À l’origine du patriotisme ukrainien, les famines staliniennes

La gestion de l’Ukraine par l’URSS a débouché sur les famines staliniennes. Un tel souvenir explique le patriotisme ukrainien actuel.

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À l’origine du patriotisme ukrainien, les famines staliniennes

Publié le 23 mars 2022
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Si le sentiment national ukrainien a des racines historiques multiples et anciennes, il se nourrit également des ravages provoqués par les mesures de politique économique appliquées à ce pays de façon inhumaine pendant plus de 70 ans par les instances soviétiques.

Avant de parvenir au poste de premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), Nikita Khrouchtchev (1894-1971) a été un acteur et un observateur de premier plan des sévices imposés par l’URSS aux Ukrainiens.

À la fin de sa vie il a consigné ses souvenirs dans un recueil qui permet à ses lecteurs de mesurer l’ampleur des chocs subis par cette république du sud-est de l’Europe.

 

Les premiers pas d’un apparatchik en Ukraine

Né en Russie dans le gouvernement de Koursk, son itinéraire personnel est étroitement lié à la tragique histoire de ce pays au XXe siècle.

Ce qu’il en dit dans son livre est à la fois épouvantable et édifiant. C’est au Donbass qu’il commence sa vie professionnelle avant la Première Guerre mondiale en qualité d’ajusteur dans une usine de la ville de Donetsk. Il y retourne en 1922 en tant que permanent du Parti dont il est devenu un activiste endurci. C’est l’époque où pour rebâtir une économie ruinée par la guerre civile, Lénine doit se résoudre à promouvoir une nouvelle politique économique, la NEP, qui encourage la renaissance du secteur privé.

Selon Khrouchtchev « aussitôt après le lancement de la NEP, le désordre et la famine commencèrent à s’atténuer. Les villes peu à peu revinrent à la vie » (op. cit. p. 40). Un peu plus loin il ajoute : « À l’automne 1925 on trouvait en abondance des légumes, des pastèques, de la volaille, et la viande coutait à peine 15 kopecks la livre. On était revenu aux tarifs d’avant-guerre » (idem p. 41).

Au milieu des années 1920, riche de ses terres à céréales, réputée pour l’abondance de ses fruits et légumes, la république d’Ukraine connaissait aussi un réel essor industriel.

Mais loin de s’en réjouir, en bon stalinien, Khrouchtchev déplore ce qu’il qualifie de « recul sur le front idéologique » : « Il nous était encore difficile, voire douloureux, de nous habituer à la nouvelle politique économique » (idem p 41).

Fort heureusement de son point de vue, Staline impose en 1928 la collectivisation des terres, soit une application massive de la terreur à la campagne.

 

L’Ukraine dans les griffes de Staline

Nommé à Moscou en 1929 Khrouchtchev est longtemps convaincu que l’opération se passe sans anicroche et met du temps avant de « soupçonner ses véritables effets sur la population rurale ».

Voici ce qu’il en dit :

« Par la suite le bruit courut que la famine s’était installée en Ukraine. Je ne pouvais y croire. J’avais quitté l’Ukraine en 1929, il n’y avait que trois ans, alors qu’elle s’était hissée au niveau d’avant-guerre. La nourriture y était abondante et bon marché. Et on venait nous dire maintenant que les gens y mouraient de faim. C’était incroyable » (op. cit. p. 83).

Et effectivement il n’y croit pas, cela n’est pas conforme à ce que dit le Parti. Ce n’est que des années plus tard, écrit-il, qu’il découvrit « à quel point la situation s’était détériorée en Ukraine au début des années trente ». Il faut pour cela qu’il apprenne de la bouche d’Anastase Mikoïan, un des artisans zélés de la dékoulakisation (ou extermination des koulaks en tant que classe) l’histoire suivante :

« Un train est récemment arrivé en gare de Kiev chargé des cadavres de gens qui étaient morts de faim. Il a ramassé des corps tout au long du parcours de Poltava à Kiev. Je pense qu’il serait bon que quelqu’un informât Staline de cette situation » (idem p. 84).

