La cancel culture à l’assaut de l’État de droit

Bruno Le Maire démontre que l’État de droit n’existe plus : l’extension de la Cancel culture partout, voilà qui n’augure rien de bon.

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La cancel culture à l’assaut de l’État de droit

Publié le 7 mars 2022
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Comme le faisait remarquer un super-héros en pyjama moulant, un grand pouvoir suppose de grandes responsabilités, ce qui aurait largement convaincu n’importe qui de ne surtout pas nommer Bruno Le Maire ministre de l’Économie et des finances en France, qui a malheureusement prouvé à plusieurs reprises qu’il a bien un pouvoir, celui de tenir des propos totalement irresponsables.

C’est ainsi qu’avec l’actuel conflit russo-ukrainien, il nous a gratifié d’une de ses petites bêtises qui font rapidement les choux gras de la presse nationale et qui, cette fois-ci, a même escaladé jusqu’à la presse internationale. De la boulette de compétition en quelque sorte puisque notre homme a décidé de lancer une « guerre économique et financière totale », ce qui a au moins le mérite de ne prendre aucun raccourci, même diplomatique.

Rapidement ramené à la raison (probablement par son patron), notre impétueux ministre trop heureux de n’avoir pas à mener de vraie guerre, s’est tout de même rengorgé lorsqu’il s’est agi d’aller saisir les biens des oligarques : le ministre du fisc français s’est joyeusement rappelé que confisquer est dans sa nature même et s’est rapidement attelé à se doter « des moyens juridiques de saisir l’intégralité de ces biens. »

À partir de là, on ne compte plus le nombre de frétillants imbéciles qui, à la suite de notre légendaire Bruno, se réjouissent eux aussi que des outils juridiques seront créés ou mis en place puis appliqués pour aller choper du yacht et de la villa de multimillionnaires russes : il faut que Poutine paye pour son acte ignoble, et tous les moyens sont donc bons, pardi !

Le problème étant que, dans un État de droit, normalement, ce genre d’agissement est proscrit, pour d’excellentes raisons.

D’une part, absolument rien n’indique que les propriétaires de ces biens n’étaient pas légitimes à les conserver. Même si on peut imaginer qu’ils sont potentiellement d’accord avec Poutine, ce n’est ni prouvé ni certain et ne constitue en tout cas qu’une opinion qu’en France, jadis, on était libre de formuler, aussi stupide ou criminelle soit-elle. C’était la France de la liberté d’expression et du respect des lois, mais elle a disparu sous les applaudissements des foules hypnotisées par les médias et des politiciens revanchards.

D’autre part, même en imaginant que certaines opinions soient officiellement criminalisées, ce qui ne serait que l’aveu d’une tendance déjà largement engagée, on devra regretter l’absence de la moindre tenue de procès dans l’opération. Certes, l’État de droit en France semble se réduire à la portion congrue et se réserver seulement pour les célébrités françaises du Camp du Bien, mais au moins pouvait-on espérer une certaine séparation entre l’exécutif et le judiciaire, ne serait-ce que pour la forme…

Formulaire 27b-6La façon dont on veut procéder ici montre qu’on ne s’embarrassera même plus de decorum légal : l’administration, son ministre et son petit tampon rouge sur le cerfa n°27b-6 suffiront pour que l’oligarque désigné méchant-vilain se retrouve en slip.

Or, bien après ces moyens juridiques une fois mis en place, une fois que le conflit sera terminé, voire une fois que les relations internationales se renormaliseront progressivement, pensez-vous que Bruno et sa clique ou son successeur et ses sbires rangeront alors ces moyens dans un joli petit placard ? Non, bien sûr.

Tout ce que vous voyez se mettre en place depuis des années n’est pas supprimé. D’un état d’urgence permanent aux lois d’exceptions qui s’éternisent, du temporaire qui s’installe pour ne plus jamais s’en aller, tout indique que tout restera. Et ce qui a été instauré « contre les Russes » sera religieusement conservé durant les prochains mois et les prochaines années et servira un jour « contre les Français pas comme il faut ».

