Abstention : est-il rationnel de voter ?

L’absence de clivage idéologique favorise l’abstention notamment des électeurs disposant du capital humain et politique le plus faible.

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Abstention : est-il rationnel de voter ?

Publié le 5 avril 2022
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L’abstention est un phénomène complexe qui touche toutes les démocraties des pays développés et la démocratie française en particulier. Elle est devenue l’un des symboles de la crise que les démocraties traversent au XXIe siècle.

La sociologie électorale privilégie l’approche inductive et fait régulièrement le point sur l’évolution du profil des abstentionnistes. L’économie politique préfère l’approche déductive et l’hypothèse de rationalité.

Elle pose une question simple : est-il rationnel de voter ?

Cet article souhaite montrer comment l’économie du vote peut renouveler les débats autour du fort taux d’abstention constaté lors des élections régionales.

Un individu rationnel ne devrait pas voter

À la question « est-il rationnel de voter », la réponse est Non, car la probabilité pour que le bulletin de vote de chaque électeur soit décisif est quasiment nulle. Dans ces conditions, un individu rationnel devrait ne pas voter. L’économie du vote renverse le problème. Il ne s’agit plus de se demander pourquoi les électeurs n’utilisent pas leur pouvoir électoral, mais de savoir pourquoi ils participent aux élections alors que la probabilité pour eux d’être décisifs est quasiment nulle.

L’une des premières réponses données à cette question est l’existence d’un biais de perception.

Les électeurs participent aux élections parce qu’ils surestiment la probabilité d’être décisif. Ce biais d’évaluation peut s’expliquer par l’incertitude. L’électeur ne sait pas si les autres vont aller voter.

S’il pense qu’il sera seul à le faire, il va voter car il sera objectivement en position de décideur. L’abstention est pour cette raison plus forte chez les sujets ayant pris conscience que leur bulletin n’avait aucune chance d’être décisif que chez les autres. Une vieille démocratie favorise l’apprentissage et une telle prise de conscience.

L’abstention est aussi d’autant plus forte que le coût du vote est grand. Il y a un coût en temps (déplacement) qui est plus ou moins fixe et un coût en information. Tout ce qui augmente les coûts de l’information politique favorise l’abstention. Pour bien voter et sélectionner le bon candidat il faut être informé. Cela explique pourquoi les électeurs les moins insérés socialement et au capital humain le plus faible sont aussi ceux qui participent le moins aux élections.

Plus les coûts d’information sur la compétence des présidents de région sont importants, moins les électeurs votent.

Lorsque les campagnes électorales sont plus courtes, l’information gratuite qu’elles livrent est diffusée en moins grande quantité. Ce qui augmente le coût du vote et finalement l’abstention. Ce fût le cas pour les élections régionales.

Lorsque l’idéologie ne peut plus être utilisée pour réduire les coûts de compréhension des débats électoraux, le coût du vote augmente et l’abstention aussi. Ce qui explique l’échec du Rassemblement national et la faible participation de son électorat.

Ce qu’il faut comprendre ici est que l’idéologie politique est ce que certains spécialistes de science politique appellent un raccourci cognitif (shortcuts), un raccourci pour comprendre les débats politiques et les choix de politique publique. Elle est un moyen d’anticiper les décisions du gouvernement et de les comprendre.

Le clivage droite/gauche est ici pensé comme un signal. À chaque idéologie correspond un type de politique.

La droite luttera contre l’inflation, la gauche contre le chômage. La droite sera le parti de l’ordre et de la protection des propriétaires alors que la gauche sera le parti du progrès social et de la socialisation des ressources.

L’idéologie et ses clivages simplificateurs doivent ainsi être pensés comme des moyens de réduire les coûts de la communication politique, de baisser les coûts de coalition, c’est-à-dire créer les conditions de la création des partis politiques et de limiter les problèmes d’agence.

Si on s’en tient à l’effet de l’idéologie politique sur les coûts de communication, il faut faire remarquer que la droite et la gauche utilisent un vocabulaire particulier qui permet aux électeurs de savoir à moindre coût quel est le positionnement du candidat et quel est son programme. Les mots en politique sont connotés idéologiquement afin de réduire les coûts de communication entre les candidats et les citoyens.

Le discours politique repose ainsi sur des mots idéologiquement marqueurs (nationalisme, libéralisme, socialisme, communisme, gaullisme, etc.) qui facilitent le placement sur l’échiquier politique et jouent le rôle de la monnaie sur le marché. Chaque parti s’approprie des mots. À chaque mot correspond une marque ou un parti. À chaque marque correspond une association mentale.

Le parti politique est en ce sens un label qui sert de raccourci pour les électeurs. Si l’électeur ne sait pas qui sont les candidats, il vote pour le parti, une marque. L’électeur cherche à confirmer cette association par la parole d’experts ou quelques informations supplémentaires.