La réalité que Khrouchtchev ne restitue que très partiellement est que la collectivisation forcée des terres a provoqué en Ukraine une famine aux effroyables proportions, l’holodomor ou « extermination par la faim » dans la mémoire collective ukrainienne. Pour contrer la résistance paysanne que suscite la collectivisation, les autorités soviétiques ont en effet envoyé dans les campagnes des « brigades de choc » composées de sous-prolétaires issus de la pègre et de membres fanatisés du Parti communiste. Encadrées par la police politique, elles ont usé de violence et de terreur pour atteindre les objectifs totalement irréalistes de collecte de vivres fixés par le régime. Cela a pour effet de multiplier les foyers de révolte en Ukraine et d’y favoriser des revendications d’indépendance.

 

Un mouroir à ciel ouvert  avec les famines en Ukraine

Après une courte pause l’offensive reprend. Elle atteint son point culminant le 7 août 1932 lorsqu’est promulguée l’implacable Loi des épis qui énonce que garder sur soi quelques grains de blé ou de seigle est passible de peine de mort. Le 22 janvier suivant, une circulaire prive les paysans de leur passeport. Le régime met en place des barrages militaires pour bloquer les routes et le piège se referme. Durant l’hiver glacial de 1932-1933, la famine éclate. Retenus de force dans leur province pillée, des cohortes d’affamés errent en quête de nourriture. L’Ukraine devient un mouroir à ciel ouvert.

Selon Nicolas Werth, un des meilleurs spécialistes de cette période :

« L’Holodomor se distingue par la volonté d’éradiquer le nationalisme et de punir des paysans. Elle est aggravée volontairement. Il y a une spécificité » qui le conduit à parler de génocide » (Stéphane Courtois et Nicolas Werth, Le livre noir du communisme, éd. Robert Laffont, 1997)

En revanche, la conclusion que monsieur K tire de ce qu’on lui rapporte est digne d’un apparatchik qui se respecte.

Après avoir évoqué l’histoire du train chargé de cadavres il écrit :

« Ce récit nous montre qu’un état de chose anormal s’était créé dans le Parti », puisqu’ « un membre du Politburo d’Ukraine avait peur d’aller trouver Staline lui-même »…

Mais pour les victimes de cette politique économique criminelle qu’il contribue à mettre en œuvre sans sourciller, il n’a pas la moindre trace de compassion.

 

Russifier l’Ukraine

Cette attitude inflexible lui vaut d’être nommé premier secrétaire du Parti communiste ukrainien en 1938. Il est envoyé à nouveau à Kiev par Staline, « le tigre aux yeux jaunes », pour extirper « le nationalisme bourgeois ».

En mai 1938 il déclare publiquement :

« Je m’engage à n’épargner aucun effort pour appréhender et anéantir tous les agents du fascisme, les trotskistes, les boukhariniens et tous ces abjects nationalistes bourgeois vivant en terre ukrainienne ».

Sa tâche consiste à russifier l’Ukraine en éliminant des postes d’autorité tous les individus qui pourraient être soupçonnés de patriotisme de clocher et en décourageant l’usage de l’ukrainien. La raison officielle de cette politique mise en œuvre avec une extrême brutalité était d’éliminer ceux qui voulaient faire de l’Ukraine « une colonie des fascistes germano-polonais », ainsi que monsieur K le proclama lui-même pendant l’été 1938.

 

La famine en Ukraine de 1946/47 

Si elle est passée à peu près inaperçue en Occident, elle n’en a pas moins eu des conséquences presqu’aussi dramatiques que celle de 1933. L’extrême sécheresse qui a sévi en Ukraine à cette époque n’est pas ici seule en cause. L’autre facteur qui a contribué au désastre est directement lié au retour de Khrouchtchev dans ce malheureux pays où il est chargé d’imposer de nouveau la collectivisation démantelée sous l’occupation allemande. Dans cette mission le Parti se heurte à une forte résistance paysanne, les mêmes causes produisant les mêmes effets. On se retrouve dans la situation des années Trente avec les campagnes que l’on affame pour nourrir les villes.

