Distinguer biens essentiels et non essentiels est arbitraire

Se basant sur des critères dits objectifs et quantifiables, l’État passe outre une leçon que nous a enseigné Ludwig von Mises : il existe un subjectivisme des fins et des moyens.

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Distinguer biens essentiels et non essentiels est arbitraire

Publié le 11 novembre 2020
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Par Marius-Joseph Marchetti.

Ces derniers jours, un certain nombre de biens ont été retirés des allées des grandes surfaces, sous prétexte de concurrence déloyale (les commerces de proximité étant eux fermés à cause du confinement). Cependant, pour ne pas léser les consommateurs, le gouvernement a statué pour délimiter les biens jugés essentiels et non-essentiels. Cette distinction est arbitraire.

Une méconnaissance primaire de la notion de valeur subjective

Ce qui est essentiel et non-essentiel est en réalité purement et entièrement subjectif. Il n’y a rien qui soit non-essentiel : il n’y a que des biens qui sont préférés à d’autres, et ces préférences sont aussi diverses et variées qu’il y a d’individus.

Le graphique, que je me permets de vous présenter, et tiré d’un ancien article, représente l’échelle des besoins décrite par l’économiste Carl Menger. J’invite le lecteur qui souhaiterait davantage de détails sur ledit graphique à consulter mon article de l’époque. Celui-ci a un rôle purement descriptif.

Ainsi, la valeur n’est pas inhérente aux biens, elle n’en est pas une propriété ; elle n’est pas une chose indépendante qui existe en soi. C’est un jugement que les sujets économiques portent sur l’importance des biens dont ils peuvent disposer pour maintenir leur vie et leur bien-être. Il en résulte que la valeur n’existe pas hors de la conscience des hommes. Carl Menger

Ce qui est essentiel, disons les besoins les plus pressants, sont ceux qui ont le plus de valeur comparativement aux autres sur le graphique. Cette nuance est importante, car la valeur d’un bien est ordinale (c’est-à-dire rangée sur une échelle de préférence) et décroissante (la deuxième unité d’un bien nous satisfera moins que la première unité).

Par exemple, manger un premier pain au chocolat peut me satisfaire de 3, alors que manger un premier croissant me satisfera de 2. Une fois le premier pain au chocolat, je ne peux le re-manger (logique).

J’ai donc le choix entre manger un deuxième pain au chocolat, qui me satisfera de 1, et manger un premier croissant, qui me satisfera de deux. Alors qu’initialement, l’individu préférait le pain au chocolat au croissant, il préférera ici manger un croissant à un second pain au chocolat. Pour information, l’écart entre les valeurs des différentes options représente ce que les économistes appellent un coût d’opportunité1

  • manger un premier pain au chocolat : valeur de 3
  • manger un premier croissant : valeur de 2
  • manger un second pain au chocolat : valeur de 1

Cependant, cet ordre est purement subjectif.

Un deuxième individu pourrait très bien préférer manger un deuxième pain au chocolat par rapport à un premier croissant, et un autre pourrait purement et simplement détester les pains au chocolat et préférer les pains aux raisins.

Dans un monde caractérisé par l’incertitude (Frank Knight), et par la nécessité d’allouer des ressources rares à des fins illimitées (Lord Robbins), la notion d’action et de choix prend tout son sens. Si nous vivions dans un jardin d’Eden où tout ce que nous souhaitons pouvait être obtenu sans restriction et sans sanction, la notion d’agir perdrait tout son sens (Ludwig von Mises).

Cependant, comme nous vivons dans un monde de rareté, et où nous formulons des anticipations (ou des lectures de ce que sera l’avenir) dans un monde incertain, cela implique l’existence d’erreurs potentielles et des évaluations différentes. Chaque perception individuelle propose une lecture différente de ce qui est essentiel ou non2.

