Fichage des opinions politiques : par-delà les principes, des pratiques limites

Le fichage des opinions politiques relève d’un cadre assez strict pour des acteurs privés, plus souple pour les fichiers de police.

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Fichage des opinions politiques : par-delà les principes, des pratiques limites

Publié le 6 octobre 2021
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Par Yoann Nabat.

Cet été, le journaliste Taha Bouhafs révéla qu’un site d’extrême droite avait établi un fichier listant des personnalités désignées comme étant islamogauchistes. Dans le même temps, certaines critiques s’élevant contre le passe sanitaire pointaient du doigt le risque d’un fichage des déplacements.

Fichiers de police ou fichiers clandestins, le fichage des opinions politiques semble de plus en plus mis en lumière. Pourtant, est-il véritablement autorisé en France, et sous quelles conditions ?

Par principe, le fichage des opinions politiques, qu’il soit réalisé par un acteur privé ou par l’État, est interdit en France. En effet, aux côtés d’autres informations comme l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle d’un individu, les opinions politiques sont considérées par la Loi Informatique et Libertés – texte fondateur et central en matière de protection des données personnelles –, comme des informations particulièrement sensibles.

La même interdiction est faite au niveau européen avec le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), entré en application en 2018.

Pour autant, cette interdiction de principe ne vaut pas interdiction absolue. Comme souvent dans ces matières, des exceptions existent et tendent même à être relativement importantes.

En principe interdit… mais pas dans tous les cas

Le fichage des opinions politiques est possible dans dix cas listés par le RGPD. Ces exceptions valent pour l’ensemble des informations « sensibles », et pas uniquement pour les opinions politiques.

Parmi ces cas où il est possible d’enregistrer de telles données, on trouve ainsi notamment le consentement de l’individu, le caractère public de l’information (lorsque celle-ci l’a été par son titulaire) ou des exigences liées à la sécurité sociale ou à la santé, mais aussi plus généralement de nombreux motifs dits d’intérêt public plus ou moins définis.

Dans l’ensemble de ces situations, il est donc possible pour un acteur privé ou public de constituer un fichier avec des informations relatives à l’opinion politique d’individus. Certaines formalités doivent néanmoins être respectées.

Logo de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) fichage
La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) est une autorité administrative indépendante chargée de veiller à la protection des données personnelles contenues dans les fichiers et traitements informatiques ou papiers, aussi bien publics que privés.
Stéphande De Sakutin/AFP

 

 

Ainsi, selon les cas, il sera parfois nécessaire de faire une demande d’autorisation particulière à la CNIL, qui est l’autorité administrative indépendante en charge de l’ensemble de ces questions. Néanmoins, dans la majorité des situations, cette démarche est inutile, le RGPD ayant comme principe une responsabilisation des acteurs (avec simple déclaration, voire sans formalité particulière), plutôt qu’un régime d’autorisation préalable.

Certains principes doivent cependant toujours être respectés, comme l’information des personnes, le respect de leurs droits et, lorsque cela est nécessaire, leur consentement. Il faut également ajouter les conditions classiques de mise en œuvre de traitements de données, parmi lesquelles se trouvent notamment le principe de finalité (tout fichier doit avoir un but précis et déterminé) et le principe de minimisation des données (on ne doit collecter que les données strictement nécessaires). Ce ne sont qu’à ces conditions que le fichier est légal.

Lorsque ces règles ne sont pas respectées, soit parce que le fichage des données sensibles ne répond pas à une des exceptions, soit parce que les formalités ou les exigences de consentement n’ont pas été respectées parfaitement, le fichier est illégal.

Cela explique que la CNIL se soit saisie dans l’affaire récente du fichage par l’extrême droite : elle devra étudier si ces conditions ont été respectées par l’analyse du fichier en lui-même, de ses informations et sa publication, mais aussi de toutes les justifications que pourront apporter ceux qui l’ont mis en œuvre. L’autorité se trouve ici dans un rôle de contrôle et de sanction, qui fait partie intégrante de ses missions. Elle dispose pour cela de pouvoirs importants d’investigations.

Au terme de cette enquête, si le fichier est déclaré illégal, la CNIL peut prononcer des mesures correctrices et sanctions immédiates.

Néanmoins, l’auteur du fichier encourt également des poursuites pénales.

L’article 226-19 du Code pénal réprime ainsi :

Le fait, hors les cas prévus par la loi, de mettre ou de conserver en mémoire informatisée, sans le consentement exprès de l’intéressé, des données à caractère personnel qui, directement ou indirectement, font apparaître […] les opinions politiques.

Ce délit est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende, ce qui constitue donc une peine relativement sévère.

Dans ce cadre contraint, mais où le fichage politique est bien légalement possible, existe-t-il aujourd’hui beaucoup de fichiers qui enregistrent de manière légale nos opinions politiques ?

Quand l’État a le droit

Dans le secteur privé, la réponse n’est pas évidente, mais les garde-fous semblent néanmoins relativement importants. Dans la pratique, les nombreuses exceptions à l’interdiction de l’enregistrement de ces données semblent en effet avant tout concerner d’autres catégories d’informations sensibles, comme les données de santé.