L’idéologie est donc particulièrement pertinente dans un contexte de fragmentation et de volatilité des partis politiques, car les étiquettes fournissent des moyens pour les électeurs de s’ajuster de manière pertinente aux évolutions des choix sociaux. La démocratie devient alors une procédure où les discours des agents sont structurés et répartis selon leur idéologie.

Dans un monde où la gauche et la droite sont différenciées, identifiables sans un lourd investissement en information, l’idéologie est le meilleur moyen de réduire les coûts du vote et finalement de favoriser la participation électorale.

En revanche, l’absence de clivage idéologique distord ce signal et augmente le coût de la formation de ses choix politiques (Facchini et Jaeck 2019). Elle favorise l’abstention notamment des électeurs disposant du capital humain et politique le plus faible. L’indifférenciation idéologique est, en effet, moins dommageable pour les électeurs à haut capital humain que pour les autres. L’abstention se développe alors par le bas.

Le processus d’indifférenciation idéologique s’auto-entretient, car les électeurs qui s’expriment sont les plus compétents et n’ont pas besoin du signal idéologique. Progressivement, les électeurs les moins compétents sont évincés du débat politique car ils ne le comprennent plus. Ils s’abstiennent parce qu’ils ne savent plus quelle décision prendre. Les coûts de formation des préférences politiques augmentent dans un monde d’indifférenciation idéologique et favorise ainsi l’abstention.

La figure ci-dessous montre la concomitance des deux phénomènes : l’indifférenciation d’un côté et l’abstention de l’autre.

 

 

Sources : Pour les niveaux d’abstention. Lancelot (1968: 119) et Ministère de l’intérieur. Pour la confusion idéologique. L’évolution du clivage gauche droite en France (1981/2002). Pour les années 2011 à 2018 Baromètre confiance en politique Vague 3 octobre 2013, CEVIPOF, « aujourd’hui la notion de droite et de gauche ne veulent plus rien dire ? »

 

L’abstention aux élections régionales peut être interprétée comme la conséquence de cette évolution. Elle est renforcée au niveau régional car l’information nécessaire pour différencier les programmes et les bilans des présidents de région est coûteuse à obtenir. Ce qui explique que les électeurs les plus radicaux soient les seuls à percevoir un enjeu, plus idéologique que programmatique.

Ce rôle bien documenté de l’idéologie dans la compréhension de la décision électorale, est enfin un moyen d’aborder l’échec aux élections régionales du Rassemblement national.

Le succès du RN est en partie lié à sa capacité à faire voter des électeurs à faible compétence politique et à bas capital humain. Tout ce qui limite les clivages politiques et complexifie les enjeux politiques nuit à la capacité de ce parti à rassembler son électorat. La stratégie dite de dédiabolisation du RN a de plus favorisé la confusion et le désintérêt des électeurs les moins compétents.

Si on ajoute à ce fait de dimension nationale, la difficulté de créer des clivages forts pour une élection régionale où les débats sont de nature plus technique que politique et les différences entre les programmes très tenues, on comprend l’échec du RN dans un contexte politique favorable à la confusion idéologique.

Le contexte est favorable à la confusion, car le parti du président de la République et le Président Macron cherchent à construire leurs identités politiques sur la déconstruction des anciens repères. Le dernier discours du Président Macron était probablement un modèle du genre puisqu’il utilisait aussi les mots de la droite comme travail et mérite que les mots de la gauche comme justice et égalité.

Une telle stratégie peut décourager les électeurs les moins qualifiés et fidéliser les électeurs à forte compétence politique. Elle conduit à anticiper des victoires électorales construites à dessein sur l’éviction cognitive de tous les électeurs ayant besoin de forts clivages pour réduire leurs coûts de la participation aux élections.

 

Aller plus loin : Facchini, François and Louis Jaeck 2019. Ideology and The Rationality of Non Voting, Rationality & Society, 31 (3), 1-22.

 

Un article publié initialement le 21 juillet 2021.

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  • L’article ne parle que de l’abstention. Ne serait il pas pertinent de lier le vote blanc à ce phénomène ?

    • @C2MR « vote blanc » comme c’est amusant , il y a fort à parier que les historiens du futur fassent une interprétation détournée . Bref le vote blanc non pris en compte effectivement est une insulte à ceux qui refusent le non choix orchestré depuis des lustres

      • « des électeurs à faible compétence politique et à bas capital humain »
        C’est l’explication donnée par l’auteur pour l’abstention qui serait une sorte de rejet viscéral de ce que l’on ne comprend pas. Le vote blanc jamais pris en compte me semble à terme et par un phénomène d’usure propre à pousser les électeurs à l’abstention. Mais c’est peut-être voulu? Vu que tous les gouvernements depuis des lustres freinent des quatre fers pour rejeter le vote blanc aux oubliettes!

