Cour suprême des États-Unis : la philosophie de la candidate de Trump

Ce qui devrait intéresser les commentateurs, ce n’est pas la vie privée d’Amy Coney Barrett, mais sa philosophie judiciaire, l’originalisme, souvent opposé à l’activisme judiciaire des juges progressistes.

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Cour suprême des États-Unis : la philosophie de la candidate de Trump

Publié le 8 octobre 2020
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Par Frédéric Mas.

Amy Coney Barrett, la juge désignée par Donald Trump pour remplacer Ruth Bader Ginsburg à la Cour suprême des États-Unis, a déclenché un violent tir de barrage médiatique de la part de l’opposition démocrate. La gauche américaine s’est insurgée : avec l’arrivée d’une nouvelle juge étiquetée « républicaine », catholique de surcroît, c’est l’ensemble de l’institution qui risque de pencher à droite.

À quelques mois de l’élection présidentielle, c’est une provocation réactionnaire qu’il ne faut pas laisser passer, si on en croit les propos mesurés qu’on trouve sur les réseaux sociaux.

Le récit « progressiste » de conservateurs religieux menaçant la société ouverte en son sommet est séduisant, mais il est faux, partial et ne rend pas justice au débat de fond qui agite progressistes, libéraux et conservateurs à la tête de l’ordre juridique américain depuis au moins les années 1960.

Plus encore, du point de vue de la défense des libertés individuelles, du fédéralisme comme du respect des fondements libéraux de la démocratie américaine, la contribution portée par les conservateurs s’est souvent confondue -pas toujours- avec celle des défenseurs de la liberté.

En d’autres termes, ce qui devrait intéresser les commentateurs, ce n’est pas la vie privée d’Amy Coney Barrett, mais sa philosophie judiciaire, l’originalisme, souvent opposé à l’activisme judiciaire des juges progressistes (ou living constitution).

Aux origines de la querelle sur la Constitution

Pour comprendre ce qu’on appelle originalisme, il faut revenir sur la place politique essentielle de la Cour suprême au sein de l’équilibre institutionnel américain. Par l’arrêt Marbury v. Madison de 1803, la Cour s’est attribuée le pouvoir de contrôler les lois fédérales du pays en interprétant la Constitution votée à la convention de Philadephie de 1787, Constitution amendée et révisée plusieurs fois par la suite.

À l’époque de Marbury, les juges se contentent de défendre la sphère judiciaire dans l’esprit libéral des checks and balances. Le juge de la Cour suprême ne doit pas se substituer au politique, qui demeure le seul légitime à légiférer, et de toute manière, les autres branches du gouvernement représentatif américain ne se laissent pas faire.

Seulement, pour reprendre l’expression de Robert Bork, la tentation de l’activisme politique est grande au sein de la Cour1. Régulièrement, le juge s’imagine pouvoir suppléer ou corriger les erreurs des autres organes élus, pour le meilleur et pour le pire.

Au cours de la première partie du XXe siècle, la Cour suprême s’est contentée de défendre une interprétation stricte de la Constitution et de son esprit libéral classique. C’est d’ailleurs pour son attitude restrictrice (judicial restraint) qu’elle devient dans un premier temps la bête noire de la gauche américaine.

Lorsque Roosevelt nationalise et transforme le gouvernement fédéral en puissance impériale, c’est la Cour suprême qui lui fait face en rappelant les limites imposées par une Constitution protectrice de la propriété et de la liberté de commerce. Après-guerre, la situation change du tout au tout avec l’élection du 14e président de la Cour Suprême, le juge Warren.

Le revirement de la Cour Warren

Bien que nommé par un président conservateur, Earl Warren transforme la Cour Suprême pour en faire une pièce militante essentielle dans le combat pour la déségrégation et les droits civiques.

La Cour se pense alors comme protectrice des minorités, et afin de soutenir activement la politique d’égalité raciale, opère une interprétation extensive du rôle du gouvernement fédéral pour l’obtenir. La gauche devient le premier soutien de l’institution, qui doit selon elle utiliser la Constitution comme un outil pour réformer.

Mais au nom de l’activisme judiciaire de la Cour Warren, suivie de la tout aussi progressiste Cour Burger, et au nom des meilleures intentions du monde, les critiques se sont faites de plus en plus nombreuses et acerbes sur des bases tout aussi légitimes que celles défendues par les progressistes. Les atteintes répétées à la Rule of law, la croissance du Léviathan étatique qui broie les libertés locales, et surtout le gouvernement de juges érigés en élites morales non démocratiques ont alimenté et fait grossir au sein de la profession juridique une opposition variée.

