Qui décide de la vérité ?

L’empirisme de Locke concorde avec les principes politiques des droits naturels et de l’égalité fondamentale. Nous devons nous consulter pour trouver la vérité, tout le monde peut affirmer ses propres croyances et contester celles des autres.

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Portrait of John Locke, by Sir Godfrey Kneller.

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Qui décide de la vérité ?

Publié le 11 août 2021
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Un article de Jonathan Rauch1, publié dans Reason, août/septembre 2021

Jusqu’aux années 1600, dans l’histoire de l’humanité, le taux annuel moyen de croissance économique par habitant était proche de zéro. Les économies se développaient de manière saccadée et minimale, selon les normes actuelles. La politique consistait en une longue et amère série de guerres, de révolutions et de coups d’État, ponctuant des périodes plus ou moins courtes de gouvernements oppressifs et corrompus. Les États allaient et venaient, les frontières étaient redessinées, et la politique chancelait d’un empire, d’un envahisseur ou d’un bouleversement à l’autre. Les médecins et les savants en savaient à peine plus que les Anciens – ​​et à certains égards moins. Le mot scientifique n’existait pas ; le concept de science tel que nous le connaissons aujourd’hui non plus.

La connaissance existait, bien sûr, des royaumes formidables sont apparus et de nouvelles technologies ont émergé. Mais pour un observateur objectif, l’Europe de la fin du Moyen Âge n’était ni mieux organisée ni plus avancée que l’Europe de l’Empire romain à son apogée. En l’an 1500, des visiteurs extraterrestres auraient pu raisonnablement considérer l’Homo sapiens comme une espèce bloquée. « Revenons dans 100 000 ans, auraient-ils pu conclure, peut-être que ces bouffons seront plus intéressants. »

Et puis tout a changé.

Les trois ordres libéraux

Il y a eu des percées et des avancées avant la révolution industrielle, la révolution américaine et la révolution scientifique. Ce qui manquait, c’était un ordre social capable de générer puis de cumuler systématiquement les avancées. Les ordres sociaux systématiques nécessitent des Constitutions : des systèmes de règles qui canalisent les énergies humaines dans des directions prosociales.

Les trois grands systèmes sociaux libéraux – économique, politique, épistémologique – sont attribuables aux percées des XVIIe et XVIIIe siècles. Ils ont été mis au point par des hommes qui se suivaient les uns les autres dans leurs écrits et leurs actions et qui se connaissaient parfois personnellement. Eux-mêmes et leurs œuvres reflétaient les iniquités et les aveuglements de leur époque (ils étaient par exemple tous des hommes). Mais ces fondateurs ne se contentaient pas de balbutier ; ils cherchaient consciemment une alternative aux régimes défaillants du passé. Les plus grands d’entre eux étaient des hommes de génie, dont l’acuité et la sophistication restent étonnantes encore aujourd’hui.

La Richesse des Nations

Le système économique n’a pas de constitution formelle. Il possède quelque chose comme un document fondateur, avec La Richesse des Nations d’Adam Smith, mais aussi son complément, le traité tout aussi important sur le développement moral et le comportement social, La Théorie des Sentiments moraux. Adam Smith a élaboré une théorie sophistiquée sur l’origine de la coopération humaine, comment l’encourager et l’exploiter, comment l’intégrer dans les règles et les institutions des sociétés. À ses yeux, Thomas Hobbes avait tort de croire que la condition humaine naturelle est une guerre de tous contre tous : les êtres humains recherchent la coopération tout autant que le conflit.

Selon Smith, les gens viennent au monde dotés de ce qu’il a appelé la sympathie, ou le sentiment de fraternité ; nous dirions empathie aujourd’hui. Nous avons une tendance naturelle à imaginer ce que les autres voient et ressentent, et à aligner nos propres perspectives et dispositions sur les leurs.

Le libéralisme économique : la coopération par le marché

De plus, chacun désire être digne de confiance et respecté par les autres. Par notre désir d’estime mutuelle basée sur nos intuitions empathiques, nous pouvons assurer nos intérêts et nouer des liens sociaux sur une autre base que la force ou la domination. Certes, les êtres humains sont également avides et ambitieux. Pourtant, c’est l’intuition la plus célèbre de Smith, un ordre social bien structuré peut exploiter ces caractéristiques pour promouvoir une activité qui profite à nous-mêmes en profitant aux autres.

