En finance, ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas

La finance ne vit pas sur son île déserte. Elle aussi doit trancher des questions devenues clivantes, telles que la connaissance ou l’ignorance, la vérité ou le mensonge. Or, les réponses de la finance sont parfois surprenantes.

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En finance, ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas

Publié le 13 novembre 2020
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Par Karl Eychenne.

Dans le monde des sachants il n’y a pas que des sachants. En fait, on y trouve autant d’incompétents que de pédants. L’actualité pointe du doigt, mais des sachants on en trouve partout.

Même en Finance ? Il faut dire que la finance entretient une relation particulière avec la connaissance. D’ailleurs, une expression connue résume l’affaire : « le marché a toujours raison », ce qui pourrait laisser croire que la connaissance y est accessoire, un ornement inutile, un genre de pampille.

Cas d’école : l’économie s’écroule, vite vous vendez vos actions, mais le marché monte ! Vous aviez pourtant raison de vendre ? Non, la seule bonne raison, c’est le marché qui la donne : lui seul décide de la valeur de votre portefeuille, lui seul peut vous convaincre que vous avez raison ou tort, en dépit du bon sens ou de la connaissance que vous avez du dossier. Admettons.

Mais si la connaissance est juste décorative en finance, quelle espèce de science y est pratiquée ? L’agnotologue, genre d’épistémologue inversé, propose de tenir un discours intelligent sur ce que l’on ne sait pas mais que l’on aurait pu savoir, ou pas, etc.

Il y a ce que l’on sait qu’on ne sait pas, mais dont on peut quand même parler

En finance, l’investisseur sait bien qu’il ne sait pas où ira le marché demain. Mais il peut quand même produire un discours intelligent sur ce qu’il ne sait pas, grâce à sa tête de Janus. Il peut ainsi voir derrière et devant, en même temps.

Lorsqu’il voit derrière il dit des choses du genre « après la pluie le beau temps », autrement dit le marché a baissé, il va donc remonter. Lorsqu’il voit devant il dit plutôt « les nuages arrivent, il va pleuvoir », ce qui signifie que les bénéfices s’effondrent et donc le marché devrait suivre.

Et puisqu’il peut regarder devant et derrière en même temps, alors il enchâssera : « le marché a baissé, parce qu’il anticipe une baisse des bénéfices ». Et pour mieux convaincre son auditoire, il habillera sa réflexion d’un formalisme intimidant ou d’une rhétorique de bourrique.

Il y a ce que l’on sait qu’on ne sait pas, mais dont on ne peut rien dire

Notre investisseur sait toujours qu’il ne sait pas où ira le marché demain. Mais cette fois, il est incapable de produire un discours intelligent sur ce qu’il ne sait pas.

L’exemple 2020 : la Covid. Bien malin qui peut dire si le virus disparaitra dans trois mois, un an, ou si le vaccin de Noël que l’on vient de nous annoncer fera bien ce qu’il dit qu’il fera.

C’est toute la différence entre le risque et l’incertitude : le risque est une forme d’incertitude apprivoisée, quantifiable, dont raffolent les assureurs ; mais il existe une incertitude sauvage, hystérique, dont on est incapable de prévoir les comportements.

L’investisseur est averse à ces deux types d’ignorance, mais il est particulièrement averse à l’incertitude (à l’ambiguïté, pour les initiés). L’investisseur préfère le risque à l’incertitude, c’est plus sûr…

Il y a ce que l’on ne sait pas que l’on ne sait pas

C’est ce qui différencie Einstein d’un mollusque : le premier ne sait pas s’il existe une théorie du tout mais la cherche, le deuxième ne sait même pas de quoi parle le premier.

En finance aussi se côtoient l’investisseur typé Einstein et celui typé mollusque. Le premier sait ce qui lui manque pour savoir, le deuxième n’est même pas au courant qu’il lui manque quelque chose.

Le premier aura tendance à exiger un prix d’achat plus faible pour accepter de détenir un actif au rendement incertain ; le deuxième, ignorant mais pas demeuré, fera la même chose (effet moutonnier).

Vu de l’extérieur, on ne fera pas la différence entre les deux : celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas, donne l’impression d’en savoir autant que celui qui sait ce qu’il ne sait pas.

Il y a ce que l’on sait mais pas pour les raisons que l’on croit

Ça a l’air un peu tordu, mais c’est un problème très sérieux. Cas d’école : « Je vous l’avais bien dit, l’inflation a accéléré et donc les taux longs ont monté ! c’est logique, puisque l’inflation anticipe une hausse des taux de la Fed ».

C’est vrai, les taux ont bien monté, l’inflation a bien accéléré, mais cette fois il n’y a aucun lien de cause à effet… il se trouve que la hausse des taux s’explique par un « gros doigt » d’un investisseur maladroit qui souhaitait vendre 1000 titres et en a vendu 10 000 !

Notre investisseur omniscient avait pourtant toutes les bonnes raisons de croire qu’il savait vraiment, mais non. Ce cas bizarre illustre une nuance célèbre proposée par le philosophe E.Gettier : « Il y a des choses que je crois, qui sont vraies, dont je suis fondé de croire qu’elles sont vraies, mais qui ne sont pas vraies pour les raisons que je crois fondées… »

Il y a ce que l’on sait mais que l’on ne veut pas savoir

Ci-gît l’amer. Dans son dernier livre, Cynthia Fleury nous enseigne le poison du ressentiment. Le ressentiment est un genre de regret énervé, qui veut en découdre avec le passé.