Pour autant, les barrières sont beaucoup moins étanches pour d’autres fichiers ne relévant pas du RGPD : les fichiers de police et de renseignement. En effet, pour ces bases de données, l’interdiction de fichage des opinions politiques peut être levée de manière plus souple. Nul besoin ici du consentement de l’individu, ni même de justifier d’un cadre très particulier.

La constitution des fichiers de police et de renseignement par l’État relève en effet du pouvoir réglementaire, sans besoin d’un vote devant le Parlement. Ces bases peuvent donc être mises en place de manière assez aisée pour le gouvernement, qu’elles contiennent ou non des données sensibles.

La seule différence entre les fichiers qui n’enregistrent pas ce type d’informations et ceux qui le font se joue sur une subtilité procédurale : les premiers peuvent être pris par simple arrêté d’un ou de plusieurs ministres, tandis que les seconds doivent faire l’objet d’un décret pris après avis du Conseil d’État.

Juridiquement, les deux procédures relèvent du pouvoir exécutif, c’est-à-dire du gouvernement. La procédure du décret est néanmoins plus lourde, notamment parce qu’il ne peut ici être pris qu’après que le Conseil d’État, ici dans son rôle de conseil, ait rendu un avis. Celui-ci n’a néanmoins aucune contrainte sur le gouvernement qui peut ne pas tenir compte de ses remarques.

Ces fichiers doivent également recevoir un avis préalable de la CNIL. Celui-ci n’est cependant pas non plus contraignant pour le pouvoir exécutif. Bien souvent d’ailleurs, l’autorité met en évidence le risque constitué par le fichage des opinions politiques, sans que cela n’ait de véritable résonnance. Parfois même, le texte qui lui est soumis diffère de manière importante du texte finalement retenu, sans qu’elle n’en soit informée.

Le flou des fichiers policiers

Concrètement, ce sont plusieurs fichiers de police qui permettent la collecte d’informations relatives aux opinions politiques et qui sont en œuvre aujourd’hui. Les plus problématiques, outre les fichiers de renseignement pour lesquels on ne dispose d’aucune information si ce n’est leur nom, sont sans doute les fichiers PASP et GIPASP.

Ces deux bases de données autorisent en effet une collecte assez importante des opinions politiques à des fins de « prévention des atteintes à la sécurité publique », sans que le domaine des individus concernés ne soit précisément défini, et sans que les droits des personnes fichées ne soient véritablement garantis.

Contrairement à ce qui peut parfois être pensé, le fichage des opinions politiques est donc bien possible en France, mais relève d’un cadre assez strict lorsqu’il est mis en œuvre par des acteurs privés, plus souple pour les fichiers de police.

S’il faut ainsi prendre garde à appliquer strictement la loi pour les fichiers comme ceux qui ont récemment été découverts, il faut sans doute aussi veiller plus que jamais à garantir le caractère démocratique des bases de données policières et de renseignement, dont le développement est manifeste dans nos sociétés.

 

The Conversation

Yoann Nabat, Doctorant en droit privé et sciences criminelles, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • Le problème n’est pas tellement les fichiers, mais plutôt qu’en France la police est nationale (parisienne) sous le contrôle d’un seul homme, le ministre de l’intérieur.
    Il y aurait des polices locales, régionales, et nationales, polices autonomes, le danger serait bcp moins important.

    • Mais le problème est bien amplifié par la tech, qui permet de traiter et échanger des volumes importants de données à bas coût; moins le travail nécessite d’huile de coude, moins il y a de lanceurs d’alerte potentiels. La tentation au bout des doigts.
      Au-delà de ça une partie du problème est dans les réseaux d’influence « républicains », qui font que des gens appartenant à des administrations différentes peuvent avoir des obligations et intérêts croisés. Cf affaires récurrentes de barbouzes mises à disposition d’intérêts politiques ou crapuleux.
      La décentralisation est un principe utile, mais vous n’assurerez pas forcément l’étanchéité des données locales et ne dompterez pas le risque de malversation par des fonctionnaires et édiles territoriaux.
      Du reste les US montrent les limites de la décentralisation, avec certains maires demowokes qui encouragent les émeutes et exonèrent le banditisme.

  • une remarque…connaitre l’opinion d’une personne… comment?
    en fait c’est recenser ce qu’une personne a dit..en certains endroits et l’assimiler à l’expression de son « opinion ».

    je viens de lire il y a peu l’arrestation d’un neo nazi qui préparait un attentat.. la grande majorité se réjouit..

    et les gens se félicitent de son arrestation.. car on a évité un attentat..

    ou rien,..
    mieux il peut continuer à « préparer un attentat » en prison..

    si vous voulez la sécurité vous abandonnez votre liberté..un peu beaucoup..

    et désormais les limites ont disparu, le mot c’est l’acte, et le moot devient la pensée..

    il suffit d’attendre un peu, vous serez accusé..

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