Si nous possédons de bonnes règles, des millions de personnes de toutes les compétences, de tous les tempéraments et de toutes les nationalités imaginables peuvent coopérer pour construire un appareil aussi complexe qu’une Prius ou qu’un iPhone, le tout sans la supervision ou les instructions d’un planificateur central.

Si nous possédons de bonnes règles.

La proposition de Smith semblait ridicule, tant l’histoire humaine de son temps était maculée de sang et d’oppression. Son affirmation s’est trouvée justifiée par les faits. Bien que Smith n’ait pas inventé les marchés, il a fourni le code qui va permettre à un primate tribal, relié pour des relations personnelles dans de petits groupes généralement apparentés, de coopérer de manière impersonnelle à travers des réseaux illimités d’étrangers et de le faire sans aucune autorité centrale pour organiser les marchés et émettant des commandes. Le libéralisme économique – la coopération par le marché – est un logiciel social de transformation des espèces, qui nous permet de fonctionner bien au-dessus de nos capacités.

Stabilité et dynamisme du libéralisme politique

Le libéralisme politique est aux prises avec une autre version du problème de la coopération : pouvons-nous établir des règles qui canalisent l’intérêt personnel, l’ambition et les préjugés au profit de l’ensemble de la société ? Pouvons-nous assurer la stabilité sans étouffer le dynamisme et sans soumission à une autorité hobbesienne ? Une autre version du problème de la coopération préoccupe le libéralisme épistémologique : des personnes ayant de fortes divergences d’opinion peuvent-elles être amenées à coopérer à la construction de connaissances, apportant à la fois stabilité et dynamisme sans recourir à l’autoritarisme ?

Résoudre ces problèmes nécessite une Constitution, au sens large du terme : pas nécessairement un morceau de papier ou une loi formelle, mais un système d’exploitation qui cherche à susciter la coopération et à résoudre les différends sur la base de règles, et non par une autorité personnelle, une affiliation tribale ou la force brute. En ce sens, les systèmes économiques, épistémiques et politiques libéraux ont tous des Constitutions, même si seule la Constitution politique est écrite. (La Constitution américaine écrite n’est qu’un assemblage de mots. La vraie Constitution est un système dense de règles sociales explicites et implicites, dont beaucoup ne sont pas écrites.)

Les trois Constitutions libérales

Les trois Constitutions libérales organisent une coopération étendue, répartissent la prise de décision sur les réseaux sociaux et exploitent l’intelligence des réseaux (où le système en sait beaucoup plus que chacun de ses composantes individuelles), le tout avec un minimum d’autorité ou de contrôle centralisé. Elles privilégient les règles impersonnelles plutôt que l’autorité personnelle, les processus ouverts plutôt que les résultats fixes et le consentement plutôt que la coercition. Elles partent toutes du principe que les individus sont par nature libres et égaux, et que la liberté et l’égalité sont importantes et précieuses. Ce sont d’extraordinaires réussites, surtout si on les compare à leurs alternatives.

Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont parfaites. Loin de là. Mais elles sont bien meilleures que leurs concurrents pour s’adapter au changement, identifier les erreurs et s’auto-corriger. Et elles sont bien meilleures pour éviter les conflits sociaux destructeurs que Hobbes croyait inévitable sans un gouvernement autoritaire.

Le libéralisme paraît inquiétant et contre-nature

C’est précisément pour cette raison que les trois systèmes sociaux libéraux paraissent inquiétants et contre nature.

Ils ne permettent aucun point d’arrivée, aucun horizon final, aucune certitude absolue, aucun abri contre le changement. Le libéralisme met à rude épreuve les relations locales et les liens tribaux. Les systèmes libéraux peuvent être durs et injustes. Ils sont difficiles à comprendre et à expliquer ; en effet, ils sont profondément contre-intuitifs.

