Entreprise à mission : Emmanuel Faber, Milton Friedman, un partout balle au centre

L’économie est intrinsèquement sociale, et le social se nourrit d’économie. La distinction entre les deux est contre-productive.

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Milton Friedman (Crédits : The Friedman Foundation for Educational Choice, licence Creative Commons)

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Entreprise à mission : Emmanuel Faber, Milton Friedman, un partout balle au centre

Publié le 17 mars 2021
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Par Philippe Silberzahn.

Ainsi donc, le conseil d’administration de Danone a fini par écarter son PDG emblématique Emmanuel Faber, sur la sellette depuis plusieurs semaines en raison des mauvaises performances du groupe.

Il y a à peine neuf mois, il lançait pourtant triomphalement « Vous avez déboulonné la statue de Milton Friedman » à ses actionnaires qui venaient de voter à 99,42 % pour la transformation de Danone en société à mission, une première pour une entreprise du CAC40.

Le bon vieux Milton semble avoir pris sa revanche assez rapidement, et certains s’en réjouiront, mais l’affaire nous en apprend surtout sur les risques d’appuyer sa stratégie sur un mauvais modèle mental, en l’occurrence ici sur la dichotomie entre l’économique et le sociétal, et en prétendant faire passer le second avant le premier.

En un sens, les actionnaires et autres parties prenantes de Danone étaient prévenus : en clouant Friedman au pilori, Emmanuel Faber énonçait clairement qu’avec lui, ce ne seraient pas les profits qui passeraient en premier. Ils n’ont pas été déçus. La sous-performance de ces dernières années ne doit donc pas être une surprise, et elle n’est pas un accident.

Pour autant, elle a des conséquences : Danone a très largement sous-performé ses concurrents, son cours de bourse est en berne, et la réorganisation décidée à l’automne se traduit par 2000 licenciements, ce qui fait désordre pour une entreprise à mission mettant en avant son impact sociétal.

Ce coup de barre financier puis le départ du PDG si proche des annonces ambitieuses de juin 2020 compliquent la stratégie du groupe qui est devenue très incertaine. Cette situation résulte d’une double confusion : sur la pensée de Friedman, souvent citée et mal comprise, et sur la relation entre l’économique et le sociétal.

Friedman : une pensée mal comprise

La déclaration d’Emmanuel Faber reposait en premier lieu sur une incompréhension très courante de la pensée de Friedman.

Cette incompréhension prend deux formes.

D’une part, sur la citation elle-même. Friedman écrit :

Il n’y a qu’une seule responsabilité de l’entreprise – utiliser ses ressources et s’engager dans des activités conçues pour accroître ses profits.

C’est la phrase que tout le monde cite, mais elle est tronquée.

Elle se poursuit ainsi :

… à condition qu’elle respecte les règles du jeu, ce qui signifie qu’elle s’engage dans une concurrence ouverte et libre sans tromperie ou fraude.

Cette deuxième partie montre bien que pour Friedman, la recherche du profit ne peut exister sans un respect des règles et de l’éthique. On est bien loin du « sans foi ni loi » caricaturant sa vision du rôle de l’entreprise. L’économie ne se réduit pas à un flux de profit amoral, existant indépendamment de la société dans laquelle ils prennent place.

D’autre part, la deuxième forme que prend l’incompréhension des propos de Friedman consiste à comprendre sa position comme égoïste, où l’entreprise refuserait de contribuer à la société. Or ce n’est pas du tout ce que dit Friedman.

Lorsqu’il dit que la responsabilité de l’entreprise est de faire des profits, il entend dire que l’action sociale et caritative, très importante, doit être faite par d’autres ; c’est-à-dire qu’il entend limiter le rôle de l’entreprise privée dans l’espace public.

Vouloir que celui-ci ne soit pas accaparé par des entreprises privées, et que d’autres institutions y jouent un rôle, c’est-à-dire en pratique refuser son appropriation par des intérêts privés, me semble une position défendable, en particulier à gauche, en tout cas très loin d’une position extrémiste de droite attribuée à Friedman.

Entreprise à mission : le contresens d’opposer responsabilité sociétale et recherche de profit

La déclaration d’Emmanuel Faber repose en second lieu sur une dichotomie entre économique et social. Celle-ci n’est pas nouvelle. Historiquement, la responsabilité sociale de l’entreprise et sa mission ont été conçues comme un supplément d’âme, quelque chose qui devait venir en plus d’une performance économique jugée en elle-même moralement discutable. Récemment, la notion a évolué vers une conception plus radicale selon laquelle elle doit venir avant la performance économique. C’est celle d’Emmanuel Faber lorsqu’il brocarde Friedman.

Mais opposer économique et social est un modèle mental, c’est-à-dire une croyance. Ce modèle repose sur une vision du monde dans lequel il y aurait la société d’un côté et l’économie de l’autre, les deux étant bien séparées, et cette dernière étant un espace purement matériel, physique, bestial en quelque sorte, en tout cas inférieur moralement.

Il n’en est rien bien sûr. L’économie est intrinsèquement sociale, et le social se nourrit d’économie. La distinction entre les deux est contre-productive. Danone emploie 100 000 personnes, gère 80 sites de production, nourrit la planète avec des produits de qualité, maintient un savoir-faire français au niveau mondial, fait vivre des fournisseurs français, donne leur fierté à des régions entières et des milliers d’acteurs économiques. Enfin bref, comme contribution sociétale c’est plutôt pas mal. Essayez de distinguer l’économique du sociétal là-dedans !

Entreprise à mission : pas d’argent, pas de Suisse !

Non seulement opposer économique et social est contre-productif, mais inverser la priorité, en faisant passer l’impact sociétal avant l’impact économique, c’est s’enfoncer un peu plus dans l’ornière du mauvais modèle.

