Société de surveillance : l’utopie marxiste née au Chili

Toute la connaissance utile à l’économie peut-elle être formalisée et planifiée par la cybernétique ? Retour sur l’une des origines de l’État de surveillance.

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Société de surveillance : l’utopie marxiste née au Chili

Publié le 5 septembre 2021
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Par Frédéric Mas.

Drones, biométrie, pass sanitaire étendu, surveillance et récolte des données pour prédire et influencer : nous avons l’habitude de faire de la Chine l’origine de la dystopie d’un nouveau genre qui utilise la technologie à des fins de surveillance politique et de contrôle des comportements. Pourtant, le mariage entre socialisme technocratique et surveillance par les machines a été expérimenté bien avant le boum de la révolution numérique des années 2000.

C’est en effet en 1971 au Chili que le gouvernement socialiste de Salvador Allende embauche Anthony Stafford Beer afin de créer une économie planifiée reposant sur les principes de la cybernétique. Le projet n’est pas à l’origine policier ou sécuritaire, mais repose sur l’accumulation et la rationalisation de l’information de toutes les strates de la société.

Ce faisant, il va poser les jalons -au moins théoriques- de la société de surveillance numérique par ses « élites éclairées » et de son arsenal d’incitations étatiques, ouvrant aussi la voie au contrôle social pour « l’améliorer » au nom du bien commun. L’aventure improbable entre Big Data et marxisme réel va être abandonnée en 1973 avec le coup d’État du général Pinochet, mais son esprit  utopique a survécu grâce à l’explosion de l’Intelligence Artificielle.

Planifier l’économie en temps réel

Salvador Allende arrive au pouvoir en 1970 en défendant un programme marxiste. Promettant de mettre en place une voie typiquement chilienne vers le socialisme, il va nationaliser des pans entiers de l’économie nationale, engager une réforme agraire d’ampleur, redistribuant plus de 10 millions d’hectares à 100 000 familles et promettre aux « travailleurs » une part active dans les prises de décision au sommet de l’État.

Politiquement, l’organisation de l’économie va créer une forte demande étatique d’administration et de centralisation de l’information. C’est pourquoi le gouvernement décide d’en appeler à une discipline naissante, la cybernétique, pour lui donner les outils afin de réguler l’intégralité de la société.

Le britannique Stafford Beer est embauché comme consultant pour conduire le Projet « Cybersyn » (pour Cybernetics Synergy) qui va en résulter. Cybersyn est un organe de gestion de telex qui lie les entreprises du pays à un ordinateur central basé à Santiago, le tout afin de planifier l’économie en temps réel en coordonnant ressources matérielles et management.

Beer, qui a travaillé pour United Steel et International Publishing Corporation avant de s’établir comme consultant indépendant, est une star de la cybernétique. La toute nouvelle discipline qui vise à comprendre le rôle de la communication dans le contrôle des systèmes sociaux, biologiques et techniques, apparaît comme prometteuse aux régulateurs et aux planificateurs centraux.

Piloter toute l’économie depuis une seule salle

Avec Cybersyn, le cœur battant de l’économie chilienne se retrouvera dans une salle de commandement (op-room) supervisée par Stafford Beer lui-même. Le génie de l’informatique, amateur de Rolls, de cigares et de whisky, est progressiste peu pratiquant, et voit dans le projet chilien un terrain de jeu pour tester ses théories.

De son fauteuil, il peut observer 4 écrans qui le renseignent sur l’état de la production chilienne. Sur un des murs de la salle figurent les grandes lignes d’un autre projet visant à mesurer l’impact du projet sur la population.

Evegeny Morozov le décrit comme il suit dans le New Yorker, repris par Vanity Fair :

« Stafford Beer imagine un boîtier qui permettra aux citoyens d’exprimer leur état d’esprit, de l’extrême mécontentement à l’épanouissement le plus complet, depuis leur salon. Ces boîtiers seront raccordés à un récepteur central par le réseau de télévision pour calculer le bonheur national brut à tout moment. Ce compteur « algédonique », dont le nom vient du grec álgos (douleur), et hêdonê (plaisir), rendra compte instantanément du succès ou de l’échec de la politique gouvernementale. »

Ce projet ne verra jamais le jour, mais dessine déjà un fantasme propre aux technocrates, celui de détenir toutes les informations présentes au sein de la société pour la contrôler, et cela au nom du « bien commun ».

Intégrer la connaissance implicite

Toute la connaissance utile à l’économie peut-elle être formalisée et planifiée par la cybernétique ? Pour fonctionner, le technosocialisme chilien supposait de pouvoir intégrer l’essentiel de la connaissance tacite circulant en société à côté de celle formalisée par les institutions publiques et privées, les statistiques et les enquêtes diverses et variées.

Cette part de la connaissance est difficile à saisir et à quantifier en particulier par les bureaucrates et les planificateurs. Comme le dit Thomas Sowell, le savoir informel constitue pourtant le ciment de la confiance au sein de la société1, ces pratiques et ces habitudes qui fluidifient au quotidien l’ensemble des relations sociales nécessaires au bon fonctionnement de la société de marché. C’est d’ailleurs parce qu’il n’est pas possible pour un planificateur général d’intégrer ce type de savoir, volatile, fractionné et dynamique, que l’économie n’est pas « dirigeable ».

C’est la grande leçon donnée par un autre observateur attentif du développement de la cybernétique2, Friedrich Hayek, qui quant à lui en déduit qu’il vaut mieux laisser aux individus la responsabilité de récolter et d’utiliser au mieux les informations dont ils disposent pour agir, notamment à travers le système des prix du marché.