Ils dépendent de règles, de normes, d’institutions et de valeurs morales complexes et intimement équilibrées, dont la plupart n’ont pas surgi de manière organique mais se sont construites au fil des siècles. L’acculturation des individus à toutes ces règles, normes, institutions et valeurs morales nécessite des années de socialisation et de profondes ressources de réciprocité civique et de confiance. Comme disait l’autre : Pour l’établissement de l’État de droit, les cinq premiers siècles sont les plus difficiles.

L’histoire de la fondation de l’ordre politique américain n’a pas besoin d’être racontée ici. Nous connaissons tous ses personnages, ses documents et ses dates. En revanche, la révolution épistémique ne possède ni convention constitutionnelle, ni document fondateur, ni date commémorative. Elle s’est constituée peu à peu. Mais elle a ses fondateurs et ses fondations.

Le rôle des guerres de religion

Les guerres de religion ont ravagé l’Europe non pendant quelques années mais pendant des générations. Elle ont ravagé non seulement le continent, mais aussi l’Angleterre. Elles ont provoqué un soulèvement de masse en Europe centrale, une révolution en Angleterre, des guerres civiles en France et des affrontements entre les armées les plus puissantes du monde. Les guerres européennes ont fauché non seulement des combattants mais aussi un grand nombre de civils.

L’historien Brad S. Gregory écrit :

Ces guerres plus-que-religieuses étaient destructrices, coûteuses et peu concluantes […] Au milieu du XVIIe siècle, elles avaient épuisé les Européens.

Elles ont laissé des traumatismes et des cicatrices dont les effets persistent encore aujourd’hui.

Nombreuses sont les guerres longues et meurtrières, mais les guerres de religion avaient de puissants motifs. Les luttes entre catholiques et protestants, et aussi entre protestants (leurs discordes internes valaient bien leurs désaccords avec les catholiques), étaient des questions de pouvoir et d’avantage politique, comme toutes les guerres. Mais il s’agissait également de théologie, d’autorité sacerdotale, d’interprétation biblique, de rituels.

Qui doit régler les conflits ?

Notons le dernier mot de la formule de Gregory :

Ces guerres plus que religieuses étaient destructrices, coûteuses et peu concluantes.

Politiquement, elles ont pris fin au milieu du XVIIe siècle avec la paix de Westphalie, pacte de non-agression dans lequel les souverains acceptaient de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures des autres et de tolérer les religions minoritaires.

Épistémiquement, le résultat était tout autant dans l’impasse.

Selon Gregory :

Dans les années 1650, les théologiens [n’étaient] pas plus près de résoudre leurs désaccords que dans les années 1520 […]Les revendications contradictoires sur la vérité chrétienne n’étaient pas davantage réglées en 1648 que dans les années 1520.

Une question encore plus importante restait également sans réponse : qui devrait régler les différends – religieux, politiques, épistémiques ? L’autorité sur la vérité appartient-elle à l’Église catholique, aux laïcs protestants, aux chefs d’État ou à d’autres ? Dans les controverses religieuses, qui décide ?

C’est la question qui avait déclenché les guerres. Pourtant, la violence n’avait pas réussi à la résoudre. Les conflits avaient prouvé la futilité coûteuse de s’appuyer sur des autorités rivales et la force des armes pour résoudre les divergences d’opinion.

Gregory écrit :

Les Européens fatigués ont commencé à chercher des alternatives.

La révolution politique de Locke

Parmi ceux qui cherchaient des alternatives se trouvait un penseur anglais nommé John Locke.

Médecin de formation, il s’est plongé dans la politique et, à cause de cela, s’est retrouvé en exil aux Pays-Bas pendant cinq ans. Il devait s’y imprégner des idées de libres penseurs comme Baruch Spinoza et Pierre Bayle. De nombreux penseurs et praticiens ont contribué à la construction du libéralisme moderne, mais si nous devion attribuer le code source à un seul homme, ce serait Locke. Il est unique parmi tous ces grands penseurs sur un point : il est à l’origine du développement de deux branches du libéralisme, politique et épistémique.

En politique, Locke n’était pas un démocrate moderne. (À son époque, personne ne l’était.) Il acceptait l’autorité de la couronne britannique et son plaidoyer en faveur de la tolérance en exceptait le catholicisme et l’athéisme. Mais il a formulé trois idées qui sont à la base du libéralisme politique.