Mais le pire est que cette tendance à la punition irréfléchie et tous azimuts, à l’ouverture de toutes les boîtes de Pandore, n’est plus limitée à ce genre d’olibrius au pouvoir : ce sont maintenant les sociétés privées qui adoptent à leur tour les mêmes démarches.

Et alors que Bruno Le Maire se lance dans une opération de communication grotesque et dangereuse, des centaines de compagnies privées se lancent, elles, dans une autre opération de « confinement » culturel et économique complet sur la Russie. Pour employer un anglicisme, il s’agit ni plus ni moins de la plus grande de cancel culture (et de cancel economy) de l’Histoire par le truchement de ces sanctions d’acteurs privés et d’organisations non-gouvernementales.

Afin d’afficher leur vertu, leur bonne conformité à la doxa générale et éviter de s’attirer les foudres des gouvernements de plus en plus hystériques, on assiste au désengagement plus ou moins brutal d’un nombre croissant d’entreprises hors de Russie : technologie, énergie, commerce, transport, la liste de ces sociétés qui décident qu’il vaut mieux, tout compte fait, arrêter tout commerce avec les Russes ne cesse de s’allonger.

Si ce genre d’opérations contente l’habituelle brochette d’individus trop prompts à embrasser les grands mouvements de foule pourvu qu’ils puissent eux-mêmes afficher leur bonne conformité politique et morale, il n’en reste pas moins que ces actions sont extrêmement dangereuses : dans l’immédiat parce qu’elles coupent toute possibilité de commercer, de travailler ou de gagner leur vie d’individus parfaitement innocents des agissements de leur gouvernement, ce qui n’est pas sans rappeler les ségrégations arbitraires de citoyens il y a encore quelques semaines pour déterminer les conformes de ceux qui entendent (scandaleusement) disposer de leurs corps comme bon leur semble.

À moyen terme, ces signalements vertuels bruyants signifient surtout un effondrement du commerce entre les pays avec des chaînes de conséquences graves : des services annulés, ce sont des services qui ne sont pas rendus, des richesses qui ne sont pas créées, des ressources qui ne sont plus extraites et exploitées, ce sont des millions d’individus, partout sur la planète, qui en pâtissent (pas seulement des Russes, ce serait bien trop simple).

Or, lorsque le commerce n’a plus lieu, lorsque les biens et les services ne passent plus les frontières, ce sont les soldats qui le font.

Et à plus long terme, ces actions créent de dangereux précédents dont on commence à percevoir toutes les hideuses possibilités : qui pourra être la prochaine cible ? Moyennant le relai médiatique approprié, plus rien n’est hors de limite. Ainsi, si médias et gouvernements le jugent nécessaire, on peut décider que telle circonscription qui aurait un peu trop voté pour un parti honni sera punie. Si un peuple vote souverainement pour un parti jugé non-conforme par tout ou partie de l’Occident ou de l’Europe, assisterons-nous à un embargo généralisé de ce pays ?

Et si vous pensez que l’État de droit permettra de mettre des limites à ces pratiques, rappelez-vous de la démonstration lumineuse de notre frétillant Bruno : l’État de droit n’existe plus.

Inévitablement, un jour ou l’autre, vous allez adorer vous faire canceller.


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  • De l’oligarque au restaurateur, il ne fait pas bon être Jusse en ce moment.

  • Avatar
    jacques lemiere
    7 mars 2022 at 13 h 11 min

    « confisquer « un yacht c’est aussi payer son entretien et sa place dans une marina, non.?. donc faire payer le contribuable..

  • Je pensais justement à Bruno avant de tomber sur votre excellent billet.
    Ce matin, le grand chevalier blanc de Bercy nous a annoncé que son bouclier tarifaire va coûter beaucoup plus que prévu, qu’on devrait commencer à consommer moins d’énergie, et a ponctué ça de cette phrase : « Il y a des incertitudes liées aux contre-sanctions qui seront décidées et que nous ne connaissons pas ».
    Quelle belle manière d’avouer qu’il n’a absolument aucune idée des conséquences de toutes leurs décisions économiques contre la Russie, maintenant on sait pourquoi il…. vend pas mal de livres (mais toujours pas ce qu’il fait à son poste actuel).
    Et pendant que Bruno nous faisait du Bruno, le ministre des affaires étrangères chinois déclarait de son côté concernant la relation avec la Russie : « L’amitié entre les deux peuples est solide comme un roc et les perspectives de coopération future sont immenses. »
    On sent bien l’impact des sanctions financières sur leur moral… ou pas.