Stafford Beer, qui connaissait Hayek, estimait quant à lui qu’en multipliant les indicateurs et l’expertise en sciences, cette connaissance informelle finirait par pouvoir être formalisée pour enfin pouvoir prédire les comportements et éventuellement les améliorer. Et là commence la course informatique à la récolte politique de données, de croisement de fichiers et de recul de la vie privée pour améliorer le « bonheur national brut » en la rendant transparente aux décideurs.

La fin de l’expérience chilienne

L’optimisme technocratique du gouvernement chilien est brutalement interrompu avec le coup d’État de 1973. Stafford Beer retourne à la vie universitaire et la recherche, le Chili abandonne la planification pour le marché libre sous la tutelle autoritaire des militaires.

En 1980, rappelle Morozov, Beer proposera ses services au dictateur Robert Mugabe pour lui vendre « un réseau national de collecte d’information (fait de relais locaux utilisant des ordinateurs bon marché) pour rendre le pays plus facile à gouverner dans tous les domaines. » L’utopie planificatrice chilienne se meut rapidement en dispositif de surveillance pour les gouvernants, et pas nécessairement les plus sympathiques.

Pour Félix Tréguer, la cybernétique qui prend forme après-guerre incarne à merveille le « libéralisme informationnel » qu’on retrouvera quelques décennies plus tard avec Internet. Celle-ci célèbre la libre circulation de l’information comme fondement politique3, tout en s’aveuglant ses usages politiques possibles, en particulier aux mains de l’État technocratique.

Pourtant, son message central, qui est aussi au cœur du socialisme de Stafford Beer, est plus qu’ambigu : collecter le plus de données possibles en multipliant les sources, les analyser rapidement pour prendre une décision s’applique aussi bien dans un système libéral que dans un système socialiste. Rien n’est dit sur qui récolte les données ou ce qu’il faut en faire, sur les possibilités de dépossession et d’exploitation des données par l’État ou les monopoles. Ces questions ouvertes qui sont celles de l’économie numérique d’aujourd’hui peuvent avoir une incarnation libérale comme profondément socialiste.

Avec l’explosion du Big Data ces dernières décennies, la menace technocratique revient en force. Pour prédire les catastrophes, les budgets, les crises sanitaires à venir, simplifier par l’automatisation le travail des bureaucrates, l’outil technologique omniscient redevient actuel. La Chine, qui dominera sans aucun doute le domaine dans les décennies à venir, cherchera sans doute à réaliser l’utopie chilienne. Et ça fait froid dans le dos.

[Modifié le 06/07/2021]

  1. Thomas Sowell, Knowledge and Decisions, Basic Books, 1980, 1996.
  2. Jean-Pierre Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La découverte, 1994.
  3. Félix Tréguer, L’utopie déchue. Une contre-histoire d’internet, Fayard, 2019.
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  • la contradiction est présente dès le départ….
    d’une part les gens sont des « cons » qu’ il faut de posséder de leur liberté mais on va se baser sur l’avis de ces » cons »…

    • … pour choisir le roi des cons.

    • Il n’y a rien de contradictoire à utiliser la connerie des cons pour contrôler les cons. C’est le fondement de la démocratiemédiocrature.

      • si car ils sont incontrôlable.. ce qui se produit en fait est que si le con est pour la voiture verte son opinion est pris en compte si il est pour la voiture rouge , non… les constructivistes projettent..

      • la médiocratie est la méritocratie c’est une question de point de vue;.

    • Et le problème avec les cons, c’est qu’ils sont imprévisibles…

      • C’est pourquoi on prétend se baser sur leur « avis ». Il y a des avis dans toutes les directions, le gouvernement les compare et suit ceux qui l’arrangent, et affirme en fin de compte à la Ledru-Rollin « J’étais leur chef, il fallait bien que je les suive » comme si les autres n’avaient pas existé.

        • Le gouvernement élimine de fait le critère de l’efficience dans la comparaison des avis car considéré comme le Grand Satan.

          Cherchez l’erreur !

      • et que les cons pensent que vous êtes un con et ils n’ont pas nécessairement tort.

      • S’ils sont imprévisibles c’est qu’ils ont de l’imagination donc peut-être sont ils moins cons qu’on ne le pense et moins faciles à manipuler. Le propre des cons est aussi de prendre les moins cons qu’eux-mêmes pour des cons.

  • « le boum de la révolution numérique des années 2001. »

    Pourquoi 2001 ?

    En fait, la « prose numérique » que les gouvernants découvrent avec 20 ans de retard repose sur 3 concepts qui ont émergé par accident – ou par sélection naturelle. Et ces 3 concepts sont fondamentalement libéraux :

    – le réseau distribué sans contrôle centralisé des communications, voulu par les militaires pour assurer la résilience et l’autonomie : Internet
    – l’organisation libre des données laissée à la discrétion du fournisseur de données basée sur les mots et non une classification abstraite, prédéfinie et orientée : HTML
    – la nomenclature réalisée automatiquement par l’usage que font les utilisateurs de l’information : les algorithmes de classement (« ranking ») des moteurs de recherche qui apparaissent en 2001.

    Tout ce qu’on construit jusqu’à présent autour de ces 3 concepts forts, libres et décentralisés est une exploitation de la puissance de la solution. Ce qu’on prétend construire avec tend plus à la dénaturer par le contrôle qu’à l’améliorer.

    Quant au moyeu de Telex de Stafford Beer, cela ressemble surtout à un mauvais film de Science Fiction de l’époque tout comme le « numérique » est le mauvais film de SF de l’époque actuelle.

  • Anthony Stafford Beer aurait-il participé indirectement au scénario du film Brazil ?
    🙂

  • Si vous voulez rires, allez voir les vidéos de Paul Cockshott.

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