Les droits naturels selon Locke

La première est l’idée des droits naturels : des règles fondamentales qui s’appliquent à toute personne de la naissance à la mort, règles que les autres ainsi que les souverains et les gouvernements sont tenus de respecter, et qui doivent être respectées de manière impersonnelle et réciproque. Parce qu’ils sont naturels, ces droits sont inhérents à la nature humaine et sont présents dans l’état de nature.

Ils fournissent un principe limitatif intégré à la guerre de tous contre tous. Pour Locke, les droits fondamentaux sont la vie, la liberté et la propriété (c’est-à-dire non seulement la propriété matérielle mais l’autorité sur son propre corps et sa propre conscience). Comme ces droits sont innés et non gagnés par le mérite ou conférés par la position sociale, ils sont inaliénables. Les individus sont toujours égaux dans leurs droits fondamentaux, même s’ils diffèrent par ailleurs.

Consentement et tolérance

Un deuxième principe fondamental est le consentement des gouvernés. Les gouvernements ne sont pas institués par l’autorité divine pour gouverner le peuple ; ils sont institués par le peuple pour faire respecter les droits naturels. Si les gouvernements outrepassent leur autorité ou l’utilisent pour violer les droits du peuple, a soutenu Locke, ils perdent leur droit de gouverner et peuvent à juste titre être remplacés. Le gouvernement est souverain dans le cadre de ses attributions, mais la souveraineté ultime appartient aux gouvernés.

Troisièmement, la tolérance. Les différences religieuses avaient déchiré l’Europe, en grande partie car les combattants supposaient qu’une religion était vraie, et les autres nécessairement fausses. Les fausses religions mettaient les âmes en danger et trompaient les sociétés, aussi semblaient-elles intolérables.

Les guerres de religion montraient combien l’intolérance pouvait être coûteuse en pratique, mais même ainsi, peu de penseurs remettaient en question le principe selon lequel les fausses croyances étaient dangereuses et devaient être éradiquées. Par exemple, Hobbes croyait que la stabilité de l’État dépendait de l’uniformité des croyances religieuses, ou du moins de l’uniformité de l’expression religieuse.

En revanche, Locke soutenait que la force ne peut pas sauver les âmes car elle ne peut changer les cœurs – et même si elle le pouvait, on ne peut pas compter sur les gouvernements pour discerner la vérité religieuse. En tout cas, la personne qui adore à tort ne nuit pas à autrui. Le rôle de l’État n’est pas de sauver les âmes mais de protéger les droits.

Locke n’en avait pas fini

Toutes ces idées étaient déjà présentes chez d’autres penseurs. Hobbes parlait de droits inaliénables ; les Levelers (un mouvement réformiste anglais des années 1640) avaient réclamé la souveraineté populaire ; John Milton et Roger Williams avaient plaidé pour la tolérance. Dans Locke, cependant, nous trouvons à peu près tout le code, intégré pour la première fois dans une théorie élaborée.

Les droits naturels, la souveraineté populaire et la tolérance forment ensemble quelque chose de plus grand que la somme des parties : règles impersonnelles, appliquées de manière neutre ; gouvernement limité, responsable devant le peuple; le pluralisme des croyances et un gouvernement qui protège plutôt que persécute la dissidence. Les éléments du libéralisme moderne sont tous là, même si leur élaboration et leur application seraient l’œuvre de siècles.

Si Locke en était resté là, il aurait gagné sa place de géant. Mais il n’en avait pas fini.

Apologie de Raymond Sebond de Montaigne

Michel de Montaigne était un homme politique et un avocat épuisé par les conflits de la politique et les sophismes du droit. À la fin des années 1500, il s’était enfermé dans la tour de son château familial pour écrire des Essais qui remettaient en question des idées reçues de toute sorte, y compris l’idée que les êtres humains pourraient ne jamais savoir quoi que ce soit de manière fiable.

Les guerres de la Réforme et de la Contre-Réforme avaient rendu Montaigne profondément pessimiste sur l’idée que toute vérité pouvait être affirmée avec confiance ou tout désaccord effectivement résolu. Dans le plus long et le plus influent chapitre de ses essais, Apologie de Raimond Sebond, il écrit que notre jugement nous égare souvent :

Les moindres choses du monde le font tourbillonner. Nos sens ne transmettent que des impressions des choses, de manière variable et incertaine ; pour autant que nous sachions, nous pourrions rêver ou halluciner

[…]

L’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent.

