Relire Bertrand de Jouvenel au temps du covidisme

Les leçons du passé ne servent à rien. Jamais. Et les peuples « finissent par trouver un honteux soulagement dans la paix du despotisme » nous assène Jouvenel.

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Relire Bertrand de Jouvenel au temps du covidisme

Publié le 14 septembre 2021
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Par Gérard-Michel Thermeau.

Relire Jouvenel ne saurait faire de mal. Les temps du covidisme déchainé sont propices aux saines lectures. Après avoir relu le Despotisme éclairé de Bluche, je me suis replongé dans un livre qui m’avait marqué au siècle dernier. Bertrand de Jouvenel est un auteur qui a inspiré plusieurs articles sur Contrepoints.

Le volume qu’il a intitulé Du pouvoir devrait figurer dans toute bibliothèque libérale. Tout en portant la marque de son époque, il demeure d’une étonnante actualité, pour notre malheur. Je l’ai donc relu mais dans un nouveau contexte, la situation « provisoire » dans laquelle nous vivons depuis un an et demi.

Pour Jouvenel, citoyen un jour, sujet le reste du temps

Bertrand de Jouvenel cite à plusieurs reprises Montesquieu et notamment cet extrait de l’Esprit des lois :

Comme dans les démocraties, le peuple paraît faire à peu près ce qu’il veut, on a mis la liberté dans ces sortes de gouvernements, et on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple.

Jouvenel rappelle qu’en démocratie, les membres de la société ne sont « citoyens qu’un jour et sujets quatre ans ». Il écrivait sous un régime parlementaire qui voyaient les députés nommer les ministres qui nommaient les préfets. Aujourd’hui, le président nomme les ministres et les préfets et quasiment les députés.

Intérêt général et intérêt particulier

Étant détenteur du prétendu « intérêt général », le régime démocratique peut écarter et dénoncer les « intérêts particuliers ». Dupont de Nemours, autre auteur cité par Jouvenel, avait dénoncé ce sophisme qui permet le « sacrifice de l’intérêt des particuliers ». C’était assujettir les droits de la société « à une législation humaine, arbitraire et absolue ».

Faute de pouvoir arrêter le pouvoir, rappelle Jouvenel, on s’est efforcé de le capter. « Si, donc des intérês fractionnaires savent s’organiser et acquièrent l’art de créer des mouvements d’opinion, ils peuvent s’asservir le Pouvoir. » Pour Jouvenel, la loi est donc livrée aux fantaisies des volontés particulières organisées en lobbies. « Elle est devenue l’expression des passions du moment ».

De plus, le poids de chaque groupe dans la démocratie dépend de son poids électoral : « ceux qui ne sont pas représentés sont nécessairement écrasés ». Les enfants ne votent pas, les personnes âgées si. Dans nos sociétés vieillissantes où le poids des retraités l’emporte sur celui de la jeunesse, le phénomène est encore plus sensible. La peur de la méchante covid, maladie de vieux, pousse ainsi à la vaccination des populations guère concernées par le sujet.

Les élections ne sont plus qu’un plébiscite par lequel tout un peuple se remet entre les mains d’une équipe.

Un État de droit où l’État a tous les droits

Le système aboutit « à rendre possible n’importe quel acte du gouvernement pourvu qu’une loi l’autorisât et à rendre possible n’importe quelle loi pourvu que le parlement la votât. » Pour être juste, l’autorité politique doit agir conformément au droit mais c’est elle-même qui fait le droit souligne Jouvenel. Le droit étant totalement absorbé dans l’État, ce que fait l’État est toujours juste.

Le parlement, expression de la « volonté populaire » mais aussi chambre d’enregistrement, approuve ainsi tous les textes nécessaires au gouvernement.

Et le brave Kant ne doit plus compter ses disciples aujourd’hui tant ils sont nombreux et fiers de l’être :

Il n’y a contre le suprême législateur de l’État aucune résistance légitime de la part du peuple ; car il n’y a d’état juridique possible que grâce à la soumission à la volonté législative pour tous. On ne peut donc admettre en aucune manière le droit de sédition, encore moins celui de rébellion.

Pour Kant, de toute façon, « toute injustice est impossible » car le peuple « décide pour lui-même ».