Dans son livre Nikita Khrouchtchev rapporte sans sourciller ce que lui a signalé le secrétaire du Comité régional d’Odessa à l’issue d’une visite dans un kolkhoze :

« Je découvris une scène d’horreur, me dit-il. La femme avait sur la table, devant elle, le cadavre de son enfant et elle le découpait » (op. cit. p. 227).

Patron de l’Ukraine dont il doit assurer le relèvement mais en même temps exécuteur des ordres de Staline, Khrouchtchev est déchiré entre des exigences contradictoires.

Courageusement il rapporte ces faits au dictateur. Mais « comme on savait que les rapports décourageants lui déplaisaient et qu’en les lui soumettant on se compromettait soi-même » (idem), il se fait vite une raison et cesse d’importuner le chef pour ne pas être accusé de devenir complaisant envers les nationalistes ukrainiens.

En 1954, devenu lui-même numéro un du régime, il accorde à l’Ukraine une maigre compensation en lui donnant la Crimée par un simple décret. Selon la Pravda, quinze minutes de débat ont suffi pour que la décision soit entérinée par le comité central du PC.

Ses raisons restent obscures, mais elle a toutes les apparences d’une simple manœuvre d’appareil. Ses artisans auraient été bien en peine de prévoir les conséquences à long terme de ce cadeau surprise. Comment auraient-ils pu imaginer qu’il s’agissait en fait d’une bombe à retardement qui est en train d’exploser sous nos yeux ?

 

Des « souvenirs » aussi glaçants qu’éclairants

Les souvenirs de Khrouchtchev illustrent les terribles conséquences humaines de la planification autoritaire, et les ravages plus grands encore que provoque l’aveuglement idéologique.

Ils montrent aussi que l’Ukraine n’a cessé d’être martyrisée par son puissant voisin.

Trente ans après la disparition de l’URSS, les Russes sont de retour et la tragédie continue.

Mais cette fois la lourde patte de l’ours s’abat sur un pays qui a les moyens et la volonté de se défendre. Le plus puissant ressort de la résistance de ses citoyens est une forme de patriotisme que paradoxalement leurs terribles voisins n’ont cessé de renforcer par des politiques économiques meurtrières.

Comment dès lors s’étonner de la résistance de tout un peuple aux menées agressives de cousins brutaux qui n’ont jamais hésité à les sacrifier à leurs intérêts du moment ?

 

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  • Comme dit le proverbe: « chat échaudé craint l’eau froide »

  • Un titre douteux « À l’origine du patriotisme ukrainien, les famines staliniennes », on aurait du renverser en  » À l’origine des famines staliniennes, le patriotisme ukrainien ». Car tout ceci a été fait exprès, en même temps qu’on imposait le russe, on éliminait physiquement la paysannerie par nature plus attachée à sa terre et à sa langue que les urbains. Aujourd’hui, ‘est la dénazification …

    -2
    • Un conseil : refusez les paiements en roubles. Pas intéressant en ce moment.

    • @pirouette
      Bonjour,
      « Un titre douteux « À l’origine du patriotisme ukrainien, les famines staliniennes », on aurait du renverser en » À l’origine des famines staliniennes, le patriotisme ukrainien ». »
      Les Ukrainiens ne sont pas responsables des famines meurtrières qu’ils ont subies. La collectivisation communiste les privait du minimum vital de la nourriture qu’il s’échinaient à produire, et comme tout être qui a faim, les Ukrainiens ont lutté contre ceux qui les affamaient pour garder de quoi manger. Saline les a punis pour avoir protesté. Les famines stalinienne sont le fait de Staline et de lui seul.

      « Aujourd’hui, c‘est la dénazification … »
      L’excuse de Poutine pour justifier son invasion est la même que Staline qui avait en ligne de mire les facho et les bourgeois ukrainiens… après une famine, hein ?
      Envahir un pays pour combien de « nazi » en Ukraine ? Pourquoi n’a-t-il pas envahi la Pologne ou a Hongrie cataloguées « Extrême droite » ?

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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