Nous pouvons nous sentir certains de la vérité, mais une telle certitude ne se préjuge pas. De sa propre expérience de l’erreur, Montaigne savait que ses propres convictions n’étaient pas dignes de confiance ; par extension, il doit en être de même pour tous les autres. On ne peut pas non plus se fier à la raison – elle est la servante de ce que nous appelons aujourd’hui le biais de confirmation, une idée que Montaigne anticipait de manière impressionnante :

Chacun rivalise pour étayer et confirmer cette croyance acceptée, avec toute la puissance de sa raison, qui est un outil souple et adaptable à n’importe quelle forme.

[…]

Le monde est rempli et imbibé de bavardages et de mensonges.

Qui sera propre à juger ?

Montaigne croyait aussi que nous sommes voués à un conflit éternel sur nos croyances : parce que deux individus ne voient, n’entendent ou ne croient pas la même chose, « nous nous disputons à chaque instant ».

Pas étonnant que « les hommes ne soient d’accord sur rien, je veux dire même les savants les plus doués et les plus capables, pas même que le ciel soit au-dessus de nos têtes ». Le fait même que tant de gens ne soient pas d’accord sur tant de choses implique que toutes les prétentions à la connaissance sont sans fondement, car au milieu de la cacophonie, pourquoi devrions-nous supposer que quelqu’un a toujours raison sur quoi que ce soit ? « Par cette variété et cette instabilité d’opinions », les opposants « nous conduisent comme par la main, tacitement, à cette conclusion de leur caractère non concluant ».

Peut-être que l’incertitude et la contestation pourraient être résolues par une autorité omnisciente.

Mais, demanda Montaigne :

Qui sera propre à juger ces différences ? Lorsque les autorités elles-mêmes ne sont pas d’accord, qui tranchera leurs différends ? En outre, personne n’est à l’abri des erreurs et des perceptions erronées, et personne n’est impartial

[…]

Nous aurions besoin de quelqu’un exempt de toutes ces qualités [de parti pris et de passion], afin qu’avec un jugement sans préjugés il puisse juger de ces propositions comme de choses qui lui sont indifférentes ; et à ce titre nous aurions besoin d’un juge qui n’a jamais été.

De Montaigne à Francis Bacon

La démolition du savoir par Montaigne semble à première vue refléter un désespoir presque nihiliste. Pourtant, il y a ici des graines de quelque chose de plus. Remarquez, dans sa discussion, l’accent mis sur le désaccord. Le problème de la vérité, laisse entendre Montaigne, est un problème social : un problème pour parvenir ou ne pas parvenir à un consensus. Le problème de la connaissance ne se concentre pas sur ce que vous savez ou ce que je sais, mais sur ce que nous savons.

Deux générations après Montaigne et deux avant Locke, le philosophe anglais Francis Bacon a adopté une partie du scepticisme de Montaigne mais l’a orienté dans une direction différente. La connaissance, écrit-il dans Novum Organum (1620), ne vient pas des croyances des chercheurs mais de leurs actions : faire des observations et réaliser des expériences qui éliminent les mauvaises réponses et nous orientent vers les bonnes.

En utilisant cette méthode, affirme Bacon, nous pouvons surmonter les défauts inhérents à nos sens et à notre connaissance (ce que Bacon a appelé Idoles tribales), les limites de nos expériences individuelles et de notre esprit de clocher (Idoles de la caverne), et les erreurs des dogmes reçus et des superstitions (Idoles de la scène).

« Bacon était un mauvais scientifique », a soutenu le sociologue des sciences Joseph Ben-David, « et à bien des égards, il n’était pas non plus un très bon philosophe. Il y avait peu de lien entre l’essor de la nouvelle astronomie et de la physique mathématique et les principes baconiens ; l’expérimentation sans théorie et la collecte de connaissances empiriques avaient produit peu de résultats scientifiques. »

L’importance de Bacon résidait dans l’implication sociale implicite que sa méthode annonçait.

