En 1926, les entraves à la migration tuaient déjà en Méditerranée

La létalité des contrôles migratoires doit être réinscrite dans une histoire longue des prétentions à entraver les circulations humaines.

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Migrants en bateau by Coast Guard News(CC BY-NC-ND 2.0)

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En 1926, les entraves à la migration tuaient déjà en Méditerranée

Publié le 21 juillet 2021
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Par Emmanuel Blanchard.
Un article de The Conversation

Alors que la « liberté de voyage » avait été reconnue aux « indigènes » par la loi du 15 juillet 1914, les circulaires Chautemps de 1924 établirent un nouveau régime de contrôle migratoire entre les départements d’Algérie et la métropole. Les promesses d’égalité formulées à la fin de la Première Guerre mondiale s’estompant, les arguments des partisans d’un contrôle des déplacements furent entendus.

Les « Algériens musulmans » furent les seuls passagers ciblés par la mise en place d’autorisations de traversée, officiellement destinées aux personnes embarquant en 3e ou 4e classe. Jusqu’à la suppression (provisoire) de ces dispositions à l’été 1936, une partie des voyageurs les contournèrent en embarquant clandestinement à fond de cale, périples qui prirent parfois un tour dramatique rappelant que la létalité des contrôles migratoires doit être réinscrite dans une histoire longue des prétentions à entraver les circulations humaines.

Un « drame » médiatisé

Il reste peu de traces de ces traversées macabres de la Méditerranée mais la presse de l’époque se fit un large écho de « l’horrible drame du Sidi Ferruch ». Le 27 avril 1926, à la suite d’une dénonciation, onze Marocains embarqués clandestinement à Alger furent découverts asphyxiés dans les cales du bateau éponyme qui faisait escale à Marseille.

Comme le décrivent des rapports de police conservés aux Archives des Bouches-du-Rhône, ils avaient été cachés « dans les ballasts du navire, sous les machines » où la température pouvait monter jusqu’à 70 degrés. Dix-neuf autres « passagers » furent retrouvés sains et saufs dans la soute à charbon, mais une inconnue demeura à propos du sort d’éventuelles autres victimes qui auraient pu être ensevelies sous les 285 tonnes de combustible entreposées dans les cales du bateau.

Le Sidi Ferruch repartit en effet vers Bougie (actuelle Bejaïa, sur la côte à l’est d’Alger) sans qu’une fouille complète ait pu être effectuée, tandis que les survivants, après avoir été interrogés, étaient refoulés vers Alger d’où ils avaient embarqué.

Quatre matelots corses, désignés comme ayant procédé à l’embarquement, furent placés sous mandat de dépôt et des suspects (« marocains », « algériens » ou « européens ») ayant opéré depuis Alger, comme rabatteurs ou organisateurs du trafic, furent recherchés, apparemment sans succès. Hormis la désignation d’un juge d’instruction, les suites judiciaires de l’affaire ne nous sont d’ailleurs pas connues.

L’écho donné à la « tragédie du Sidi Ferruch » permit d’apprendre que ces cas de morts en migration n’étaient pas isolés : ainsi, le 9 avril 1926, le vapeur Anfa, un courrier parti de Casablanca, avait lui aussi été au centre d’une affaire d’embarquements clandestins nécessitant plus d’investigations que le simple refoulement des « indigènes » découverts à leur arrivée.

Alors qu’une douzaine de clandestins cachés dans des canots avaient été débarqués à Tanger, ceux dissimulés à fond de cale ne furent découverts qu’en haute mer. Deux d’entre eux étaient morts par asphyxie. Le timonier dénoncé par les survivants aurait fait des aveux immédiats et se serait suicidé avec son arme personnelle.

Incidemment, et sans faire état d’une quelconque surprise ou volonté d’enquêter, le commissaire spécial de Marseille rapporta alors à ses supérieurs de la Sûreté générale que trois corps avaient été « immergés » avant l’arrivée dans le port de la cité phocéenne. On imagine avec quelle facilité il pouvait être possible pour les capitaines de navires, véritables « maîtres à bord », de faire disparaître des cadavres de clandestins sans que personne ne s’en inquiète.

Récépissé de demande de carte d’identité délivré par la police des ports de Marseille, mise en cause pour sa propension à régulariser ainsi, moyennant finances, la situation d’Algériens et Marocains « embarqués clandestinement ».
Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 4M 2361

Des victimes sans noms

Dans ce cas, comme dans celui du Sidi Ferruch, l’identité des victimes ne fut jamais établie : l’absence de papiers suffisait à justifier cet anonymat, sans qu’aucune autre forme d’attestation soit recherchée, y compris auprès des survivants promptement refoulés vers leur port d’embarquement. Selon toute probabilité, les cadavres qui n’avaient pas été immergés faisaient l’objet d’une « inhumation administrative » (enterrement « sous X » dans une fosse commune réservée aux indigents) dans un cimetière de Marseille.

