Pourquoi nous avons besoin de règles simples pour faire face à l’incertitude en temps de crise

Pourquoi est-ce aussi difficile de produire de bonnes règles ? Cela renvoie avant tout à la perception de la place et de l’autonomie de l’individu dans la société.

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Pourquoi nous avons besoin de règles simples pour faire face à l’incertitude en temps de crise

Publié le 26 novembre 2020
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Par Valérie Mérindol.
Un article de The Conversation

La crise du Covid a rappelé à quels points les règles et leurs énoncés jouent un rôle fondamental dans la stratégie des organisations comme dans les politiques publiques.

Elles représentent un moyen incontournable pour que les individus puissent se coordonner. La gestion de la pandémie permet de souligner l’enjeu lié à la formulation des règles qui a un impact sur leur efficacité et leur acceptation.

Les règles sont présentes dans des domaines variés de la vie en société, de la sphère publique et des entreprises. Elles structurent le fonctionnement d’une organisation. Les règles aident à se coordonner dans le temps et dans l’espace (par exemple quand et où dois-je apporter une information), à définir les critères d’application d’une sanction ou d’une récompense, ou à codifier les modes d’interaction entre individus (par exemple quand et où dois-je serrer la main pour saluer une autre personne).

Ces règles varient en fonction de critères culturels et de contraintes réglementaires.

Logique de principes et logique de « détails »

La recherche en sciences humaines a permis de souligner depuis très longtemps deux grands types de règles : la logique des principes par rapport à celle des « détails ». Cette distinction a été portée par exemple par le philosophe Karl Popper dans le débat sur la nature des prévisions et des explications en science (1988). Elle est aussi très présente dans les débats d’analyse économique des institutions sur l’« ordre social » dans les années 1980 et 1990.

Faire le lien avec des principes ou des détails renvoie au niveau de prescription et d’abstraction écrits dans la règle. Les règles qui portent sur des principes énoncent des règles générales mais laissent l’individu utiliser son discernement pour raisonner de façon autonome sur la mise en œuvre de la règle, comme tout conducteur le fait avec l’application du Code de la route par exemple. Ces règles font le lien avec la capacité de l’individu à résoudre des problèmes concrets.

Dans le cas des règles en détail, la structure ou l’institution qui édicte la règle se concentre sur une longue liste des détails précis qui annulent toute marge de manœuvre pour adapter la mise en œuvre du principe aux circonstances particulières. Ces règles font référence à des principes implicites sans, le plus souvent, les énoncer directement.

La gestion de la pandémie dans les différents pays permet de réaliser des comparaisons avec beaucoup de facilité même si ces pays se caractérisent par des cadres institutionnels, culturels et légaux spécifiques. Il est très simple de comparer à la fois les règles, leurs évolutions et la temporalité dans laquelle ces règles sont édictées ou modifiées. Pour la première fois, les individus peuvent analyser des systèmes de règles alternatifs qui visent à faire face à la même incertitude et à la même complexité.

Comparaisons frontalières

Les gouvernements français et luxembourgeois ont fait le choix d’un confinement entre la mi-mars et le 11 mai 2020. En Allemagne, jusqu’au 6 mai, des restrictions de voyage longue distance ont été introduites mais il n’y a jamais eu de forme générale « d’assignation à résidence » et les citoyens étaient libres de sortir de leurs domiciles pourvu que la distanciation sociale soit respectée.

Les autorisations de sortie du domicile pour des « loisirs extérieurs » n’étaient pas limitées en Allemagne et au Grand-Duché, à condition de respecter une distance minimale de 2 mètres entre personnes de cellules familiales différentes.

Les règles énonçaient un principe simple permettant de gérer la distanciation sociale, mais pas la sortie du domicile en tant que telle même s’il était recommandé d’en réduire la fréquence.

En France, les textes limitaient la sortie à l’extérieur en spécifiant des motifs « acceptables » sans rien dire sur la distance entre personnes. Certains acteurs publics locaux, maires ou préfets, ont pris des mesures locales pour restreindre encore un peu plus les libertés de circulation, y compris dans des zones forestières ou côtières très larges où la distanciation est facile à respecter. À Paris, le maire a même interdit la pratique sportive individuelle en plein air entre 10 heures et 19 heures.

Le sujet des rassemblements posait par ailleurs d’autres questions. En Allemagne et au Grand-Duché, des normes strictes ont été introduites pour en spécifier la nature. La règle générique était simple dans les deux pays : « prendre l’air, oui, mais pas en groupe », et sans attestation pour circuler.

Après le 11 mai, les contrôles portent sur la distanciation dans la sphère publique et sur des restrictions de rassemblement dans les sphères privée et publique. Ces éléments sont décrits de façon simple et illustrée sur le site Internet dédié mis en place par le gouvernement luxembourgeois.

Au fur et à mesure que le temps a passé et que les conditions sanitaires ont évolué, la règle s’est adaptée pour spécifier la taille des rassemblements, passant par exemple de 6 à 4 puis 2 personnes maximum en plus du noyau familial. La règle était d’ailleurs la même pour recevoir du monde à la maison ou pour aller au restaurant ou au café.