On sait bien qu’il faudrait passer à autre chose, qu’il ne sert à rien de ressasser le passé, mais c’est plus fort que nous, on veut se refaire, voire se venger : ainsi le ressentiment reste sourd à toute injonction rationnelle.

Toutes proportions gardées, l’investisseur connait lui aussi se sentiment désagréable lorsqu’il perd un pari qu’il a gagné… « Le marché baisse, et pourtant toutes les nouvelles sont bonnes comme je l’avais anticipé ! c’est impossible, il va finir par remonter, j’attends… ». Dans le même genre, il y a le joueur de poker qui enlève le haut, mais il lui reste le bas. Ou bien plus récemment Donald Trump qui pense que les urnes se sont trompées de bulletins.

Il y a ce que l’on ne sait pas, mais que l’on aurait pu savoir

Un genre d’acte manqué. « Ha, si j’avais réfléchi deux secondes, j’aurais su que l’entreprise allait annoncer des résultats catastrophiques ». L’investisseur excelle dans l’art de prendre les bonnes décisions, après coup.

D’ailleurs, l’investisseur pratique aussi l’art de la synecdoque : nul besoin d’invoquer plusieurs raisons possibles au mouvement de marché observé, une seule suffit, en général celle invoquée durant l’une de ces réunions où l’on entend celui qui parle plus qu’il ne pense, et qui devrait se souvenir de ne parler que si ce qu’il va dire est plus beau que le silence (Sénèque).

L’investisseur ira même plus loin en pratiquant le raisonnement contrefactuel : « et si l’entreprise n’avait pas annoncé son plan, je suis sûr que le marché aurait baissé… »

Il y a ce que l’on dit qu’il faut savoir, mais où il n’y a rien à savoir

Dans cette catégorie on retrouve pas mal d’espèces différentes. Les plus coriaces sont les complotistes de la finance, qui pensent que le hasard ne choisit pas au hasard, que le hasard est myope mais qu’il a souvent des intuitions pertinentes (T.Boni), bref qu’il y a toujours quelque chose de caché sous le tapis, ou dans les prix de marché : « si le marché monte, c’est qu’il a trouvé une bonne raison de ne pas baisser ! »

Et lorsque le marché n’avoue pas son crime, et bien on le torture : on utilise les techniques de machine learning pour faire parler des données silencieuses, et l’on obtient toujours des aveux… le déluge de corrélations, surinterprétation.

Dans cette catégorie, on retrouve autant de croyants que d’illuminés, qui ont pour point commun de ne pas retenir la preuve comme argument convaincant. Ils ne sont pas méchants, tant qu’ils ne cherchent pas à vous convertir.

Il y a ce que l’on ne sait pas, mais dont on sait que le contraire est faux. L’investisseur ne sait pas si le marché va s’écrouler, mais il sait que si la Banque Centrale ne réagit pas à la récession économique, alors oui le marché va s’écouler ; or il est impossible que la Banque Centrale laisse le marché s’écrouler, donc elle va forcément réagir à la récession, et donc le marché ne va pas s’écrouler. CQFD.

Un genre de preuve par l’absurde : je suppose le contraire, et j’en déduis une absurdité. Mais il y a quand même un loup : ca marche tant qu’on a pas trouvé de contre-exemple.

Or, il en existe un fameux qui a fait couler beaucoup de portefeuilles : lorsque la Fed laissa Lehman faire faillite, alors qu’il était entendu que ce n’était pas possible. On appelle cela une vérité récessive : « c’est vrai tant que… », Karl Popper parle de théorie falsifiable, d’autres de cygnes noirs.

Il y a ce que l’on sait et qu’on ne devrait pas savoir

En théorie, l’investisseur ne sait rien de plus que ce qu’il y a déjà dans le prix du marché. C’est ce que l’on appelle l’efficience des marchés qui nous dit que si l’investisseur est rationnel (ou plutôt fait des anticipations rationnelles), alors son voisin l’est aussi et a déjà pris soin d’acheter ou vendre le marché ; si bien que le prix intègre déjà toute l’information utile.

Voilà pour la théorie, sauf que la théorie est un pays où personne n’habite vraiment. Ainsi, il arrive que l’on parle plutôt d’informations privilégiées, délits d’initiés, ou autres tours de passe-passe réservés aux plus malins.

Bon, mais tout n’est pas noir, noir ; il existe aussi des lanceurs d’alerte de la finance, ces gens qui savent et ne devraient pas savoir ou devraient le garder pour eux, mais le disent aux autres.

Il y a ce que l’on ne sait pas et que l’on ne peut pas savoir

La connaissance se mérite, même en finance. Elle n’est pas posée sur l’étagère prête à être saisie. Parfois, la main est retenue par le bon sens, l’intuition, ou le dogme. Par exemple, il faut être prêt à accepter que la Terre tourne alors qu’on voit bien qu’elle ne tourne pas ; que la Terre est ronde alors qu’on voit bien qu’elle est plate.

Finalement, la connaissance est ce qui sépare l’évidence de l’expérience, le doigt que regarde l’idiot, de la Lune que lui montre le sage (proverbe chinois), en science comme en finance donc.

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