  • Article intéressant

  • En Belgique le vote est obligatoire. La coalition gouvernementale actuelle constituée 494 jours (!) APRÈS les élections est poétiquement surnommée « Vivaldi » et comporte 7 partis politiques entre les libéraux et les écolos. Seuls les marxistes wallons et les droitiers flamands ont été écartés. Cette coalition est l’alliance de la carpe et du lapin. Tous les principes, toutes les valeurs affichés par ces partis aristocratiques et héréditaires sont négociables dans le grand marchandage rituel entre copains et coquins. Une femme voilée a été nommée ministricule pour légalité hommes-femmes. Nous avons 9 ministr(icule)s de la santé… Moi, je ne me sens plus représenté par personne. Jamais on ne m’a consulté au sujet des décisions qui impactent directement ma vie. L’immigration, la religion écologiste et son inquisition par exemple. Combien de lois et des réglementations votées dans mon pays ne sont que des transcriptions de directives émises par la commission européenne ?
    Moi je ne veux plus cautionner cette mascarade par mon vote. Alors je paierai l’amende, le prix de ma liberté de penser.

    • @batzap une petite chanson de circonstance m.youtube.com/watch?v=8EL3HeZicFk

    • Bien d’accord. Pour la part, j’ai émigré en France, un rêve de jeunesse.

      Bien réveillé aujourd’hui, je regrette un peu le bordel politique et institutionnel belge, dans lequel les tyranneaux à la Mac.ron ne disposent d’à peu près aucun pouvoir réel (si ce n’est d’aggraver le foutoir ambiant).

      • @simdew ayant vécu en Belgique 6 ans je confirme. Il y a un taux de nuisance étatique où le désordre finit par être un avantage ;-). Ceci dit les Belges sont supérieurs aux français pour trois raisons : ils ne se prennent pas pour le nombril du monde, le pragmatisme l emporte toujours ainsi qu une volonté innée d arriver à un compromis. Vive la Belgique ! Je vote pour le rattachement de la France à la Belgique. (Et surtout pas l inverse)

    • Pour ma part, pardon.

  • Encore un signe du délitement de notre civilisation. On laisse la gestion de la cité à des responsables élus par un petit nombre d’activistes non représentatifs de la volonté du peuple…..Méa culpa, méa culpa…faudra pas pleurer …

  • Article intéressant.

    Toutefois, il ne traite que du vote « positif », i.e. le fait de voter pour un candidat (ou une liste) qui, selon l’électeur, représente plus ou moins ce qu’il souhaite, ses valeurs, etc.

    Par contre, il n’est pas fait mention d’une autre motivation, complémentaire ou alternative, à savoir décider de voter pour faire barrage à un candidat ou à une liste dont le programme ou les idées sont détestables à ses yeux. Cela a été mon cas lors des récentes élections : je voulais barrer la route aux escrologistes et leurs complices car, à mon avis, leur arrivée au pouvoir représente le pire cas de figure car elle entraîne des désastres, comme on le verra de plus en plus dans les villes dont le maire est escrologiste (Bordeaux et Lyon notamment). Sachant que ces gens-là sont passés grâce à une (très) forte abstention, je n’ai pas voulu m’effacer devant eux et j’ai donc voté, sans joie mais avec détermination, pour leur faire barrage.

    Cela dit – les chiffres de l’abstention lors des récentes élections le montrent – cette « motivation négative » n’incite pas non plus beaucoup d’électeurs à voter.

    La réflexion sur cette grave crise de notre démocratie est donc indispensable et je remercie l’auteur de l’article d’y contribuer de manière sérieuse et documentée, ce qui change des propos superficiels et des imprécations creuses.

  • Depuis quand la gauche lutte contre le chômage? C’est elle qui l’engendre en poussant les entreprises à la faillite par ses mesures anti-économiques (35 heures) et démagogiques, ainsi que ses règlements débiles! Elle adore tellement les pauvres et les chômeurs qu’elle en crée en quantité, le mandat de Hollande (+ Macron) ce fut 1 million de chômeurs supplémentaires!

    • @virgile oui mais c est « normal  » les écolos ne luttent pas non plus pour la planète, les antiracistes contre les discriminations (mais pour) et il y a fort à parier que si mme le pen est élue, l immigration fera un bond sans précédent.

  • Je peux me tromper, mais cet article a tout d’analyse sociologique « en chambre ». D’où l’auteur tire-t-il ses assertions sur les motivations des électeurs ? Sous sa plume, ceux-ci semblent n’être que des êtres de raison, des entités abstraites. Et les motivations qu’il leur prête tirées d’un chapeau. Avec, en prime, une insulte élégamment tournée à l’encontre des électeurs du RN.

  • J’ai pas bien compris : du coup, l’auteur est contre le système démocratique par vote majoritaire ? Du coup, pourquoi critique-t-on la Russie ou la Chine et ses élections fakes ?
    Plus sérieusement, si on avait un système à un tour, pas de président, prise en compte du vote blanc, un seuil minimum de votants, et une consultation des citoyens tous les mois sur certains sujets important (par exemple), ça serait en effet moins pire.

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