La méthode expérimentale de Bacon à Locke

À une époque de guerres de croyances apparemment interminables et infructueuses, la méthode expérimentale suggérait une voie de conciliation : des choses que les gens pouvaient faire pour concilier leurs désaccords, en abandonnant la rue au profit du laboratoire.

Selon Ben-David :

En s’en tenant à des faits vérifiés empiriquement (de préférence par une expérience contrôlée), la méthode a permis à ses praticiens de se sentir membres d’une même communauté, même en l’absence d’une théorie communément acceptée. Il devenait possible pour les scientifiques d’aller de l’avant avec plusieurs points de vue concurrents sur un sujet commun et d’avoir le sentiment d’un progrès partagé et d’un éventuel consensus dans les conflits philosophiques.

Montaigne, Bacon et les guerres de religion étaient tous à l’arrière-plan lorsque Locke publia son Essai sur l’entendement humain en 1689. Il soutenait que la connaissance n’est pas innée ; ce n’est pas quelque chose avec lequel nous sommes nés. Elle ne vient pas non plus de la révélation, du moins pas lorsque la révélation est incompatible avec l’expérience ou la connaissance existante. Elle ne peut pas non plus provenir de théories générales.

La connaissance vient de l’expérience et des détails (ce que nous pourrions appeler aujourd’hui des faits et des données), que nous ne pouvons trouver qu’en regardant à l’extérieur de nous-mêmes, en étudiant le monde et en comparant des notes les unes avec les autres.

La révolution épistémologique de Locke

Si nos revendications ou hypothèses ne peuvent pas être réduites à des détails puis vérifiées par rapport à l’expérience et à la raison de nous-mêmes et des autres, elles sont en dehors des limites de ce que nous appelons aujourd’hui la « science ».

Les généralisations générales et les axiomes abstraits, a déclaré Locke, sont utiles « dans les débats, pour clouer le bec aux contradicteurs » – en d’autres termes, ils font de bons arguments pour les débatteurs – « mais [sont] peu utiles à la découverte de vérités inconnues, ou pour aider l’esprit à avancer dans sa recherche de la connaissance. »

Sans vérifier nos croyances, nous pouvons avoir connaissance de notre propre existence et de celle de Dieu, pensa Locke, mais pas beaucoup plus.

De plus, sans empirisme, nous consacrons nos erreurs.

Tous les hommes sont sujets à l’erreur, et la plupart des hommes sont très souvent, par passion ou par intérêt, tentés par elle. Les hommes bons sont également des hommes sujets aux erreurs et sont parfois chaleureusement engagés dans des erreurs, qu’ils prennent pour des vérités divines, brillant dans leur esprit de la plus vive clarté.

Ce que Locke faisait ici, c’était expulser de la respectabilité intellectuelle – du livre des règles épistémologiques – des revendications qui, parce qu’elles ne sont pas vérifiables, ne sont pas justifiables. Ces revendications, ce n’est pas un hasard, incluaient la plupart des disputes théologiques et métaphysiques, bases des guerres de religion.

Locke a vu comment des convictions incontrôlables déclenchaient des conflits sociaux irréconciliables.

La force de nos convictions n’est pas du tout une preuve de leur véracité, écrivait-il, et les hommes peuvent être aussi positifs et péremptoires dans l’erreur que dans la vérité.

L’empirisme de Locke est un principe social

En décrivant les différends qui ne peuvent être traités empiriquement, Locke utilise le mot dangereux , du moins lorsque les différends s’élèvent au niveau d’un conflit moral :

Rien ne peut être aussi dangereux que des principes ainsi repris sans questionnement ou examen ; surtout s’ils concernent la moralité, qui influencent la vie des hommes, et donnent un parti pris à toutes leurs actions.

L’empirisme de Locke est donc un principe social, et il l’a compris comme tel. Elle vise non seulement la connaissance mais aussi la paix. Combiné à son principe de tolérance, il aurait fallu que les contestataires religieux de son époque cherchent des voies pour résoudre ou mettre fin à leurs différends ; ou bien changer de sujet et parler d’autre chose, quelque chose qu’ils pourraient résoudre en trouvant des faits et en comparant des expériences, plutôt qu’en s’occupant de la révélation divine.