La contre-attaque conservatrice

Pour la nouvelle génération de juristes libéraux et conservateurs qui allaient petit à petit reprendre la main avec l’élection de Ronald Reagan, il fallait sortir d’un activisme progressiste devenu incontrôlable, au risque de proposer un activisme conservateur en sens contraire. Ce fut l’un des déclencheurs de la guerre culturelle entre conservateurs et progressistes au cours des années 1980.

Les commentateurs se souviennent de la violence des débats suscitée par la nomination du juge conservateur Robert Bork à la Cour suprême en 1987, nomination retoquée par un Sénat radicalement hostile à ce juriste accusé à tort de vouloir rétablir la ségrégation raciale, attenter aux droits des femmes ou encore d’appartenir à l’extrême droite la plus radicale.

Comme aujourd’hui avec la juge Barrett, les passions politiques du moment ont obscurci le débat qui était en train de naître en travestissant une position beaucoup plus modérée que ce qu’en disaient les médias.

C’est à cette époque que la prétention à revenir à l’intention originelle de la Constitution américaine, intention originelle visant à corriger la sortie de route initiée depuis les années 1960, devient un mot d’ordre conservateur, mais aussi dans une large mesure libérale classique. La « première vague » des tenants de l’originalisme, à l’image de Robert Bork ou Edwin Meese III, le procureur général de Reagan de 1985 à 1988, n’évitent cependant pas l’écueil d’un activisme conservateur revanchard et polémique.

Robert Bork, le candidat de Reagan de 1987, était un juriste positiviste qui limitait le rôle de la Cour à une chambre d’enregistrement, ce qui revient, comme l’ont remarqué certains critiques, à plaquer sa propre philosophie judiciaire sur un texte écrit par des hommes pénétrés du sens du droit naturel2.

Ed Meese va si loin dans sa critique du judicial review de la Cour Suprême qu’il suggère même de revenir au statu quo ante Marbury, c’est-à-dire de laisser aux autres branches de la représentation le droit d’interpréter la Constitution au même titre que la Cour3.

Le problème des conservateurs, comme l’a très bien vu Christopher Caldwell dans son dernier essai The Age of Entitlement : America Since the Sixties, consistait à critiquer l’activisme judiciaire ayant permis l’extension d’un État-providence devenu bureaucratie sociale titanesque visant à établir l’égalité raciale sans pour autant défendre le retour à l’État minimal qui s’était accommodé de l’esclavage et de la ségrégation. L’exercice n’est pas aisé et donné à tous les esprits.

De l’original intent à l’originalisme

Ce premier moment critique de la jurisprudence progressiste ne va cependant pas tarder à se morceler en une multitude de philosophies judiciaires beaucoup plus tempérées et subtiles regroupées sous le terme générique d’« originalisme ».

Comment reconstituer l’intention originelle de la Constitution ? À partir de quelles sources ? Le rôle du juge est-il vraiment de faire de la reconstitution historique ou de sonder les esprits des premiers juges constitutionnels ? Faut-il vraiment s’intéresser aux intentions du législateur, ou au sens du texte lui-même ?

Parmi ces originalistes se retrouvent des progressistes comme Ronald Dworkin, des libertariens comme Randy Barnett, et des conservateurs comme le juge Antonin Scalia, le mentor de la juge Barrett. Tous s’accordent pour critiquer l’activisme judiciaire progressiste, mais se distinguent sur la manière de revenir à l’esprit originel de la Constitution.

Au Chief Justice Warren Burger succède le très conservateur William Rehnquist, qui va symboliser pendant quelques années la domination de l’originalisme au sein de la Cour, domination qui retombera avec la Cour suivante et la nomination de juges plus techniques qu’intellectuels au fur et à mesure de leurs remplacements.

Une bonne surprise pour les libertés civiles ?

Amy Coney Barrett n’est pas libertarienne. Elle a eu l’occasion de critiquer l’originalisme proposé par un Randy Barnett qui, à ses yeux, sous-estime le fondement démocratique de la Constitution pour mieux défendre les droits souverains de l’individu.