Une entreprise performante embauche et recrute des employés, fait vivre des régions, cotise à la sécurité sociale et paie des impôts. Elle dégage des ressources pour économiser ses matières premières et avoir un meilleur impact environnemental.

Au contraire, le manque de performance économique pénalise l’entreprise qui investit moins. Du coup, elle se développe et embauche moins et finit même par licencier. Elle gaspille des ressources, paie moins d’impôts et moins de charges sociales. Son inefficacité est une charge croissante pour la société qui commence à devoir indemniser les chômeurs qu’elle produit. Et donc son impact sociétal et environnemental positif diminue.

C’est embêtant ça, rapport aux promesses de juin 2020 !

« Pas d’argent, pas de Suisse ! » dit l’adage populaire. Si Emmanuel Faber avait vraiment lu Milton Friedman, il aurait compris que pour avoir un impact sociétal et environnemental positif, il faut d’abord bien gérer son entreprise afin qu’elle soit performante économiquement. C’est une condition nécessaire, même si elle n’est bien sûr pas suffisante.

Et ce n’est pas seulement vrai pour les entreprises. Un pays a besoin d’entreprises performantes qui se développent, sinon il s’appauvrit, et un pays pauvre ne peut pas avoir de système social développé. Il ne peut faire de social, et encore moins d’environnemental, sans une économie forte, c’est-à-dire sans des entreprises bien gérées et performantes. Tout le reste est littérature.

Come back Milton, all is forgiven !

La difficulté repose ici sur un mauvais modèle mental, celui qui oppose économique et social. Il nous enfonce dans une ornière, avec les gentils sociaux, qui vont crier à la trahison du grand capital, et les méchants financiers, qui vont à peine cacher leur soulagement d’avoir réussi à virer un PDG militant.

Il faut s’affranchir de cette dichotomie. En juin 2020, la mission que les actionnaires de Danone ont approuvée s’énonce ainsi :

La société entend générer un impact social, sociétal et environnemental positif.

Sortir du modèle mental opposant le social et l’économique constituerait un premier pas pour transformer cette mission d’ornière en plateforme. Milton, welcome back.

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  • Oui bon..
    Tout cela est de la morale a papa. L’argent c’est sale, l’entreprise pas bien.
    Danone fait des yaourts, et les vend à des clients.

  • Ce Faber n’avait pas lu la » Fable des abeilles » de Mandeville.
    Un peu de culture ne fait jamais de mal et évite bien des sottises…

  • Faber n’a pas lu Friedman et ce n’est pas le seul parmi tous nos dirigeants politiques aussi qui ne pensent que social surtout avec l’argent des autres,des actionnaires peuvent dire stop plus les contribuables.

  • A l’époque idole des médias et des bobos,le patron social trop génial,à dégager,dans le cul la balayette

  •  » la responsabilité sociale des entreprises est d’ augmenter les profits  » Milton Friedman.Et rien d’ autre .Tout le reste est de la mauvaise littérature.

  • « Elle se poursuit ainsi :

    … à condition qu’elle respecte les règles du jeu, ce qui signifie qu’elle s’engage dans une concurrence ouverte et libre sans tromperie ou fraude.

    Cette deuxième partie montre bien que pour Friedman, la recherche du profit ne peut exister sans un respect des règles et de l’éthique. »

    L’éthique se résume à respecter les régles!? Bien sur que non.

    Du coup, je ne comprends pas en quoi la citation (compléte) de Friedman montre qu’il a été un PDG éthique.

  • faudrait sans doute par commencer à donner plus de corps à tous ces mots social éthique …

    est ce que les aides dites sociales font vraiment du social..???

  • Robert Barro avait pondu un petit papier il y a de cela quelques années dans le quel il montrait que Bill Gates avait plus contribué à la société quand il était le « grand méchant dirigeant du grand méchant Microsoft » que depuis qu’il est le « gentil philantrope » et que le bien qu’il arrive à faire maintenant n’est possible que grace au bien, réellement valorisé par ses bénéficiaires et donc source de profit, réalisé à l’époque de la croissance et des profits juteux de Microsoft.
    Mais il faut croire que les dirigeants d’entreprises, les HEC et autres d’aujourd’hui ne connaissent plus grand chose à l’économie et donc se vautrent dans le « wokisme » le plus béat qui tel le serpent légendaire, se mord la queue.

  • Tout ceci se résume à 3 points et une histoire :
    Connaissez la vérité et la vérité vous rendra libre
    Dieu a créé l’homme à son image
    Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.

    L’histoire est celle des talents : un homme riche dût partir pour un long voyage d’affaires. Il confia ses économies soit dix talents d’or à ses trois serviteurs.
    Au premier exceptionnellement capable et travailleur il confia quatre talents, au deuxième capable et travailleur il confia quatre talents, au dernier un peu sot et paresseux il confia les deux derniers talents.
    A son retour il appela ses trois serviteurs et leur demanda ce qu’il était advenu des talents confiés : le premier lui dit, maître en travaillant j’ai pu gagner quatre autres talents, voici donc les huit talents. Le maître le félicita et lui dit garde les quatre talents que tu a gagnés ils sont à toi.
    Le deuxième lui dit, maître j’ai pu gagner deux autres talents, voici donc les huit talents. Le maître lui dit c’est bien garde les deux talents que tu a gagnés, ils sont à toi.
    Le dernier dit j’ai bien gardé les deux talents que tu m’a confiés en creusant un trou profond où je les ai enterrés et les voici. Le maître reprit les deux talents et dit au serviteur : tu sera puni car tu n’a rien fait des talents que je t’ai confié.

    Toute ressemblance entre le dernier serviteur et l’état et l’administration ne doit rien au hasard.

  • Les commentaires sont fermés.

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