Voyez comme l’empirisme de Locke concorde avec les principes politiques des droits naturels et de l’égalité fondamentale. Comme tout le monde a des yeux, des oreilles et une cervelle, et parce que nous devons nous consulter pour trouver la vérité, tout le monde, pas seulement une élite, peut affirmer ses propres croyances et contester celles des autres. Les droits épistémologiques, comme les droits politiques, nous appartiennent à tous ; l’empirisme est notre devoir à tous. Aucune exception pour les prêtres, les princes ou les partisans.

Traduit pour Contrepoints par G.M. Thermeau

  1.  Jonathan Rauch est l’auteur de The Constitution of Knowledge: A Defense of Truth, dont cet article est adapté avec la permission de Brookings Institution Press, © 2021
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  • Qui décide de la vérité ?
    Apparemment ici, c’est : Anastasie.

    • « Qui décide de la vérité ? »
      Vous avez osé prononcer ce mot de 3 lettres : QUI ?
      Savez-vous que vous risquez la prison ?
      Et pas pour le moindre des motifs : Crime contre l’humanité.
      Rien que d’y penser, je suis terrifié, je me liquéfie.

  • Thermeau maître ès histoire

  • qui ne la souhaite pas ardemment, à telle enseigne ceux qui hurlent la liberté ou la mort.

  • Article érudit remplis de références. Merci.
    Je trouve pour ma part le libéralisme très intuitif: nul n’a le droit de vivre sur le dos du voisin, de convoiter ses biens, de lui faire ce qu’on n’aimerait pas qu’on nous fasse etc. etc.
    Quand je veux l’expliquer simplement j’utilise la DDHC de 1789, Jésus ou les dix commandements.

    • Vous avez tout à fait raison. Il est d’ailleurs amusant de noter que ces règles sont appliqués dans la vie quotidienne même par les socialistes les plus acharnés, et qu’ils éduquent leurs enfants selon ces principes. Mais par un curieux phénomène, des comportements réprouvés par tous sont justifiés sitôt que l’Etat en est l’auteur. Mystère insondable de la nature humaine.

      • C’est surtout que l’état n’a pas a « décider des principes » ! (N’en déplaise aux acharnés).

        Comment des politiciens peuvent-ils s’arroger le droit de « changer les mentalités » ?!?

        Il y a quand même une grosse différence entre émettre une opinion et imposer une opinion.

      • « ces règles sont appliqués dans la vie quotidienne même par les socialistes les plus acharnés, et qu’ils éduquent leurs enfants selon ces principes »

        Faut voir. Certains ont cru les imbécilités gauchistes « zéro contrainte, zéro punition », « l’enfant est naturellement merveilleux, c’est nous qui devrions apprendre d’eux ».
        .
        Dans mon village une famille d’éco-socialo-bobos était comme ça. Pendant les repas les deux petits cassaient des trucs et hurlaient des injures (à 9 ans) sous les regards attendris des parents qui ne disaient rien.
        Un des deux enfants vend de la drogue, les deux consomment, n’ont pas fini leurs études et ne sont toujours pas dans la vie active.
        Les miens sont à l’université et en école d’ingénieur. Nous étions très libéraux, mais avec un cadre et des limites claires.

        • Education minimum très certainement lié aux convictions politiques des parents (collectivisme => déresponsabilisation), je vous le concède bien volontiers.
          Mais ça m’étonnerait qu’ils aient enseigné à leur progéniture qu’il est légitime de cambrioler les bourgeois, ou que la fortune de M. Leclerc autorise à piller ses magasins.
          Et qui sait, peut-être le vendeur de drogue veut simplement lutter contre les absurdes prohibition étatique 🙂

  • L’intégralité ou presque des médias traditionnels est sous le contrôle direct du pouvoir, par les financements publics et les propriétaires. C’est la réponse a la question posée.
    Une remarque complémentaire : L’état de l’opinion global tel que les sondages et les élections le prouvent est majoritairement sous la coupe de ces médias « Mainstream » .
    Si des Facke-News intoxiquent les cerveaux, elles ne proviennent donc pas du Web, mais du pouvoir et des médias qu’il contrôle. Il faut bien avoir compris ça avant d’allumer sa télé, ou lire un journal quelconque.

  • Les commentaires sont fermés.

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