Il est donc impossible d’établir la moindre estimation du nombre des « morts en Méditerranée » provoqués par l’introduction d’un « délit d’embarquement clandestin » (loi du 30 mai 1923) et de restrictions à la circulation entre le Maroc (1922) – puis l’Algérie (1924) – et la métropole. Le « drame du Sidi Ferruch » ne peut cependant être considéré comme un événement isolé, même s’il fut le seul à attirer l’attention de la grande presse.

Ainsi, au cours des mois suivants, des militants du secrétariat colonial de la CGTU dénoncèrent la répétition de ces événements : la brochure L’indigénat, code d’esclavage (1928) rappelle plusieurs cas d’Algériens sortis « agonisants » ou de Nord-africains descendus de bateau « dans un état de santé alarmant ». Surtout, elle signale que pour échapper aux contrôles, ces clandestins évitaient les grands ports et pouvaient s’entasser dans de simples voiliers : quatre morts par dénutrition, après 23 jours de voyage, furent ainsi découverts le 25 février 1927, à Port-la-Nouvelle (Aude).

Dix ans plus tard, Saïd Faci suggérait dans L’Algérie sous l’égide de la France (1936) que les morts à fond de cale étaient bien plus nombreux que les seuls cas recensés : « qu’importe que les indigènes meurent pourvu que les colons algériens aient de la main-d’œuvre à bon marché », écrivait-il, afin de dénoncer les funestes conséquences des restrictions à la libre circulation entre l’Algérie et la métropole.

Il est vrai qu’avant même que la relative émotion suscitée par les cadavres du Sidi Ferruch ne retombe, les réactions officielles avaient été sans surprise : Octave Depont qui faisait alors figure de principal expert en « émigration nord-africaine » fit ainsi savoir dans la presse que « l’indigène sans papiers devait être renvoyé en Algérie ».

L’objectif affiché était « de tarir l’émigration clandestine qui, ces derniers temps, a pris un développement redoutable », tout en évitant « les centaines de morts » en mer qu’Octave Depont évoquait sans plus de précisions (Le Petit Versaillais, mai 1926). Son appel à une répression plus sévère fut entendu et les peines relatives à la loi du 30 mai 1923 qui avait défini le délit d’embarquement clandestin furent alourdies (loi du 17 décembre 1926).

Contourner les contrôles migratoires

Les contournements des contrôles ne semblent pas avoir diminué dans les années suivantes, même si la plupart des candidats au départ cherchaient à éviter les modes opératoires les plus périlleux, en particulier les embarquements à fond de cale. Un certain nombre de Marocains, passés par Oran sans avoir pu réunir les faux documents et autres autorisations achetées qui auraient pu leur donner l’apparence d’Algériens en règle, devaient cependant s’y résoudre.

Des Algériens munis de faux papiers étaient aussi interpellés à Marseille et immédiatement refoulés, mais la plupart de ces migrants clandestins, ou harragas, bénéficiaient de complicités qui leur permettaient d’échapper aux contrôles à l’arrivée.

« L’horrible drame du Sidi Ferruch », Le Petit journal illustré, 16 mai 1926.

 

Une fois passée la flambée politico-médiatique suscitée par l’affaire du Sidi Ferruch, la question des trafics de pièces d’identité et des « embarquements clandestins » resurgit périodiquement, en fonction notamment des mobilisations en faveur d’un durcissement des contrôles.

Cette politisation rend d’autant plus délicate toute évaluation du poids et des conséquences de « l’émigration clandestine ». Les refoulements depuis Marseille étaient relativement peu nombreux (de l’ordre de quelques dizaines par mois), mais les capitaines de navire avaient tout intérêt à faire débarquer discrètement les clandestins découverts en mer plutôt qu’à les dénoncer, au risque de devoir prendre en charge leur voyage retour.

Les plus lucides des policiers reconnaissaient d’ailleurs que le nombre des « clandestins » et les risques qu’ils étaient prêts à encourir dépendaient avant tout de la rigueur de la législation et des contrôles en vigueur. Ces constats furent cependant peu mobilisés au service d’argumentaires en faveur de la liberté de voyage, sinon par les militants anticolonialistes qui voyaient dans ces contrôles et leurs dramatiques conséquences humaines une des déclinaisons de « l’odieux Code de l’indigénat ».


Cet article est également à retrouver sur le site de l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE).

Emmanuel Blanchard, Maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, fellow de l’Institut Convergence Migrations, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • Intéressant article, exemple de plus pour montrer que l’Algérie n’a jamais été un département comme les autres . Une fois dit ça oui , le franchissement de frontières a toujours été dangereux . L’auteur semble prôner la libre circulation , c’est un point de vue , mais jusqu’à présent personne ne le pratique , pourquoi ?

