Stratégie et identité : 3 problèmes avec la notion de « culture d’entreprise »

Lier la stratégie à l’identité de l’organisation se résout simplement : nous agissons sur la base de croyances profondes, nos fameux modèles mentaux.

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Stratégie et identité : 3 problèmes avec la notion de « culture d’entreprise »

Publié le 29 septembre 2021
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Par Philippe Silberzahn.

« La culture dévore la stratégie au petit déjeuner. »

Qui n’a pas entendu cette phrase ad nauseam ? Et pourtant, qu’en faire ? En pratique, pas grand-chose, comme j’ai fini par le constater après l’avoir utilisée longtemps dans mes formations en stratégie. Si beaucoup de dirigeants ont effectivement conscience que la stratégie purement analytique et désincarnée constitue une impasse et qu’elle ne peut réussir sans un lien avec l’identité de l’entreprise, ils sont cependant souvent désemparés quant à la façon de relier les deux. La raison est que la culture d’entreprise fait partie de ces concepts du management qui, bien que séduisants, posent plus de problèmes qu’ils n’apportent de réponses. Pour répondre aux mêmes questions, il est préférable d’employer la notion de modèle mental.

Alors que nous préparions un séminaire pour débloquer la transformation de son entreprise, la directrice des ressources humaines me partageait les résultats d’une importante étude qu’elle venait de terminer sur la culture interne. La lecture de celle-ci se révélait passionnante, comme toujours pour ce type d’étude lorsqu’elle est bien faite, ce qui était le cas ici. « Comment peut-on l’utiliser ? » me demanda-t-elle ensuite.

Outre qu’il était gênant que la question soit posée après avoir commandité l’étude, j’avoue avoir eu un peu de mal à répondre. J’ai l’habitude depuis pas mal de temps d’utiliser la notion de modèle mental sur les questions de stratégie et de transformation, et on m’a souvent demandé le lien avec la notion de culture, sans que je sache vraiment répondre. Cet échange avec la DRH m’a en quelque sorte forcé à résoudre la question.

Avant toute chose, commençons par dire que je trouve la notion de culture d’entreprise passionnante. Les travaux des grands auteurs sur le sujet sont toujours très riches avec ces récits passionnants de la vie des entreprises. Ils permettent de clarifier des notions importantes.

Un exemple parmi tant d’autres : je me souviens d’un passage de l’ouvrage d’Edgard Schein, Organisational Culture and Leadership, où il comparait le travail en équipe dans une entreprise pharmaceutique suisse et dans une startup technologique américaine. Dans la première, le travail en équipe signifie consensus et respect très strict du territoire des autres. Dans la seconde, le travail en équipe signifie discussions très intenses et valorisation du conflit créatif.

Trois problèmes avec la notion de culture

Cela étant dit, la notion de culture d’entreprise pose trois problèmes qui reviennent à peu près au même, mais qu’il est intéressant de dénouer.

Le premier est qu’elle tend à être normative, c’est-à-dire à prescrire ce que la culture devrait être. Bien sûr, ce n’est pas intrinsèque à la notion même mais en pratique c’est ce qui se passe, notamment dans l’étude mentionnée plus haut. Ainsi, entre autres choses, celle-ci notait que l’entreprise de la DRH n’était pas assez « orientée client ».

La DRH concluait logiquement qu’il fallait donc développer l’orientation client. Mais c’est une lourde erreur. Outre le fait que cette notion est très ambiguë, l’orientation client n’est pas du tout un impératif. Beaucoup d’entreprises très performantes ne sont pas « orientées client ». Il en va de même pour les autres éléments de culture mis en avant : par exemple, beaucoup d’entreprises très performantes ne valorisent pas le travail en équipe ou la créativité.

Le second problème est que les valeurs constituant la culture représentent souvent des choix alternatifs ; c’est même la condition de leur force. Pour reprendre le point précédent, une entreprise qui valorise le fait d’être à la pointe de la technologie ne pourra pas être également « orientée client » : elle se focalisera sur ce qu’elle croit être bon en termes de produits et non sur ce que les clients lui demandent. Par exemple, Nestlé a ignoré les études de marché négatives lors du lancement de Nespresso parce qu’elle croyait au produit. Le propre de la culture est qu’elle met en avant des valeurs et en rejette d’autres.

Le troisième problème est que la notion de culture n’est pas actionnable. La culture se constate, elle se décrit éventuellement dans ces fameuses études très riches, mais comment se change-t-elle ? Mystère. En tout cas, nourris de ces riches lectures, les managers se retrouvent le lundi matin à gérer leurs équipes, conscients de l’importance de ce truc appelé « culture », mais ne disposant ni des moyens ni des outils pour le faire, malgré moult séminaires. Après des dizaines d’années de travail sur le sujet par les plus brillants esprits, c’est embêtant.