  • J’attends avec impatience que toute personne russe installé en France soient sanctionnées et leur potentiel commerce fermé ! 🙂 (Attention, message à caractère ironique)

  • pour paraphraser Desproges :
    « Le fasciste est con, il croit que c’est nous le fasciste alors que c’est lui. »

    Bref, tout le monde est le fasciste de tout le monde aujourd’hui et comme on a réussi à faire admettre à tous les débiles de la comprenette que « pour un fasciste on ne respecte la loi, on le tabasse » ou un truc dans ce genre, on a admis une bonne fois pour toute que plus encore que les principes de l’État de droit, les droits de l’homme ne valent que pour les « gens qui sont vraiment humains, n’est-ce pas », c’est à dire les vaccinés, non russes, votant bien, criant leur soutient à « l’Ukraine » dont ils ne connaissent rien… Ils ont du mal par contre à réaliser qu’il faut que le bâton soit de taille petite et bien rembouré parce qu’on finit toujours du mauvais coté un jour ou l’autre. Aujourd’hui ils se dotent du pouvoir de nier l’humanité du voisin et tous ses droits, et ils ne pensent pas une seconde que demain, peut-être, le dit voisin niera à son tour leur humanité et leur fera subir ce qu’ils ont subi, ou pire.

    Plus prosaïquement, ils réalisent une seconde nos pitres gouvernementaux et nos « entreprises de pointe » qu’à jeter la Russie dans les bras de la Chine, et l’Inde avec, plus quelques autres « non-alignés », ils sont en train de créer un monstre économique indépendant d’eux en tout point, alors que nous sommes dépendants de ces trois pays à un point que beaucoup ne réalisent pas ?

    • Cela ne dérange pas nos bons maîtres. Le bloc « monstre économique » avait vocation à se former en raison des différences existentielles entre l’Occident Woke & Broke en pleine révolution cuculturelle, d’un côté, et des états nationalistes assumés, de l’autre.
      Et si cela affame la population, les connivents s’en balancent, ils sont du genre à préférer régner en enfer que servir au paradis.
      Pour la liberté dans le nouveau monde bipolaire, on repassera au siècle prochain.

    • C’est bien parti pour être ça.
      D’une part, l’Amérique du Nord qui a des ressources alimentaires et énergétiques, la main-mise sur la plupart des serveurs sur lesquels repose le web, et le dollar pour diriger le système économique.
      D’autre part, la Russie, la Chine et probablement l’Inde, avec des ressources alimentaires et énergétiques, un projet d’internet séparé (RuNet), et une économie séparée du reste par nos dirigeants sanctionneurs.
      Et au milieu, l’Europe et l’Afrique, sans rien à bouffer, sans approvisionnement énergétique durable, dépendant d’un gros câble sous-marin pour accéder au net, et des dettes monstrueuses.
      Nous risquons de vivre bientôt dans ce qu’on appelait autre fois le tiers-monde, et ça pourrait arriver en quelques mois.

      • En effet, nous on s’acoquine avec les Américains, croyant devenir riches et puissants, alors que les États-Unis s’enrichissent et que nous, c’est l’Afrique qui nous rejoint et nous tire vers elle.

    • Encore une fois, entièrement d’accord avec vous, Franz.
      Je me souviens quand on criait « padamalgame » pour des attentats commis sur notre sol avec mort de concitoyens. Là, ce sont des Russes, aucun problème moral à les amalgamer tous, du chef d’orchestre au restaurateur.
      Encore une fois, nous condamnons des innocents (comme on l’a fait avec les non-vaxinés) et nous laissons tranquilles des délinquants (haro sur les fichés S ? Ben non. Et encore un viol dans la rue par un sdf afghan, sera-t-il renvoyé dans son pays ?)

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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