    • Pourquoi? mais par peur de l’autre, par égoïsme, par peur de perdre un peu ce que l’on a ou ce que l’on a obtenu, par peur d’être confronté à d’autres cultures…
      Et bien sur parce qu’à petite échelle cela crée effectivement ne nombreux problèmes et que tant que la libre circulation n’est pas universelle et donc non réciproque, elle générera toujours beaucoup de problème… Mais c’est déjà quelque chose que de vouloir y croire un peu…

      • Quand le sens est Sud-Nord c’est une « migration », c’est noble et beau, on a l’obligation morale d’ouvrir nos bras, nos maisons, nos portefeuilles.
        Quand c’est dans le sens Nord Sud, c’est de la « colonisation », c’est horrible, c’est un « crimcontrlhumanite » dixit Moncon 1er.
        Ben voyons. ..
        Deux poids deux mesures ?
        Pile je gagne face tu perds ?
        Ce qui est à moi est à moi ce qui est à toi est à moi ?
        Pauvres gauchistes, autant de cohérence qu’une telenovela brésilienne. .

      • puis je m’installer chez vous sans votre accord ??? même si vous répondez oui je n’en crois rien et ce qui est vrai pour un individu l’est tout autant pour une nation !!!!

      • @pady pour savoir si l on peut défendre une idée, le premier test est de se l appliquer à soi même. Pady votre maison a t elle une porte ? Si oui, est elle utilisée pour empêcher les gens de sortir /de rentrer ? Si c est l option 2, Invitez vous à dormir/manger tous les gens qui se présentent à votre porte ? Si oui, vous pouvez défendre votre point de vue , sinon vous faites de la charité de façade. En ce qui me concerne j ai une porte et il m est arrivé d accueillir mon prochain pour des périodes assez longues .

  • The conversation est un média très nettemant marqué à gauche, moyennant quoi . . . je m’abstiens d’aller plus avant .

  • Cheznous lorsque l’on était pas content de notre roi, on lui coupait l

  • Liberté de circulation ; entraves à la migration …!! mélange de vocabulaire militant !!! La liberté de circulation n’est pas un droit à l’immigration et chaque pays comme chaque individu est libre d’accueillir chez lui qui il veut !!! Ceux qui ont refusé de se plier aux règles et en on péri sont coresponsables de leur malheur ( avec les rabatteurs ) !!! Assez d’articles militant pour une repentance aussi inutile qu’injustifiée !!!!

  • Qu’est-ce que c’est que cette histoire de « liberté de voyage » ? Et la liberté des gens de désirer que leur pays ne se transforme pas en hall de gare, l’auteur en fait quoi ? Toujours cette même mentalité catastrophique qui consiste à ne prendre en compte que les grands principes moraux (la générosité, le devoir d’accueil, etc), sans prendre en compte les conséquences. Facile, trop facile. On voit les conséquences aujourd’hui de cette mentalité. Est-ce que l’auteur laisse sa porte toujours ouverte ? Je suis prêt à parier qu’elle est munie d’un verrou.

    • Les socialistes sont des coucous.
      Ils vivent sur le dos des autres dans des endroits qui ne subissent par leurs politiques immigrationniste et font accueillir les immigrés par ceux-là même qu’ils extorquent. L’auteur maître de conférences à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines habite dans un des quartiers les plus riche et les moins divers de France.

      • Je n’en peux plus de ces donneurs de leçons qui jouent aux généreux sans jamais rien payer. Ça me rappelle le sketch de Francis Blanche « Il PEUT le faire, on l’applaudit bien fort ! »

  • Les luttes de pouvoir sont une composante essentielle des sociétés humaines.
    L’immigration sert à la gauche d’instrument de domination depuis 40 ans, par chantage à la misère, par diabolisation, par clientélisme électoral, par extorsion et contrôle des flux d’argent « sociaux ».
    Friedman avait parfaitement compris le problème, on ne peut pas avoir des états sociaux ET des frontières ouvertes.
    Quant aux pays émetteurs de misère qui n’ont jamais été libéraux et ne sont pas prêt de l’être, leurs vagues gains de productivité sont plus qu’absorbés par une natalité galopante entretenue en plus par les flux « d’aides » des « bons » samaritains et l’émigration dans nos pays qui renvoie une partie de nos richesses aux pays en empêchant toute reforme endogène.
    .
    CPEF possiblement définitivement car le balancier ne reviendra jamais côté libéralisme avec des populations qui n’ont jamais eu de culture libérale ou de système politico-religieux compatible avec le libéralisme.
    .
    La démographie est une composante essentielle de la géopolitique, au temps de Napoléon, la France était démographiquement parlant la « chine » de l’Europe.
    À quel point il est trop tard est la bonne question pour la France.

  • Les commentaires sont fermés.

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