Une chose n’a pas une valeur parce qu’elle coûte, comme on le suppose ; mais elle coûte, car elle a une valeur. Je dis donc que, même sur les bords d’un fleuve, l’eau a une valeur, mais la plus petite possible, parce qu’elle y est infiniment surabondante à nos besoins. Dans un lieu aride, au contraire, elle a une grande valeur ; et on l’estime en raison de l’éloignement et de la difficulté de s’en procurer. En pareil cas un voyageur altéré donnerait cent louis d’un verre d’eau, et ce verre d’eau vaudrait cent louis. Car la valeur est moins dans la chose que dans l’estime que nous en faisons, et cette estime est relative à notre besoin : elle croît et diminue comme notre besoin croît et diminue lui-même. L’abbé de Condillac

L’essentiel est subjectif 

Pour qu’il soit plus juste, mon exposé devrait être bien plus long pour vous montrer tous les tenants et aboutissants d’une analyse subjective des besoins et de l’action humaine.

Cependant, il est suffisant pour pouvoir écrire ceci : tout est subjectif.

Un ascète moral qui se verrait restreint à ne côtoyer la nature qu’une heure par jour se sentirait comme privé d’une partie essentielle de ce qu’est sa vie, et serait incapable de satisfaire l’ordre naturel de ses besoins. À l’inverse, un plombier n’est pas essentiel si l’on anticipe juste que notre tuyauterie est saine car révisée il y a peu.

La distinction faite par le gouvernement entre essentiel et non-essentiel est purement et simplement arbitraire. Se basant sur des critères dits objectifs et quantifiables, l’État passe outre une leçon que nous a enseigné Ludwig von Mises : il existe un subjectivisme des fins et des moyens.

Chacun a des fins, des objectifs, différents qu’il souhaite réaliser, et chacun dispose de moyens différents à sa disposition, ainsi que des manières différentes de les utiliser, pour les réaliser.

Comme toujours, en s’immisçant comme tiers pour réglementer et expliquer aux gens ce qu’ils ont ou non le droit d’acheter, l’État nuit à la préférence des consommateurs. Peut-être que certains de ces besoins ne pouvant être assouvis dans l’immédiat ne sont pas pressants à un moment t.

Cependant, ils peuvent le devenir avec l’écoulement du temps, à un moment t+1. Certains ont pu faire une anticipation sur un achat, une vente, des soins futurs, n’importe quoi. Et ces anticipations se sont trouvées faussées par le re-confinement.

Ces besoins dont la satisfaction a été planifiée à un certain moment ne seront donc pas satisfaits au moment prévu, les rendant plus essentiels encore, car la situation de l’individu se dégradera au fur à mesure que le temps s’écoulera ; l’exemple des soins est particulièrement parlant ici.

La structure des coûts d’opportunité est donc modifiée au profit des activités jugées essentielles et au détriment de celles jugées non-essentielles. Mais, in fine, toute la société se retrouve appauvrie par ce genre d’intervention.

Toute la société est plus pauvre. Toute la société, sauf ceux qui n’ont pas à subir cet ajustement des coûts : ceux dont les salaires ne sont pas déterminés par le marché, ceux qui sont à l’abri du mécanisme des pertes et profits, et surtout ceux qui vivent pour maximiser leur revenu et celui de leur administration. En fait, ceux qui sont à l’abri des conséquences de leurs décisions.

Mais n’est-ce pas cela, la logique de l’action politique ?

  1. Ce coût d’opportunité, ce coût subjectif, a brillamment été illustré par les marginalistes, et a été très bien exposé par James M. Buchanan dans son livre Cost and Choice. Ce coût d’opportunité n’est mesurable que ex ante, une fois que le choix a été pris et que les anticipations de l’individu ayant pris sa décision se sont révélées justes ou fausses.
  2. Le traduction est de moi : « Comme les coûts d’opportunité impliquent des anticipations et que ces anticipations seront différentes selon les individus, certains agents penseront que les véritables coûts d’opportunité sont supérieurs ou inférieurs aux coûts monétaires observés sur les marchés. Par conséquent, les coûts impliqueront des anticipations et ces anticipations seront différentes selon les individus ». Le texte original est ici : Since opportunity costs involve expectations and these expectations will differ among individuals, some agents will believe that the true opportunity costs are higher or lower than money costs observed in markets. Hence, costs will involve expectations and these expectations will differ among individuals. O’Driscoll Jr, Gerald P ; Rizzo, Mario. Austrian Economics Re-examined, Routledge Foundations of the Market Economy, p. 23. Taylor and Francis. Édition du Kindle.
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  • L’emploi est essentiel, vital, surtout dans un France à l’économie sinistrée par 30 ans d’étatisme socialiste.
    Point final.

