertes de l’armée russe, rien n’est certain.
Moins avouable aussi, une hypothétique victoire ukrainienne fait craindre une escalade catastrophique car il ne fait plus aucun doute que la Russie n’accepterait pas de perdre la Crimée.
Devant l’incertitude face à ces questions, la crainte de l’escalade ou d’un enlisement ne menant qu’à davantage de morts et de malheurs poussent à chercher une autre issue.

Pour éviter la catastrophe certains experts sont partisans d’offrir à Vladimir Poutine un compromis comme porte de sortie, une sorte de « pont doré », dont les conditions arrangeantes mettraient fin au conflit tout en permettant au président russe de sauver la face.

Cette proposition, invariablement vague sur ce qui serait réellement offert à Mr Poutine, n’est qu’un château de cartes pour plusieurs raisons.

Premièrement, cette expression de « pont doré » est invariablement attribuée à Sun Tzu, qui n’a jamais dit une telle chose. En bon stratège et non poète, il se concentrait plus sur le sens que les bons mots. Il est vrai néanmoins qu’il a, tout comme Scipion l’Africain, traité de l’importance de laisser une échappatoire à un ennemi encerclé, pour obtenir la victoire sans s’enfermer dans un combat à mort jusqu’au dernier.

Et il est important d’appliquer ce précepte à bon escient : la Russie est-elle encerclée ? Militairement, certainement pas. Économiquement, politiquement, bien plus mais pas complètement. Si ses débouchés européens sont effectivement fortement compromis, son pétrole et son gaz y circulent toujours et il lui reste quelques alliés et bon nombre de non-affiliés à travers le monde, lui permettant de maintenir un poids géopolitique majeur. Ne nous y trompons pas, la Russie n’est pas aussi acculée que dans le sens de cette expression. Céder du territoire, ce que certains semblent percevoir comme une charité, serait pour l’Ukraine ni plus ni moins qu’un tribut : le symbole d’une victoire russe.

Deuxièmement, même en supposant que l’on détermine des conditions acceptables, il est crucial de comprendre que l’obstacle majeur serait alors de trouver comment garantir la pérennité d’un éventuel accord. D’une part, les relations entre la Russie et l’Ukraine ne permettront vraisemblablement pas de se contenter d’un accord bilatéral ; de l’autre, le format Normandie des accords de Minsk avec l’Allemagne et la France a été un échec retentissant.

 

Des intérets divergents entre les pays européens

Tous les acteurs du conflit seront naturellement méfiants vis-à-vis d’un accord ne statuant pas de façon claire, définitive et assurée sur l’avenir de l’Ukraine et par extension de la région. Il faudra également ne pas confondre arrêt temporaire des combats et paix durable. Un compromis ne satisfaisant pleinement aucune des parties, sans moyen de garantir son application, aurait de fortes chances de mener à un nouveau conflit.

Difficulté supplémentaire : si les réactions à l’invasion en Europe ont été unanimes, les déclarations des dirigeants de l’UE démontrent des positions bien moins cohérentes : Emmanuel Macron et Olaf Scholz veulent privilégier une solution diplomatique de conciliation et ont suivi le mouvement mais n’ont pas été les premiers à livrer des armes à l’Ukraine. Ursula Von Der Leyen et Kaja Kallas tiennent à infliger un revers considérable à la Russie et Viktor Orban a une position qui se veut neutre, visant à rester en bons termes avec le Kremlin.

Si le président Macron veut saisir cette opportunité pour unifier la politique extérieure européenne, il lui faudra trouver une solution qui satisfait à toutes les exigences. Une différence de point de vue bien comprise par la Première ministre estonienne, au sujet de pays ayant « de bien meilleurs voisins que nous […] ne ressentent pas (cette menace) de la même façon que nous ». Car les pays baltes et la Pologne ne souhaitent pas simplement la fin de la guerre : ils veulent que la Russie perde, de façon tellement radicale que cela lui ôterait définitivement toute velléité d’attaquer l’un de ses voisins. Pour ces pays dont le souvenir de la domination soviétique n’est pas si lointain, une victoire russe fait craindre qu’elle serve de tremplin aux ambitions du Kremlin, qui s’exerceraient alors de nouveau sur leur territoire.

Boris Johnson et Joe Biden ont clairement pris le parti de ces derniers, qui est également la position de l’OTAN, semblant se traduire par une volonté de combattre « jusqu’au dernier Ukrainien ».
Quant à Kyiv, il n’est pas certain que, même s’il le voulait ou estimait qu’il n’y a plus d’autre option, Volodymyr Zelensky pourrait seulement accepter au nom de son pays de céder des parties de l’Ukraine sans risquer de perdre le contrôle de son propre gouvernement.

Enfin, alors que nous atteignons les trois mois sans aucun signe d’accalmie, le maintien de l’attention médiatique sera primordial. La bataille fait rage dans le Donbass et si la majorité des combats sont concentrés sur une moindre étendue, ils n’en sont pas moins extrêmement violents. L’Ukraine, attaquée, pillée, détruite et sous blocus n’a pas les moyens de continuer à combattre sans l’aide constante de l’Ouest. Et avec elle, ses espoirs de conserver son intégrité territoriale.

  1. Pacte de Munich en 1938 négocié pour apaiser l’Allemagne nazie.
  2. Un qualificatif tristement utilisé sur les réseaux sociaux par les plus vindicatifs… de chaque camp !
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  • « Si le président Macron veut saisir cette opportunité… »
    Voilà, il va pouvoir recaser Darmanin comme négociateur extraordinaire.

    • Vous tenez tant que ça à un échec?
      Le mieux que l’on peut espérer de Macron serait qu’il ne fasse RIEN (et dans tous les domaines, et vraiement RIEN!).

      Tout ce qu’il a fait (et ce qu’il va faire) ne nous apportera que lots de catastrophes.

      • Oui, un échec de Macron pour unifier la politique extérieure européenne me paraît parfaitement souhaitable. De plus, ça le rabaisserait peut-être assez pour qu’il laisse la place à des initiatives alternatives pour une désescalade et un armistice en Ukraine.

        • Je précise. La constitution d’une Union européenne a été refusée par référendum en 2005. Les manoeuvres pour court-circuiter la volonté exprimée par ce référendum en établissant quand même des institutions et des politiques étrangères communes, autocratiques, sont illégitimes et inacceptables.

  • Pourquoi les Russes négocieraient avec les Ukrainiens, même avec la garantie européenne, Ukrainiens, Français et Allemands n’ont pas respecté les accords de Minsk qu’ils avaient signés et qui avaient été endossés par l’ONU sous forme d’une résolution.
    Est-ce que vous négocieriez avec quelqu’un qui a démontré ne pas avoir de parole?

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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