Une approche alternative à la culture : les modèles mentaux

Dans mon expérience, la culture n’est donc pas un concept actionnable par les managers. L’une des raisons est qu’elle est une conséquence de quelque chose de plus profond, et ce quelque chose, ce sont les modèles mentaux profonds de l’organisation. Comme l’observait l’ethnologue Yuval Harari, l’humanité s’est fondée autour de mythes partagés, ces grandes croyances sur nous-mêmes et sur comment fonctionne le monde. Il en va de même pour les organisations. Au cœur de chacune d’entre elles se trouvent quelques modèles mentaux, en général deux, dont pratiquement tout dérive, et notamment la culture.

Quand on amène une équipe dirigeante à prendre conscience de ses modèles mentaux, ceux-ci deviennent gérables. Ils ont une grande puissance à la fois explicative (« Nous prenons telle ou telle décision parce que nous avons telle et telle croyance. ») et performative (ils constituent un point d’entrée dans l’organisation permettant d’agir concrètement pour dénouer des blocages). Au cours du temps l’accumulation de décisions sur la base des modèles mentaux crée progressivement un univers de référence qui constitue la culture de l’organisation.

Et donc le fameux problème de nos dirigeants, celui de lier la stratégie à l’identité de l’organisation, se résout simplement : nous agissons au niveau opérationnel comme au niveau stratégique, sur la base de croyances profondes, nos fameux modèles mentaux.

Ces modèles définissent notre singularité, ce qui nous rend uniques. Ils traduisent notre vision du monde sur laquelle se fondent notre stratégie et notre management. L’exposition des modèles mentaux est donc l’étape préalable à la démarche stratégique, a fortiori dans un monde de rupture où les modèles sont profondément remis en question.

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  • Ca me rappelle ce que j’ai écrit dans mon livre de 1996 :

    Les facteurs « Staff » et « Skills », c’est à dire l’inventaire du personnel et de ses compétences, décrivent en quelque sorte la matière brute de l’entreprise, alors que les autres facteurs sont le ciment qui unit les personnes autour d’objectifs communs et en fait une entreprise plutôt qu’une foule amorphe. Il est clair que l’activité de l’entreprise dicte la nature des compétences qui doivent y être présentes, et qu’ainsi les compétences caractérisent d’une certaine façon un métier. Mais ce qui nous intéresse, c’est de voir comment des organisations ou des cultures différentes peuvent être associées à des formes de production différentes, et à la limite différencier deux firmes dotées à la base de personnels de compétences identiques en deux entreprises de métiers différents. Par exemple, une entreprise de progiciel et une société d’assistance à la programmation sont toutes deux formées de programmeurs, mais diffèrent par leur organisation et leur culture. En ce sens, le métier de l’entreprise est distinct du métier des individus qui la composent.

    Comme la structure et les systèmes de gestion, la stratégie est par excellence le domaine de la Direction. Néanmoins, nous ne la considérerons pas comme une caractéristique intrinsèque de l’entreprise, mais plutôt comme un outil de gestion permettant de rassembler un ensemble de décisions en un tout cohérent éclairé par une perspective à long terme. Pour jouer un rôle utile, la stratégie doit nécessairement s’incarner par des décisions opérationnelles ou des actions relevant des autres domaines, par exemple une politique de recrutement qui affectera les facteurs « staff » et « skills ». Elle peut aussi se concrétiser dans le choix d’une structure et de systèmes de management.

    Nous appellerons organisation d’une entreprise la combinaison de sa structure et de ses systèmes d’information et de management, qui déterminent les modalités de prise de décision et d’exécution des décisions. Systèmes et structure sont fortement interdépendants. La structure est l’anatomie de l’entreprise ; elle dit comment l’entreprise est construite et comment sont affectées les tâches et les responsabilités. Les systèmes en sont la physiologie ; ils disent comment l’entreprise fonctionne et quels sont ses processus de décision et d’information. …
    Contrairement à l’organisation, les valeurs partagées et les styles de comportement se forment essentiellement par l’effet involontaire et inconscient de l’histoire de l’entreprise. A aucun moment la culture ne peut faire l’objet d’une décision globale. Tout au plus la sélection des personnes à l’embauche peut-elle privilégier un certain mode de pensée et de comportement, et le système de récompenses et de sanctions peut-il jouer un rôle de conditionnement interne à l’entreprise. Mais c’est l’histoire accumulée de la firme qui crée les légendes, les héros et les méchants, autrement dit la mythologie par laquelle s’exprime le système de valeurs et sur laquelle se modèlent les comportements des individus.
    Nous appellerons culture de l’entreprise la combinaison de son style et de ses valeurs, c’est à dire l’ensemble de références, de valeurs partagées et de normes de comportement qui gouvernent, consciemment ou inconsciemment, les actions de chaque individu y compris les dirigeants et tous les autres responsables, et sur lesquels la Direction n’a qu’une influence indirecte et limitée. L’organisation et la culture forment ensemble la personnalité de l’entreprise.

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