  • En France, l’Etat a depuis longtemps pris l’habitude de choisir à la place des citoyens ce qui est bon pour eux. Et les citoyens ont pris le pli, maternés en permanence et conditionnés à se tourner vers le gentil gouvernement dès qu’il y a un problème.
    Ce qui arrive aujourd’hui avec cette histoire ridicule dès « biens essentiels » n’est qu’une étape supplémentaire d’un processus ancien. Et il n’est pas certain que la plupart des Français en soient conscients.

  • Egalité de droits, devenue égalitarisme, se transforme in fine en uniformisme.

    C’est le « one size fits all » des besoins, qui ne satisfait personne

    • Ça fait peur! Imaginez que l’Etat décide que toutes les chaussures seront taille 42! Mal de pieds assuré pour les grands pointure 45 et gamelles assurées pour les petits pieds pointure 36! L’Etat a bien raison, marchons sur la tête ( la taille des chapeaux est encore libre!)

  • Petit rappel tautologique:
    Si je vous cède A en échange de B c’est bien parce que ce jour là, pour moi B vaut plus que A et pour vous A vaut plus que B.
    C’est notre différence d’appréciation qui rend l’échange possible ET mutuellement bénéfique.
    Tout échange libre dément l’existence d’une valeur objective.
    Si une quelconque autorité pouvait décider de « la » valeur des choses, il n’y aurait pas d’échange, pas de commerce, pas de vie; nous nous en approchons lorsque les despotes prétendent savoir ce qui est « essentiel » pour chacun.
    En corollaire on peut en déduire l’impossibilité de toute justice:
    Si vous détruisez l’oeuvre de ma vie (un roman, une fresque, un théorème …), je ne serai indemnisé qu’au prix du papier.
    Si je vous estropie pour vous en empêcher, je serai condamné à vous soutenir jusqu’à la fin de vos jours.
    Je n’ai donc pas le droit de protéger mon bien à la hauteur de ce qu’il représente.

  • « Le superflu, Chose très nécessaire… »

  • Excellente explication même si elle est d’une évidence limpide.
    Et c’est pour cela que le « bon sens » auquel certains veulent confier la gestion des contaminations n’est pas souhaitable :-). Ben oui, vu que chacun jugera indispensable « son » truc, il n’y aura pas beaucoup moins de distanciation en rue et dans les magasins et donc pas beaucoup moins de contaminations. Sans compter que cette « échelle d’indispensabilité » n’est pas purement individuelle : elle est fortement influencée par l’extérieur et la personne prend une décision au pif.. sans raisons rationnelles. L’histoire du PQ est le parfait exemple. Ou les touristes chinois qui saccagent les buffets à volonté. Ou l’effet Bison Fûté.

  • L’Etat est tombé dans l’arbitraire.
    A partir de là, il lui faut trouver des éléments de langage pour se justifier.

  • De toutes manières, dans un pays où l’économie s’effondre et est remplacée d’urgence par une économie planifiée, les biens essentiels vont très vite se « réduire » à la production de rutabagas.

  • Les gens qui ont classé les biens en essentiels et non essentiels ne sont pas de purs esprits. Ils ont les besoins de tout le monde, et une certaine idée de ce dont eux et les autres peuvent se passer quelques semaines.

    • Quand on classe les chaussures en non-essentielles, on a pour objectif un pays de va-nu-pieds.

    • « une certaine idée de ce dont eux et les autres peuvent se passer »
      Ces gens très ordinaires, même en prenant de la hauteur, n’ont pas la moindre idée de ce dont je peux me passer.

  • Effectivement ils savent ce qui est essentiel.
    Les diagnostics électriques et autres sont autorisés.
    Mais pas les activités des agents immobiliers pour acheter et vendre des biens.
    Et le passage devant notaire l’est.
    Je ne vois pas la logique.

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