Hobbes, maître à penser de notre époque

Mais Hobbes est plus encore, sans doute, le maître à penser de notre époque :

Le souverain d’une république, que ce soit une assemblée ou un homme, n’est point sujet aux lois civiles. Car ayant le pouvoir de faire et défaire les lois, il peut quand il lui plaît s’affranchir de cette sujétion en abrogeant les lois qui le gênent et en faisant de nouvelles.

Remarquons le raffinement des temps covidiens où l’on a même plus besoin d’abroger ce qui gêne. Il suffit de prétendre que l’on continue à respecter les droits de l’Homme ou même que l’on favorise la liberté en l’étouffant peu à peu. George Orwell n’est plus très loin : L’esclavage c’est la liberté.

Le pouvoir sans bornes est toujours un mal

La seule garantie de liberté réside, rappelle Jouvenel, dans l’intervention d’un juge contre l’acte du pouvoir. En France, on s’est bien gardé de mettre en place un pouvoir judiciaire, transformant les juges en fonctionnaires.

Politiciens sur le retour en quête d’une retraite dorée, les membres du Conseil constitutionnel ne valent guère mieux. Il n’y a guère à en attendre. Remarquons cependant que seuls des tribunaux administratifs ont pu faire reculer des préfets dépassant les bornes. Ce sont là de minuscules et fugitives victoires mais nous devons bien nous satisfaire de peu désormais.

Le pouvoir qui se réclame de la « volonté populaire » peut aller beaucoup plus loin qu’un despote traditionnel.

Pour Benjamin Constant, la tyrannie « n’aura besoin que de proclamer la toute-puissance du peuple en le menaçant, et de parler en son nom en lui imposant silence. »

Il tirait sous la Restauration les leçons de la Révolution française. Pour Constant, un pouvoir sans bornes qu’il soit confié « à un seul, à plusieurs, à tous » est toujours un mal.

Malheureusement, les leçons du passé ne servent à rien. Jamais. Et les peuples « finissent par trouver un honteux soulagement dans la paix du despotisme » nous assène Jouvenel.

Un ouvrage prophétique de Jouvenel

Nous sommes amenés aujourd’hui à mesurer le caractère éminemment prophétique de cet ouvrage :

Que diraient les individualistes et les libres penseurs des XVIIIe et XIXe siècles en voyant quelles idoles il faut adorer, quels chapeaux de Gessler saluer, pour n’être point pourchassé et lapidé ! Combien la « superstition » qu’ils combattaient ne leur paraitrait-elle pas acueillante aux « lumières » comparée avec celles qui la remplacent ! Et combien indulgent le « despotisme » qu’ils détrônèrent au prix de ceux dont nous approuvons le poids ! »

Jouvenel faisait ainsi référence aux régimes totalitaires. Aujourd’hui nous en voyons le déplorable spectacle sur les réseaux sociaux comme au sein de nos « démocraties libérales ».

À lire :

Bertrand de Jouvenel, Du pouvoir, Hachette 1972, collection Pluriel 1994, 607 p.

Voir les commentaires (4)

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  • Intéressant en effet . Sinon quelle truffe quand même ce Kant …

  • Merci à Gérard-Michel Thermeau pour sa relation de relecture de Bertrand de Jouvenel.
    « … on a confondu le pouvoir du peuple avec la liberté du peuple. »
    Alors, l’exercice du pouvoir est-il antinomique avec la liberté.
    Au fond, cela revient à se poser la question de savoir si le genre humain se détermine en fonction de critères irrationnels?
    Pour un homme épris d’humanisme et donc de libéralisme au plan social et au plan économique, il semble évident que les institutions françaises, et les gouvernances qui en sont issues, ont été marquées au sceau du Bonapartisme!
    Il semble évident que l’expression du libéralisme bien compris ne peut s’exprimer que dans un pays qui aurait opté vers moins de centralisme et vers plus de démocratie participative et incitative…

    • Eh bien voyez-vous, j’ai préféré lire vos quelques lignes qui me semblent saines et claires que l’article ci-dessus, dont certains sous-entendus m’ont navré.

  • et Beaumarchais, Jacques Cœur . . .

  • Les commentaires sont fermés.

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