Cependant, comme l’a remarqué Jacob Sullum dans Reason, elle s’est attachée à défendre les droits civiques avec application en tant que juge d’appel : « En ce qui concerne les peines fédérales, un domaine où les vues du sixième amendement de Scalia ont eu un impact majeur, M. Barrett s’est rangé à plusieurs reprises (mais pas toujours) du côté des accusés qui soutenaient que leur peine était plus sévère que ce que la loi permettait. »

L’originalisme de Barrett pourrait donc être une bonne nouvelle pour la protection des libertés civiles. L’avenir nous le dira, mais le débat philosophique sur l’originalisme demeure.

  1. Robert Bork, The Tempting of America, Free Press, 1991.
  2. Harry V. Jaffa, Storm over the Constitution, Lexington Books, 1999.
  3. Sur le sujet, voir le débat posé les textes de W. J. Brennan et Ed Meese in Jack Rakove, Interpreting the Constitution. The Debate over Original Intent, Northeast Univ. Press, 1990.
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  • Eclairage intéressant ! Merci !

  • Excellent article. Dommage que les démocrates semblent avoir l’intention de modifier définitivement cette institution en rajoutant un certains nombre de juges pour avoir une court plus sensibles à leurs idéaux…allant ainsi à l’encontre même du principe fondateur de cette court.

  • On peut se demander si les attaques ad hominem, les inventions de fausses « tares » (comme le fait que « People of Praise » serait un groupe de cathos bornés et intolérants… alors que c’est une association œcuménique) des démocrates montrent qu’ils n’en n’ont rien à faire de la réalité et que seule l’étiquette leur plaît (ou déplaît). Mais ils s’exposent à un retour de bâton. Libéraux classiques, libertariens et conservateurs pourraient bien, à leur tour, rejeter tout ce qui vient des progressistes « par défaut » et traîner dans la boue tout « progressiste » juste parce qu’il est progressiste. Sortir des affaire des pédophilie et de concussion à tout bout de champs (ah, en fait là ça ne serait pas des accusations sans fond dans beaucoup de cas… )

    • Biden utilise les mêmes éléménts langagiers de notre président dès lors qu’il s’agit de parler de la réalité des faits et de la vérité. Pour citer Biden « Truth over Facts »

    • Les progressistes considèrent que peu importe les moyens, l’important est que leur cause l’emporte. Alors que les conservateurs agissent selon une éthique qui leur fait rejeter certains moyens. C’est pour cela que les progressistes sont toujours très virulents pour tenter d’imposer leurs valeurs, alors que les conservateurs peuvent parfois même paraître trop mous, par exemple, lorsqu’ils n’arrivent pas à justifier leur position autrement que par leur propre morale.

      A noter que le libéralisme classique est fondamentalement « conservateur », puisqu’il est sensé rester doctrinalement le même en tout temps. Alors que le courant progressiste suit des modes qui changent à chaque nouvelle génération et se contredisent régulièrement.

      • WHAT ????
        vous rigolez ???
        Vous êtes aveugles ? Suivez quelques fils twitter de conservateurs avec de l’éthique comme vous dites (Breibart ou Trump lui-même)… Misère.. mais ouvrez les yeux…

  • Cet article est un euphémisme.

  • Le point le plus intéressant de cet article est que le juge est chargé d’appliquer la loi votée par les législateurs c’est le principe de séparation du pouvoir législatif avec le pouvoir judiciaire socle de la démocratie (avec la séparation d’avec le pouvoir exécutif) fondamental en démocratie. Principe que bafouent les démocrates. On est loin de la démocratie en France.

    • @Hank Culley
      Bonjour,
      Les démocrates, les socialo communistes, détestent les droits, la liberté, les lois passées avant leur accession au pouvoir, et même leurs propres lois.

      • Il est d’ailleurs amusant de constater qu’ils ont du mal avec les lois qu’ils ont passés eux-même. Avant Obama, pour nommer un juge à la court suprême, il fallait une majorité des deux tiers au sénat…donc négocier un consensus avec la partie adverse. Obama ayant ramené ce vote à un vote à majorité simple, et Trump ayant la majorité au sénat, il est logique que Trump puisse nommer la juge qu’il souhaite…ils n’avaient qu’à laisser les choses en l’état…en général, quand on oblige à une majorité des deux tiers, c’est pour forcer à l’établissement d’un consensus entre les divers partis…supprimer cette contrainte revient à supprimer cette nécessité de consensus.

        A noter qu’il s’est produit la même chose outre manche. Tony Blair a supprimé cette nécessité d’un vote aux deux tiers sur certaines questions…et le Labour (et Tony Blair lui même) s’offusquent quand BoJo en profite.

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