Produire des règles « simples »

Ces règles génériques, définies au niveau des principes, permettent d’anticiper des situations hétérogènes ou des contextes variés, et d’anticiper toutes sortes d’attitudes des agents socio-économiques. Circonscrire la règle aux principes permet d’éviter de rendre la règle caduque si les détails de sa mise en œuvre évoluent : il revient alors aux citoyens ou aux entreprises de s’organiser pour respecter le principe général.

La simplicité de l’énoncé reste le second enjeu lié à la gestion des règles. Ce point a été souligné par les chercheurs Kathleen Eisenhardt et Donald Sull qui ont identifié plusieurs propriétés critiques pour que les règles produisent des effets tangibles.

Le nombre de règles n’est pas neutre : trop de règles tue à la fois l’efficacité et la compréhension de la règle. Se limiter aux principes et éviter les détails plus ou moins discutables évitent les débats inutiles et diminuent le nombre de règles. Le principe de la règle doit être exprimé de façon simple.

Le point le plus crucial sur l’acceptation de la règle reste le caractère significatif du contenu de la règle. Une règle est vécue comme « insignifiante » (mindless) quand elle est perçue comme inappropriée face à la situation vécue. C’est la raison pour laquelle l’interdiction de laisser une famille confinée ensemble accéder à des plages désertes ou à des sentiers de randonnée en forêt était incompréhensible pendant le premier confinement en France.

La limitation du nombre de personnes lors des interactions sociales reste un principe simple, facile à comprendre et qui fait sens par rapport au contexte alors que c’est la logique de restriction de circulation qui prévaut dans les règles édictées en France. Ainsi, même si la limitation des déplacements individuels à un rayon de 1 km autour du domicile vise le même objectif, cette règle n’est pas simple à mettre en œuvre et elle est perçue comme excessive et insignifiante au regard des objectifs de distanciation sociale.

Quelles conséquences au mauvais usage des règles ?

De façon générale, les règles les plus efficaces sont énoncées de façon concrète au niveau des principes et en appellent à la capacité de l’individu à adapter lui-même ces principes aux problèmes de la vie quotidienne.

Dans les pays comme l’Allemagne ou le Grand-Duché du Luxembourg, les mêmes principes sont expliqués et mis en œuvre depuis le début de la pandémie ; les modalités sont adaptées aux circonstances tout en préservant une large acceptation des mesures et la confiance dans les règles.

Dans les pays comme la France, les règles sont souvent perçues comme incohérentes et insignifiantes et les acteurs publics sont confrontés à des débats sans fin sur le contenu des restrictions. Les citoyens avouent eux-mêmes contourner les règles.

Pourquoi est-ce aussi difficile de produire de bonnes règles ? Cela renvoie avant tout à la perception de la place et de l’autonomie de l’individu dans la société. En quelque sorte, la définition d’une bonne règle n’est que le corollaire de la logique de subsidiarité qui s’applique aux cadres d’analyse institutionnels et hiérarchiques, et qui recommande de laisser les décisions se prendre au niveau le plus bas de la hiérarchie qui détient les clés en termes d’information ou de connaissance. C’est un critère fondamental pour faire la différence entre autorité et autoritarisme.

Valérie Mérindol, Enseignant chercheur en management de l’innovation et de la créativité, PSB Paris School of Business – UGEI et David W. Versailles, Chair professor, strategic management and management of innovation, PSB Paris School of Business – UGEI

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • Les énarques ont une vision autoritaire du pouvoir. Donner des ordres, et non des règles.
    Ils ont une vision policière, les certificats dérogatoires ont été fait pour faciliter le travail de la police.
    Pas une seconde, faire confiance à la population, qui pour 95% ont bien fait attention. Le 5% restant est de toute façon ingérable.

    • Je pense que les énarques et les bureaucrates en général ont une vision rationelle des relations humaines et sociales. D’ou la nécessité de réglementations et de normes souvent pointilleuses. Je les imagine se voir comme des burettes d’huile dans les rouages des actions humaines. Ceci est d’autant plus marqué qu’ils excercent à un niveau central sans contre pouvoirs locaux (reconnexion aux réalités du terrain).
      Par conséquent le caractère autoritaire en serait un effet pervers.

  • La simplification n’est pas une habitude de l’administration en France. Au-delà de cette crise, nous pouvons en constater régulièrement les conséquences souvent désastreuses.
    Tant que nous n’aurons pas un vrai chef pour mettre un grand coup de pied dans la fourmilière, nous subirons sans relâche cette technocratie dévastatrice.

  • Bon article.
    In fine, on retrouve toujours le principe de subsidiarité, lequel est complètement battu en brèche dans l’Etat jacobin centralisé français, où la « décentralisation » ou la « simplification » ne signifie jamais abandon de la moindre parcelle de pouvoir par l’échelon central, mais un empilement d’instances qui se marchent sur les pieds et ne font que grossir les coûts (témoin entre autres ce qui s’est passé avec le « regroupement » des régions par F.Hollande).
    Pourtant, on voit bien que tout se passe mieux dans les pays à structure fédérale : Suisse, Allemagne, Etats-Unis … Je parle en général (économie), pas spécifiquement de la crise sanitaire.

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